Epistrophy 01/2015 : Jazz & Modernité
Les principes qui guident cette revue tiennent en quelques mots.
Il s’agit de n’appartenir à aucune chapelle et de contribuer à une vision renouvelée de la recherche sur le jazz en rassemblant des contributions du plus grand nombre de disciplines — la musicologie, l’histoire, la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, les études culturelles, la littérature, les études théâtrales, les études cinématographiques… « Jazz », « Great Black Music », « champ jazzistique » ou encore « musiques créatives », il existe de multiples terminologies qui correspondent à des perspectives différentes. Sans avoir à choisir parmi elles, il nous semble préférable de leur laisser la porte ouverte et, par là, d’affirmer la complexité d’un objet difficilement définissable — ce qui explique peut-être la diversité et l’étendue des disciplines qui l’interrogent. En effet, nous pensons qu’il est possible, si la situation venait à se présenter, d’accueillir sur une même plate-forme des argumentations distinctes, voire opposées, sur le jazz, lequel ne pourra sortir de ces débats qu’enrichi.
Bilingue, la revue Epistrophy souhaite dans cette perspective s’ouvrir à la recherche internationale, et faire dialoguer les approches continentales et anglo-saxonnes. Les contributions sont en accès libre et intégral, afin de ne pas mettre de frein à la circulation des idées. Cette revue est ouverte au plus grand nombre grâce au numérique, format qui a permis de travailler avec de multiples chercheurs répartis dans le monde. Epistrophy entend ainsi publier de manière indépendante un numéro annuel, le plus souvent enrichi de matériel multimédia, qui interroge le jazz et le champ jazzistique à travers des thèmes actuels et transversaux. Celui de la modernité s’est imposé pour ce numéro inaugural.
Ce thème permet en effet non seulement de questionner le jazz dans son actualité et dans son historicité, mais aussi de faire le point sur sa place dans l’histoire de la musique et dans l’esthétique et, de là, de lancer des lignes de fuite sur les sujets les plus variés. C’est bien ce qui s’est passé : nous avons reçu une grande quantité de propositions, issues de nombreuses disciplines différentes, qui ont permis, en multipliant les regards sur le jazz, de réaliser nos souhaits. Pour cela, nous tenons à remercier les premiers contributeurs, sans qui Epistrophy n’aurait pu voir le jour. Grâce à eux, le jazz et la modernité s’éclairent l’un l’autre de multiples manières.
Chez Joana Desplat-Roger, ce sont les contours de la modernité qui sont redéfinis par le jazz : en refusant d’entrer dans la catégorie occidentale de la modernité, celui-ci façonne une nouvelle manière d’être moderne. Parallèlement à cette compréhension spécifique de la modernité comme « attitude », l’appréhension des œuvres emblématiques de la modernité consiste parfois à mettre en évidence la récurrence d’éléments formels et de procédures tranchant radicalement avec les pratiques antérieures. Ainsi, avec Fabiano Araújo Costa et Raphaël Szöllözy, au-delà de la singularité des contextes, le montage, le collage et l’utilisation de formes fragmentaires peuvent être considérés comme des symptômes d’un modernisme commun aux travaux de Miles Davis et John Zorn. Pour Francis Bacon et Michel Leiris (Camille Talpin) ou Michel Butor et Marc Copland (Marion Coste), le jazz est une source d’inspiration pour de nouvelles esthétiques qui doivent beaucoup à la spontanéité de l’improvisation — aussi construite soit-elle — et à l’accidentel. L’appel a été aussi l’occasion d’explorer ce que la modernité doit aux formes anciennes, voire archaïques. À travers la présentation d’un personnage trop méconnu, l’écrivain Charles-Albert Cingria, Alain Corbellari dessine un lien inattendu entre le jazz et la musique médiévale ; tandis que Steve Tromans puise dans le réservoir de nos représentations mythologiques afin de proposer un nouveau modèle d’approche de la pratique instrumentale. Quant à Marc Ayoub, il se propose de montrer ce que la pratique instrumentale de Charlie Christian a eu de novatrice, rappelant ainsi à quel point les boppers ont su se saisir des apports de leurs prédécesseurs pour mieux renouveler le jazz en leur temps. La modernité se loge également dans de nouvelles pratiques d’écoute : c’est ce que nous rappelle Mathias Glenn dans son article sur les acteurs du jazz d’après-guerre et leur rôle dans l’apparition d’une nouvelle manière d’écouter de la musique, débarrassée de déterminismes encombrants et simultanément ouverte à plusieurs genres musicaux, notamment le rock.
C’est enfin à travers leurs propres pratiques de recherche que certains articles contribuent à une forme de modernité : il nous est apparu intéressant d’inclure dans ce numéro la défense d’une practice-as-research proposée par Steve Tromans.
Ce projet n’aurait pas été possible sans la contribution de plusieurs personnes que nous souhaitons remercier ici : Emmanuel Parent pour ses conseils encourageants, Laurent Cugny pour son soutien, Christian Béthune pour sa participation active et cordiale, et Jedediah Sklower pour son aide technique (et la revue Volume ! pour avoir été une source d’inspiration). Nous remercions également Gérôme Guibert (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) et Sarah-Anaïs Crevier Goule (Université catholique de Louvain/ Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3) pour leurs relectures attentives. Enfin, nous remercions tout particulièrement les membres du comité scientifique, qui ont accepté de donner naissance à cette aventure.