Emma Rawicz : Dessine-moi un arc-en-ciel ! (#IWD 9/10)

Emma Rawicz : Dessine-moi un arc-en-ciel ! (#IWD 9/10)

La capacité de « voir la musique en couleur » ou de « voir des couleurs dans le son », relève d’une légende qui court parmi les interprètes et les compositeurs. Hugh Morris (Jazzwise) a rencontré la jeune saxophoniste Emma Rawicz, la dernière musicienne d’une lignée distinguée de synesthètes du jazz…

Emma Rawicz © JtMusicPix

Emma Rawicz voit des couleurs dans le son. C’est une réaction naturelle non forcée. Elle ferme les yeux pour jouer et les formes colorées peuvent alors danser dans son imagination. Elle expérimente ainsi la synesthésie (ou plus précisément la chromesthésie), un phénomène perceptuel bien connu chez les musiciens. Certains compositeurs, de Duke Ellington à Olivier Messiaen, ont utilisé ce phénomène pour nuancer leurs partitions, en ajoutant des couches d’intrigue harmonique et de « couleurs » texturales que peu ont réussi à reproduire depuis. La forme de synesthésie qui touche Emma Rawicz diffère de celle d’autres musiciens, comme Ligeti ou Sibelius.

« Je vois la plupart du temps sous l’angle « entendre de la musique, voir des couleurs » », me dit-elle lors de notre entretien Zoom depuis son appartement à Londres. Mais le nouveau projet sur lequel elle travaille et dont une partie est présentée en première au EFG London Jazz Festival cette année, renverse son processus par défaut.

«Ce n’est pas seulement du rouge, c’est du « Falu Red », la teinte que l’on utilise en Suède pour peindre les cabanes de campagne…»

« J’ai cherché des couleurs que je n’avais jamais entendues auparavant. Je construis le projet dans l’autre sens. » explique-t-elle, en cherchant sur son iPad une de ces teintes qu’elle n’a encore jamais entendues. « Ce n’est pas seulement du rouge, c’est du « Falu Red », une teinte qu’on utilise en Suède pour peindre les cabanes de campagne ». Il y a ensuite une autre teinte, à base d’un rose éclatant. Elle en aura bientôt tout un nuancier ! Ou peut-être le construira-t-elle. Une teinte « orange brûlée » devrait être la même pour tout le monde, mais les règles changent complètement lorsque les sens entrent en collision…

« Lorsque j’en parle avec une autre personne touchée par une synesthésie, on est régulièrement en désaccord. Par exemple, si je leur demande de quelle couleur est l’accord du la majeur… Cela semble être si absolu, aussi simple que de prétendre que l’herbe est verte, mais en fait, c’est complètement aléatoire ». C’est peut-être aléatoire, mais c’est un phénomène lié profondément à sa propre créativité, qui offre des champs infinis d’inspiration musicale.

«Voodoo est une pièce abstraite : un fond rose très vif, avec beaucoup de traits oranges bizarres…»

L’art joue un rôle plus conventionnel dans son premier album « Incantations », inspiré d’une pièce vibrante appelée « Voodoo » (artiste inconnu) que la jeune musicienne a trouvée sur Internet : « C’est complètement abstrait : un fond rose très vif avec beaucoup de traits orange bizarres ». Cette pièce frappante est devenue un brief auquel répondre sur le plan de la composition et un lieu sur lequel d’autres pièces pourraient se rattacher. L’album, avec des échos de Michael Brecker via le funk ou la musique folk, tourne autour de ce thème mystique, avec des morceaux appelés « Rune », « Mantra » et « Omen ».

Emma n’a que dix-neuf ans. Elle a commencé à jouer du saxophone à l’âge de quinze ans, optant pour le ténor un an plus tard. Après avoir rapidement survolé la Junior Guildhall (où elle avait coché la case « saxophone jazz » accidentellement) et la Chetham’s School of Music à Manchester, elle effectue à présent sa deuxième année de cours de jazz à la Royal Academy. En dehors des cours, elle démarre le programme Jazz Exchange de NYJO avec Ronnie Scott.

Emma Rawicz © JtMusicPix

Le premier album de la saxophoniste est prêt. Mais avant sa sortie, elle a déjà prévu d’enregistrer un cycle de quatre albums lors des quatre prochaines années qu’elle passera à l’école. Ivo Neame et Ant Law sont tous les deux à bord de ce premier projet orienté sur la synesthésie.

En plus de cela, Emma Rawciz est l’une des meilleures créatrices de contenu de sa génération sur Instagram… Ses vidéos de pratique quotidienne, ses transcriptions et ses créations en direct lui ont offert trente-cinq-mille adeptes, ce qui dépasse le nombre obtenu par les groupes de jazz les plus populaires du Royaume-Uni. C’est incontestablement impressionnant, mais est-ce toujours sain ? Je lui demande ce qui la motive à effectuer ces efforts herculéens…

« J’adore ce que je fais. J’aime vraiment cela, même quand je joue un concert en étant très mal payée. Jouer de la bonne musique avec des gens formidables produit les meilleurs sentiments possibles ». Il y a donc du cœur, mais aussi une détermination inébranlable à terminer les projets dans lesquels elle se lance, qu’il s’agisse de l’apprentissage d’une langue ou de la maîtrise des transcriptions de Coltrane…

«Je suis juste un gros nerd quand j’aborde quelque chose, j’aime vraiment m’en imprégner et en apprendre le plus possible sur le sujet.»

« Je suis juste un gros nerd et quand j’aborde quelque chose, j’aime vraiment m’en imprégner et en apprendre le plus possible sur le sujet ». Ailleurs, elle parle du besoin de rattraper du retard… Elle a grandi dans le Nord du Devon et ne s’est mise au jazz que « vraiment tard ». « J’arrive à un stade où je me sens heureuse, mais pourquoi m’arrêter là ? ».

Son travail acharné est très visible. Lorsque le confinement a pris naissance, le « Hangar » est devenu la scène de nombreux musiciens. Emma Rawicz a fait partie de ceux qui ont relevé le défi #100DaysOfPratice popularisé par la violoniste Hilary Hahn. Rares sont ceux qui l’ont fait avec autant de style !

Quelque chose a changé lorsqu’elle a parlé de son processus : « Lorsque vous animez une plate-forme de médias sociaux, vous attirez quelques cinglés, des personnes grossières, vous recevez des commentaires Haineux… Cela a changé quand j’ai commencé à publier des vidéos d’entraînement. Les commentaires sont devenus largement plus positifs : « merci pour le partage », « je vais travailler cela », « Quels conseils pouvez-vous me donner ? », … C’est nettement plus constructif ! ».

Cette honnêteté combinée à un beau dynamisme procure à Emma Rawicz une véritable force. Une musicienne sur laquelle il faudra compter !

Une publication Jazzwise

Propos recueillis par Hugh Morris (Jazzwise) / Traduction : Yves « JB » Tassin