Diederik Wissels, Heartland Suite
Diederik Wissels, Heartland Suite
Entretien avec le pianiste et compositeur néerlandais Diederik Wissels, à l’occasion de la sortie de l’album “The Whistleblowers (Bonsaï Music/Harmonia Mundi), la suite de “Heartland”, 15 ans après la première trace de cette belle alchimie du trio qu’il forme avec le chanteur belge David Linx et le trompettiste sarde Paolo Fresu.
Te souviens-tu de la naissance du projet « Heartland » il y a déjà plus de quinze ans ?
Il y a trente ans, quand je jouais la musique de « Transparence » avec Philip Catherine, Aldo Romano m’avait conseillé d’aller écouter un jeune trompettiste italien, Paolo Fresu. Dix ans plus tard, on se retrouve tous les deux chez Label Bleu, il enregistrait un album avec un trio italien Antonello Salis et Furio di Castri; de mon côté, je venais d’enregistrer chez IGLOO « From This Day Forward » que je lui ai passé. Le lendemain , il me téléphonait pour qu’on fasse ensemble un projet avec des cordes. Et ça a pris encore quatre ans. Entretemps, j’avais eu des projets de musiques de films avec lui, puis j’ai joué à son festival en Sardaigne, et « Heartland » est né de ces projets. On s’est toujours dit qu’on en referait un, et il y a deux ans on s’est dit que Helge Andreas Norbakken apporterait une nouvelle voie dans les percussions….
Remplacer Jon Christensen et Palle Danielsson, un fameux challenge…
C’était une expérience géniale de jouer avec une rythmique légendaire, j’ai pris plein de leçons d’eux, les visions sur la musique, une vraie leçon de musique qui enrichit aussi mes élèves aujourd’hui. Jon a fait une petite centaine d’enregistrements chez ECM; notre nouveau percussionniste est norvégien, il dit souvent : “Jon a révolutionné la musique en Scandinavie, tous les musiciens ont été influencés par lui, ils font tous référence au son, au timing, à l’ouverture scandinave qu’on reconnait très vite chez Jon”.
Tu apprécies les musiciens scandinaves.
J’ai un faible pour la musique scandinave, il y a un lien qui se fait entre la tradition et leur musique. Quand on parle avec eux ils disent venir des standards, avoir comme meilleur souvenir une tournée avec Stan Getz… On les connait pour les trucs éthérés, mais à la maison, ils écoutent autre chose, ils font un lien avec la vraie tradition du jazz, tout en renouvelant des concepts. Il y a une richesse par le fait qu’ils sont liés à une tradition musicale régionale, la musique folklorique est très importante pour eux, il y a l’ importance de la mélodie, de l’esprit de la musique, ils ont été parmi les premiers en Europe à mêler jazz et culture de leur pays. Les Sardes ont aussi une tradition très forte : j’ai participé avec Paolo à un projet sur la musique sarde, mais dans laquelle on mélangeait toutes les influences que l’île a connues, arabe entre autres, j’y ai appris beaucoup de choses sur l’identité de la musique sarde et des chanteurs sardes. Donc, au Nord et au Sud ils ont des traditions très fortes qui leur permettent de faire face à d’autres cultures plus facilement, ils ne doivent pas tout inventer, alors que moi, par exemple, j’ai dû m’inventer des racines. Quand on est face à des musiciens qui ont un héritage, c’est très enrichissant : se sentir libre par rapport à la musique, et assimiler toutes les cultures musicales, c’est un travail de cinq vies.
Revenons à ce nouveau percussionniste qui donne vraiment une couleur au projet.
L’aspect rythmique est très différent, il apporte des sonorités très particulières, il utilise le kalimba sur un morceau, par exemple; Helge va chaque année trois semaines, un mois en Afrique pour travailler avec des maîtres. Paolo est aussi plus électrique sur cet album; mais on n’avait rien planifié : j’avais fait des maquettes, et selon ce que chacun entendait, on a fait évoluer les morceaux. Sur « December », par exemple, le solo de Paolo est presque celui d’une guitare électrique, mais avec les sons bruts de la percussion, ce sont des concepts opposés qui se marient bien. Le disque s’est fait comme une conversation, on a répété en studio, les sons sont venus de façon directe et instinctive, ça fait la fraicheur de l’album, on n’a pas réfléchi des semaines sur ce qu’on allait faire.
Vous avez tout de même gardé un quatuor à cordes comme sur le premier album, mais il est moins présent.
Oui. Les cordes font un peu le lien avec le premier album; sur le premier, tout était écrit en fonction des cordes, ici on a d’abord enregistré le quintet, puis j’ai ajouté les arrangements pour cordes par la suite. J’ai aussi demandé à une de mes élèves, Margaux Vranken, de travailler sur les arrangements des cordes; elle avait fait un projet pour musique de chambre il y a quelque temps, c’était très chouette, et je lui ai proposé de participer au projet.
Quand tu composes pour « Heartland », penses-tu à David ?
J’ai passé l’été à écrire les thèmes, à épurer des morceaux pendant des heures, des jours et des semaines, à trouver l’élément où Paolo pourrait se sentir à l’aise. J’ai plus essayé de simplifier des choses et laisser de l’espace à chacun, il ne faut pas avoir peur de faire de la musique avec des choses ouvertes et simples. On peut parfois tomber dans le piège d’écrire des choses compliquées, il faut enlever ce qui n’est pas nécessaire et jouer « on the spot ». Concernant David, ça fait trente ans qu’on joue ensemble, je sais ce qui va à David, je sais dans quel registre je dois travailler, j’ai une bonne idée de ce qu’il faut composer pour lui. Après tant d’années il y a un grand mélange entre nos idées; « December » a, par exemple, connu au moins dix versions différentes que j’ai envoyées à David, il y a eu une coopération, la tonalité ne fonctionnait pas ou autre chose, pour arriver à ce qu’on a vraiment envie de faire.
Il y a une vraie communion d’idées qui vous unit.
Avec David on discute énormément, on ne fait pas un disque pour plaire, on voit ce qui nous anime, on est des personnes passionnées, on veut transmettre quelque chose de positif, et en même temps il y a un monde intérieur qui nous anime, la recherche ultime pour David et moi c’est d’arriver avec le temps à une profondeur en enlevant ce qui n’est pas nous. Le monde est ce qu’il est, mais on ne veut pas jouer là-dedans, on a toujours été dans cette logique, mais de plus en plus, tu te dis que dans le jazz d’aujourd’hui, le niveau des musiciens est extraordinaire, il y a plein de propositions, de belle musique, c’est encore plus qu’avant le moment de se dire : qu’est-ce que je peux proposer , moi, trouver ma voie…
Sur ce point, on peut dire que le succès de vos premiers duos a été une surprise pour vous.
Au début pour « Kamook », il y a eu un peu de polémique en Belgique, mais j’avais envoyé quatre morceaux à Label Bleu et ils ont été séduits. En Belgique, on nous disait ce que ce n’était pas du jazz, mais en France, on nous a dit : ah, c’est ça !
Comment ressens-tu la musique de ce nouveau « Heartland » ?
On me dit qu’il y a une petite lumière dans ce disque, une clarté même dans les moments introvertis, j’aime cette idée de proposer quelque chose sans trop de prise de tête… Le son est aussi magnifique sur cet album, nous avons travaillé avec Stefano Amerio qui est un ingénieur qui travaille beaucoup pour le label ECM – il a mixé par exemple le dernier album d’Anouar Brahem .
En tant que professeur au Conservatoire, tu es très proche de la jeune génération. Quel regard portes-tu sur tous ces jeunes musiciens ?
La Belgique regorge de talents, ils jouent, ils écrivent, je trouve ça génial… C’est peut-être trop, mais quand j’étais jeune, il y avait trois voix pour moi : il y avait Chet Baker, Oscar Peterson, les musiciens scandinaves. Maintenant il y a tant de choses à développer, l’âge d’or du jazz belge c’est maintenant ! C’est bien sûr plus dur de trouver une voie maintenant, mais c’est très excitant. Les jazzmen créent une dynamique plus importante, il y a plus de chemins, des circuits divers. J’ai des élèves qui jouent beaucoup et qui font avancer leurs projets. On se disait pas plus tard qu’hier avec David en parlant du Conservatoire : on doit assurer car les étudiants sont très forts, ils nous font avancer, ils ont un regard sur l’actualité, grâce à Youtube et les trucs comme ça, ils entendent des choses qu’on ne connait pas, et on en discute, on cherche les liens avec le passé, c’est passionnant.
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin