Dijkstra-Delbecq- Hollenbeck
Joritt Dijkstra – Benoît Delbecq –
John Hollenbeck, Linger
“Linger” est l’exemple même qu’une rencontre impromptue peut se révéler comme un sommet. On connaît trop mal Jorrit Dijkstra en France, mais on sait que l’animateur du label Driff Records et le saxophoniste néerlandais (mais installé aux USA) de ce trio est un compagnon de route de John Hollenbeck, et ceci de longue date. Sur son label aussi, on l’a remarqué proche des pianistes, et la présence de Benoît Delbecq sur ce disque enregistré en janvier 2016, mais disponible depuis peu, en témoigne. Les dix morceaux de l’album sont des modèles d’intensité, de nervosité et de puissance. Sans doute Relay, où la complicité avec Hollenbeck est forte, en est le plus brillant exemple. Le soufflant, qui a lâché son alto pour un lyricon, ce synthétiseur à vent, fait face aux frappes inventives du batteur dont l’habituelle musicalité s’enfouit dans la mitraille, et laisse Delbecq tracer à grands traits une voie sinueuse et escarpée. Plus loin, dans Linger, la frénésie laisse place à un discours abstrait, où la tension est toujours palpable et où piano et batterie peuvent s’unir dans leur approche et leurs sons, offrant à Dijkstra le loisir de laisser çà et là quelques traces, comme on foule une étendue vierge. Comme toujours avec ces musiciens, on frise la musique électronique, quand on n’y rentre pas franchement, à l’image de Stir. Ce morceau, qui témoigne de la grande liberté de ces improvisateurs, a des allures de musique concrète avec ces blips tirés d’un récit spatial qui dansent sur les percussions. Lorsque le piano se débarrasse de ses multiples préparations, il s’emplit de douceur, comme pour mieux conter une aventure. On pourrait penser que nous avons affaire à des architectes dont le son est la matière première, à l’image de cette construction solide qu’est Hold où Delbecq et Hollenbeck se confondent, mais il y a trop d’impondérables et de latitude dans un propos mouvant et presque acrobatique revendiqué par le trio. Et plutôt que la structure impeccable mais froide qui pourrait se dessiner, c’est un dépaysement total qui nous accueille, teinté d’une effluve d’africanité joliment fantasmée. Grand exégète de Steve Lacy, auquel il rend hommage dans le sextet Whammies (avec Jeb Bishop et Han Bennink), Jorrit Dijkstra trouve avec ce trio l’occasion d’embrasser toutes ses influences, au-delà de l’électronique également très présente dans son jeu, qu’il utilise traditionnellement aux côtés de Jason Roebke ou Frank Gratkowski. De Lacy, il garde un goût de l’aventure qui ne se départit pas d’un profond respect pour la tradition. A l’écoute de Push, certainement le morceau le plus remuant d’un album qui ballote l’auditeur avec jubilation, on comprend vite que malgré les envolées soudaines et les revirements spectaculaires, le saxophoniste et ses camarades ne perdent jamais un fil bâti avec rigueur. C’est un câble plutôt, fièrement universel, qui s’enfiche dans toutes les prises et concentre une énergie folle qu’on nous ressert sans manières, avec une simplicité tout à fait réjouissante. Un grand disque, servi par des musiciens en grande forme.