Ducros accro à Ella

Ducros accro à Ella

Ducros accro à Ella.

C’est la deuxième fois qu’elle reprend le répertoire d’Ella Fitzgerald, cette fois en croisant son parcours avec celui de Marylin Monroe. Petit portrait d’une chanteuse aussi sincère que talentueuse.

Les débuts

Je viens de la musique classique, par le Conservatoire, pas parce que je voulais devenir une chanteuse classique, mais parce que je voulais apprendre à chanter tout simplement. Etant de nature bonne élève, je termine le Conservatoire puis je pars à Lille à la fac ; je rencontre des chanteurs qui font du chant baroque et à qui il manque une voix , j’ai un plaisir infini à pratiquer cette musique et puis des amis de Calais qui ont un groupe de jazz m’invitent à chanter avec eux. Je n’ai aucune culture jazz et j’apprends d’abord « Misty », « Lover Man » etc…  Là, c’est le gros coup de foudre : d’abord ils m’apprennent à simplement chanter le thème, puis eux improvisent, et cela me plait. J’ai envie de savoir comment ça se construit et comme j’ai une bonne culture musicale du côté des harmonies et du répertoire – Bach ça sert beaucoup quand on veut faire du jazz – , je me rends compte qu’en improvisant, on redevient compositeur sur un tapis harmonique qui est celui de quelqu’un d’autre. Je découvre une liberté qui m’apporte une vraie jouissance : il y a moyen d’associer dans ces moments-là l’érudition et l’instinct, la sauvagerie, le lâcher-prise. Cette musique révèle ce qui a de plus précieux en vous, notre sens critique : je chante donc je suis, mon discours devient quelque chose de spontané, d’unique et d’une telle force d’expression. 

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L’écoute

J’écoute tout, les chanteuses d’abord, puis je lâche les chanteuses car j’ai peur de me mettre à imiter ce que j’écoute, même si j’apprends par cœur les solos d’Ella Fitzgerald, ce qui apporte beaucoup sur le plan didactique mais qui n’est pas une fin en soi. Je me tourne vers les instrumentistes : j’écoute alors «  Autumn Leaves » et « Body and Soul » par des musiciens aussi différents que Art Tatum ou Cecil Taylor et je découvre que c’est un peu comme un peintre qui à partir d’une pomme, d’un morceau de pain et d’une table donne Rubens ou Picasso. Je comprends que pour arriver à Picasso, il faut passer par Rubens, donc connaître toute la grammaire du jazz, le vocabulaire…ça m’a pris sept ans. Après, on ressent la sérénité quand on découvre qu’on a un discours à soi, avec son engagement, sa sincérité, …et qu’on accepte que ce discours ne puisse pas plaire à tout le monde. 

Les rencontres

Après, il y a les rencontres qui vous font avancer, on fait son école, jouer avec Gordon Beck m’ a appris beaucoup, ça m’a permis de jouer après avec Chick Corea, Jacky Terrasson, René Urtreger… Je suis très attirée par les pianistes… EnricoPieranunzi  aussi qui est un poète de l’instrument que j’adore et qui me ramène à la musique classique : il a une attitude chopinesque de l’harmonie qui me plait énormément. 

Ella

J’ai  une relation très affective avec Ella, c’était une femme tellement généreuse, joyeuse dans la moindre note qu’elle chantait, même quand le texte ne s’y prêtait pas. Je suis aussi de mon côté dans la culture de la joie que ce soit le parfum d’une boulangerie, ou la musique, tout me porte vers la joie… Ella m’a fait aborder cette musique là dans la joie. Ella restait près de la mélodie mais elle avait un génie de l’interprétation qui fait que c’est non « reproduisible », on peut s’en inspirer, mais c’est inutile d’essayer d’imiter.  Avec le recul, j’ai appris à maitriser le génie du personnage, j’ai eu envie de le faire avec l’idée d’une formation à vents dans « Dear Ella » . Ella c’est comme Rubinstein au piano, avec d’autant plus de mérite qu’elle est noire et femme. 

Marylin

L’idée vient d’Alain Brunet qui m’invite à chanter un hommage à Marilyn Monroe au festival « Parfum de Jazz » à Buis-les-Baronnies.  J’ai pris son répertoire et je voulais donner une autre forme aux morceaux qu’elle chantait, on a réarrangé « I Wanna Be Loved By You » etc… Et après le concert, Alain m’a suggéré d’en faire un cédé…. 

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Le lien

Et puis, coïncidence, deux mois plus tard, je tombe sur cette anecdote qui me donne l’idée de faire un album qui serait un lien entre les deux, Ella et Marylin : lors d’un passage en Clalifornie,Marylin suggère à un propriétaire de club de programmer Ella, mais celui-ci refuse car engager une noire pourrait causer des problèmes. Marylin le persuade alors en lui promettant d’être assise au premier  rang pendant toute la semaine de son engagement, et ç a marche !  L’anecdote est forte. On avait envie de confiner Marilyn dans son rôle de potiche, mais c’était une femme sensible et intelligente, il faut lire ses écrits dans « Fragments ». Quand cette anecdote se passe, on est en 55, c’est Malcom X, c’est l’année où des gens se font brûler dans des églises parce qu’ils réclament leurs droits civiques, on est dans ce climat politique très tendu. Et Marilyn  programme Ella tous les jours, je serai au premier rang et la presse viendra ! Ella dit avoir une dette énorme envers Marylin Monroe, car après cela, elle n’a plus joué que dans des grandes salles. 

Le projet

Les prémices des arrangements datent  du concert à Buis, mais tout cela a été retravaillé, je ne voulais pas jouer cela « premier degré », j’ai souvent choisi de les jouer en ballade, d’orientaliser « My Love Belongs to Daddy »… Piano, contrebasse et moi on se voyait deux fois par semaine de novembre à janvier pour travailler les morceaux, tomber d’accord sur les harmonies, « But Not For Me » a pris des accents très africains avec la voix de Mamani Keita. C’est un croisement géographique entre Harlem et la Californie, j’avais envie de ramener ce morceau de Gershwin à sa propriétaire africaine, ça m’a paru naturel de l’africaniser. Gershwin était très attentif à cela aussi :  si un jour les Etats-Unis, reconnaissaient ce qu’était l’esclavage, un crime contre l’humanité, c’est « I Love You Porgy » qui serait choisi comme hymne, c’est un morceau qui dit tout : petite ado qui est avec son mec, amoureuse, et qui ne veut pas qu’il la laisse se faire tripoter par son maître-propriétaire, c’est une chanson bouleversante. De son côté, Marylin ne vient pas du sérail, elle vient de rien, mais elle a cherché l’excellence aussi. 

Les musiciens

Mon pianiste et moi sommes un vieux couple, Bruno Castellucci et moi avons joué ensemble quand j’étais enceinte de ma fille, il y a dix-neuf ans ; Sal Larocca a joué longtemps avec moi aussi, mais sur le Cd le bassiste sest le mari de ma fille. Maxime Blésin, je le connaissais peu, mais j’ai fait avec lui la plus belle jam que j’ ai jamais faite au Festival de Calvi. Il a une sensibilité extraordinaire et j’espérais le recroiser un jour et c’est Bruno qui a fait la jonction. J’ai besoin d’une proximité affective et intellectuelle avec les gens avec qui je joue. J’ai besoin de ce caractère fusionnel du jazz, cette musique de convergence qui fait qu’on développe parfois des choses dont on ne sait pas d’où elles viennent.  Je ne me lasse pas de ces moments qui mettent de la joie dans ma vie. Je ne peux faire de la musique avec quelqu’un avec qui  je n’ai pas d’atomes. 

… Et la Star Ac’…

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Soyons clairs : je suis contente d’avoir amené des jeunes devant des vrais musiciens  à  la « Star Academy », ça fait partie de mon parcours… Les seuls gens que ça a dérangés,  ce sont des gens du milieu du jazz, on adore cracher dans la soupe en France… Il n’y a jamais de jazz à la télé, mais je débarque à 20h30 sur TF1 – cinq millions de téléspectateurs – je parle de jazz, j’en fais écouter, les gamins que je suivais, je les ai emmenés au « Duc des Lombards », l’auraient-ils fait sans la   « Star Ac’ » ? Certains d’entre eux n’avaient jamais vu une contrebasse de près ! 

 

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin

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« Either Way » est sorti chez Naïve/PIAS.

Anne Ducros
Either Way, From Marilyn to Ella (Naïve)

Dotée d’une formation classique, Anne Ducros s’est d’abord vouée à la musique baroque avant de se tourner vers le jazz au milieu des années 1980. Pour elle, 2001 a été l’année de la consécration : enregistrement de l’album “Purple Songs”, avec Gordon Beck (le pianiste anglais de l’European Jazz Machine de Phil Woods), Sal La Rocca (contrebasse) et, déjà, Bruno Castellucci (batterie). Les jazzfans belges la connaissent bien : elle a participé, avec son quintet, au festival Jazz à Liège, en 2004, déjà avec Benoît De Mesmay au piano. Après “Ella…My Dear”, album de 2010 gravé avec un grand orchestre sur des arrangements d’Ivan Julien, voici “Either Way, From Marilyn to Ella”. Pourquoi ce sous-titre ? En mémoire de la star holywoodienne qui, en 1955, est intervenue auprès du propriétaire du club Mocambo de Los Angeles pour qu’il engage Ella, dans son établissement réservé aux seuls blancs, en pleine période de ségrégation raciale. Par conséquent, on retrouve au répertoire une série de grands succès de Marilyn, comme My Heart Belongs To Daddy (du film “Le Milliardaire”), Diamonds Are The Girl’s Best Friends (Les hommes préfèrent les blondes), I Wanna Be Loved By You et I’m Through With Love (Certains l’aiment chaud), tous interprétés avec le charme voulu. Mais aussi une série de grands standards chers à Ella, signés Gershwin (Summertime, But Not For Me), Cole Porter (You’d Be So Nice To Come Home To), Jerome Kern (A Fine Romance), Richard Rodgers (Thou Swell) ou Irvin Berlin (You’d Be Surprised) ainsi que Duke Ellington (It Don’t Mean A Thing…) et Antonio Carlos Jobim (Dindi, qui figure sur l’album “Ella abraça Jobim”). Soit de grands classiques que complète une composition originale, Either Way, interprétée avec le quartet de base. Au piano, Benoît De Mesmay (le pianiste cher à Laurent Cugny, que ce soit au sein du Big Band Lumière ou de son ONJ mais qui fut aussi l’accompagnateur de la chanteuse Elisabeth Caumont, un gage d’empathie); à la contrebasse, Gilles Nicolas et, enfin, deux de nos compatriotes, Maxime Blésin à la guitare et Bruno Castellucci à la batterie comme sur Purple Songs. Si plusieurs thèmes, comme Laura, Summertime ou It Don’t Mean A Thing, figuraient déjà sur l’album “Ella…My Dear”, Anne Ducros en donne ici une version très différente. C’est qu’en dehors des cinq plages enregistrées avec le seul quartet de base, elle a fait appel à de multiples invités : les violons du New Art Strings Orchestra pour de mélancoliques ballades comme A Fine Romance; la chanteuse Mamani Keita pour un But Not For Me aux accents africains, avec Olivier Temine au saxophone ténor et… Antoine Pierre à la batterie; Emmanuel Bex (pour un surprenant dialogue voix et orgue sur Laura); Olivier Louvel à la guitare sur I Wanna Be Loved By You et Renato Martins pour des percussions colorées sur trois plages dont Dindi de Jobim et My Heart Belongs To Daddy. De lyriques ballades (Spring Can Really Hang You Up The Most ou Either Way) succèdent à des classiques au swing vivifiant comme ce I Don’t Mean A Thing, avec partie de scat, sous le drive inflexible d’Antoine. Bref, des ambiances contrastées pour une voix à l’aise dans tous les tempos parce dotée d’une technique éprouvée. En post-scriptum, une remarque sur le travail des producteurs et distributeurs. Aux medias, on envoie “a promotional copy” avec pochette en carton, “not for sale” (on ne sait jamais) : économie oblige. Bien sûr, pas besoin d’un boitier en plastique pour apprécier le travail des musiciens, à condition de recevoir des informations complètes. Au dos de la pochette, sous les noms de la formation de base, un énigmatique “and guests…” sans précisions. Pas plus de détails sur le site de Naïve. Pour découvrir la liste des invités qui ont une part importante dans l’originalité du projet et savoir sur quelles plages ils interviennent, il faut se rendre sur le site, très bien fait, de la chanteuse elle-même. Le parcours du chroniqueur tient parfois du jeu de piste.
Claude Loxhay

Anne Ducros est au Théâtre 140 à Bruxelles le 14 décembre.