Enrico Rava et… Bojan Z !
Winter Jazz à Flagey
Enrico Rava sans Stefano Bollani mais avec un invité surprise… Bojan Z.
Mardi dernier, à Flagey, en plein coeur d’Elsene (Ixelles pour les francophones non encore plongés en immersion linguistique), ils auraient été bien mal avisés nos censeurs politiques venus dénombrer, boulier compteur à la main, qui parlait la langue de Vondel, qui s’exprimait dans la langue de Voltaire (ou de Molière, si vous préférez la comédie à la philosophie). Mal inspirés, car, ce mardi soir, en plein studio 4, c’est avant tout la langue de Dante Alighieri qu’on entendait, comme une invitation naturelle à la musique.
C’est que la communauté italienne de Bruxelles s’était donné rendez-vous en nombre pour les retrouvailles prévues entre le jeune prodige milanais (né en 1972, Stefano Bollani est entré au Conservatoire de Florence à 11 ans) et son mentor chevronné (dans son costume noir, à la coupe impeccable, Enrico Rava porte ses 74 ans avec élégance). Des retrouvailles oui, car, à l’inverse de ses dernières productions discographiques gravées en compagnie de Bollani (de “Easy Leaving” en 2004 à “New York Days” en 2009), depuis plusieurs années, Enrico Rava se produit le plus souvent avec un autre jeune pianiste, Giovanni Guidi, que ce soit à la tête de son quintet avec le tromboniste Gianluca Petrella (Dinant Jazz Nights de 2004 ou Jazz Brugge de 2010) ou en dialogue complice avec Paolo Fresu (Dinant Jazz Nights 2009).
Ce public essentiellement latin allait-il assister à un feu d’artifices de ces compositions originales dont Rava a le secret (comme Certi angoli secreti, Le solite cose ou Bandoleros de l’album Rava plays Rava), à de grands thèmes d’opéra (“Rava l’opéra va” de 1993 ou ce E lucevan le stelle de Puccini repris encore sur l’album “Tati” de 2005), à des reprises de ritournelles populaires italiennes (comme Margherita de Cosciante sur “Italian Ballads” en 1996), ou alors à un nouvel hommage aux mélodies guillerettes de Nino Rota (la première fois que j’ai vu Enrico Rava, c’était dans les années 1980, dans un hommage à Rota, au Centre culturel de Seraing, entre le charbonnage désaffecté de Collard et les usines Cockerill pas encore dépenaillées, par la suite, Rava est revenu à La Dolce Vita en quartet avec Giovanni Tommaso et Stefano Bollani pour le label Cam Jazz). Rien de tout cela. Les spectateurs distraits qui n’avaient pas vu, à l’entrée, l’affichette “changement de programme” auront été surpris, voire désappointés, à l’annonce du présentateur venu avertir le public que, suite à une “viraal infectie”, Stefano Bollani était remplacé par Bojan Z. Tout aussi surpris, voire désemparé, le pauvre chroniqueur jazzaroundesque qui, en fourmi travailleuse, avait recueilli moult détails sur la rencontre, dès 1996, entre le trompettiste natif de Trieste et le pianiste milanais et sur leurs multiples aventures discographiques, en duo (Rava plays Rava en 1999, Montréal Diary en 2002, The third man en 2007), en trio avec Paul Motian (Tati en 2005), en quintet avec Gianluca Petrella (Easy leaving en 2004), avec Paolo Fresu (Shades of Chet en 1999, Play Miles Davis en 2004) ou avec Mark Turner (New York Days en 2009) ou encore en grande formation avec la chanteuse Barbara Casini (Vento en 1999: étonnamment, c’est avec cette chanteuse que Bollani avait enregistré un de ses premiers albums, Todo o amor en 1997).
Une surprise totale donc : les routes du trompettiste italien et du pianiste d’origine serbe s’étaient-elles jamais croisées ? En commun, un passage, chacun de son côté, au sein de Label Bleu, la maison de production d’Amiens. Celle pour laquelle le trio Romano – Texier – Sclavis a gravé successivement “Carnets de route” (1995), “Suite africaine” (1999) puis “African Flashback” (2005), avant d’avoir l’idée, en 2012, de choisir chacun un invité pour leur quatrième album : ainsi Aldo, Henri et Louis ont-ils convié Enrico Rava, Bojan Z et N’Guyen Lé à les rejoindre le temps d’enregistrer l’album “3 + 3”. Ainsi s’est réalisée, à ma connaissance, la seule rencontre entre Enrico Rava et Bojan Zulfikarpasic. Dès lors, peu de chance qu’ils se risquent sur un répertoire de compositions originales, ne leur restait qu’un seul territoire commun : une véritable passion pour l’héritage de la grande tradition du jazz américain. Aussi, a-t-on eu droit à Flagey à un répertoire rassemblant de grands classiques comme My Funny Valentine ou des standards intemporels comme Estate, essentiellement des ballades langoureuses mais aussi des plongées dans un bop très parkérien, le tout ponctué par un court The Theme, signature très davisienne, avant de revenir pour deux rappels : la chaleur du public était évidente. Rien d’étonnant à ce répertoire pour un musicien qui a commencé par jouer du trombone dans un orchestre new orleans avant d’opter pour la trompette après avoir entendu Miles en concert à Turin. Aussi ses albums “Shades of Chet”, “Play Miles Davis” ou “Duo en noir” avec le pianiste Ran Blake regorgent-ils de grands classiques, de “Bye Bye Blackbird” à “Nature Boy”, “Laura” ou cet “Anthropology” de Charlie Parker. D’un bout à l’autre de ce répertoire, la complicité des deux musiciens a été totale: un vrai dialogue empathique au cours duquel chacun relance l’autre à son tour. Avec une double évidence : Enrico Rava reste bien, avec son complice Paolo Fresu, le plus beau son de trompette depuis Miles. A la différence de Fresu qui passe de la trompette bouchée au bugle et module le son à l’aide de tout un matériel électronique, Enrico Rava vient sur scène avec sa seulle trompette non amplifiée, mais avec un art consommé de jouer avec le micro sur pied (loin, près, tout contre), avec une facilité inépuisable de moduler la puissance du souffle, de distiller les notes entre les interstices laissés par le déferlement des doigts sur le piano.
L’autre évidence : si Bojan Z est intéressé par une recherche de sonorités nouvelles sur son improbable Fender Rhodes trafiqué (son ” xénophone”) comme sur l’album “Xénophonia” (2005), s’il s’est montré intéressé par un groove très électrique avec son Tetraband, en compagnie du tromboniste Josh Roseman et du batteur anglais chevelu Sebastian Rochford (“Humus” en 2008), il est aussi un extraordinaire pianiste dont l’indépendance de la main gauche par rapport à la droite est stupéfiante, ce qu’avait pu constater le public qui l’avait vu jouer en solo au festival Jazz Brugge de 2004 ou qui a pu écouter ses albums en solo, “Solobsession” en 2001 et “Soul Shelter” en 2012. Ce n’est qu’à la fin du concert qu’il s’est en partie tourné vers son Fender Rhodes : main gauche déroulant les notes sur le piano acoustique, main droite sur le clavier électrique. Puis, pour un thème, il tissa sur son Fender une trame plus funky, plus répétitive, sur laquelle les volutes de la trompette sont venues se nicher. Un trompettiste italien en parfaite communion avec un pianiste d’origine serbe mais installé en France depuis belle lurette sur un répertoire de grands classiques américains : une belle leçon d’universalisme dans une ville qui veut être le “carrefour créatif de l’Europe”.
Claude Loxhay