Eliane Rodrigues & Nina Smeets : Götterfunken ‐ Beethoven / Symphony 9

Eliane Rodrigues & Nina Smeets : Götterfunken ‐ Beethoven / Symphony 9

Navona / Parma

Les transcriptions pour piano des œuvres orchestrales ne sont pas ma tasse de thé, surtout lorsqu’elles veillent à respecter la partition. Elles sont l’héritage d’un temps où la majorité des gens, pourtant mélomanes et curieux, n’avaient pas accès aux salons aristocratiques ni même aux salles de concert lorsqu’elles apparurent. Ces réductions avaient alors une louable tâche de diffusion culturelle et de partage de l’excellence. On perdait bien-sûr la richesse des coloris instrumentaux et la puissance de l’ensemble mais on accédait au moins, en noir et blanc, à la substance de l’œuvre, on pouvait l’écouter, la ré-écouter, la jouer, la lire, l’étudier. Mais les technologies modernes et la démocratisation de la culture ont rendu désormais trivial le plaisir des œuvres originales, tout en plongeant dans la désuétude ces ersatz anachroniques uni-timbrés. Et pourtant ! Quelle mouche (bien inspirée) a piqué Eliane Rodrigues ! En plein confinement et déconfite, celle-ci s’est senti pousser des ailes et a, en toute simplicité, convié sa fille Nina à gravir avec elle l’Everest la semaine prochaine. Ce n’était rien moins que de se réapproprier et partager l’intemporel monument qu’est la dernière symphonie de Beethoven et la première de l’Humanité !

Une version confinée, en quelque sorte, à deux pianos pour lesquels elle entreprit d’écrire un ré-arrangement fidèle mais personnalisé de la sublime œuvre, de l’interpréter en famille, l’enregistrer en studio et la partager hors les murs. Et là, magie ! « Götterfunken », étincelles divines. Le génie pianistique d’Eliane a guidé sa plume vers une transcription transcendante où l’on peut sans dommages oublier pendant plus d’une heure les feux de l’orchestre tant l’intelligence de l’écriture comme la maestria des deux interprètes rendent ce monument transparent, lumineux et d’une lisibilité qu’on n’osait espérer.

Ainsi, soulagé des émotions incoercibles qu’induisent l’orchestre et les voix, on est conduit comme Dante aux entrailles de l’ouvrage, dans son essence, mais ici pour y recouvrer l’espoir. Si bien qu’après quelques minutes d’écoute captive, on croit avoir à faire à une 33ème sonate pour piano du vieux sourd.

Mais parlons-en un peu, du piano. Cette bête (on en prend conscience intimement à l’écoute de cet enregistrement) est tout de même un sacré phénomène : il peut tout ! A lui seul. Bon, ici ils sont deux, mais tout de même. Je ne vois pas quel duo de ses estimés collègues pourrait aussi pleinement challenger une centaine de musiciens. Je vous laisse chercher. Et c’est, en outre, un instrument à percussion ! Pas simple de faire chanter ce rustaud, et pourtant… Eliane et Nina le font à merveille sans désemparer. Même dans le moins « pianistique » des mouvements, le troisième, d’une lenteur assassine, qu’on penserait inexprimable sans la bienveillance des cordes et des vents qui peuvent faire durer une note trois minutes si nécessaire (ce l’est rarement) alors qu’en dépit de tous ses atouts, rythmiques, mélodiques, dynamiques, harmoniques, polyphoniques… le piano ne sait offrir (est-ce sa faiblesse marginale ?) que des sons qui, comme les fleurs, commencent à s’éteindre dès qu’ils sont émis, sans recours possible, jusqu’à s’évaporer.

L’avers de cette médaille est justement sa richissime palette de dynamique, du frôlement à l’uppercut. Les ingénieurs son s’en arrachent les cheveux, ceux de Navona s’en régalent. Mais encore faut-il que le pianiste soit à même de l’exploiter. Et c’est peut-être ce qui m’a le plus épaté dans leur jeu, la gestion des plans sonores, qu’elles maîtrisent avec plus que du talent tout au long de cette symphonie. On s’accordera l’usage du terme car le résultat ne démérite pas du genre.

Me voici donc réconcilié avec les transcriptions pour piano. Enfin, avec une. S’il en vient d’autres du même acabit, je risque de devenir fan !

Pierre Jamme