Erik Truffaz : toile et étoiles

Erik Truffaz : toile et étoiles

Le nouveau projet d’Erik Truffaz nous invite à nous replonger dans les salles obscures de notre jeunesse. En effet, avec « Rollin’ » qui sort chez Blue Note début avril, le trompettiste franco-suisse revisite à sa manière, et avec un tout nouveau quintette, quelques-uns des films emblématiques des années 60 et 70. Nous l’avons donc rencontré. Plus qu’une interview, c’est une conversation. C’est comme ça avec Erik Truffaz. On parle, on lui pose des questions, il prend son temps, il répond. Il impose son tempo. Exactement comme il le fait dans sa musique.

Erik Truffaz © Arnaud Ghys

«La vue est splendide, il y a du soleil. J’écoute de la musique, je bricole, je me balade et je lis.»

NB : Lorsque l’interview démarre, le trompettiste est chez lui, dans les montagnes.

Erik Truffaz : La vue est splendide, il y a du soleil. J’écoute de la musique, je bricole, je me balade et je lis.

Que lis-tu en ce moment ?
E.T. : Les « Bloc-notes » de François Mauriac et « Des grives aux loups » de Claude Michelet. J’adore lire. Je n’arrive pas à m’arrêter. Mon autre passion, actuellement, c’est la musique classique. Je redécouvre plein de choses que j’avais oubliées ou que je ne connaissais pas. J’ai un ami dont le frère est décédé et qui avait une collection de plus de deux mille vinyles. J’ai eu le bonheur de pouvoir en récupérer pas mal. Et je suis stupéfait de ce que je découvre. J’ai écouté les « Nocturnes » de Claude Debussy, c’est d’une beauté incroyable. J’écoute les quatuors de Beethoven aussi et, hier soir, j’ai écouté « L’oiseau de feu » de Stravinski.

Cela va-t-il t’inspirer pour de prochains projets ?
E.T. : Stravinski, sans doute. Je dois justement écrire un projet pour cet été avec trombone, tuba, cor des Alpes, Nya et un batteur.

Réécrire d’après des thèmes, faire des arrangements, est-ce un exercice que tu fais souvent ? En général tu travailles des compositions personnelles.
E.T. : Je m’inspire de certaines musiques ou de certains airs mais je compose moi-même. Je n’arrange pas à partir de compos existantes. J’écoute, je choppe une idée, je la développe, puis ça part ailleurs. Beaucoup de compositeurs fonctionnent comme ça.

«La difficulté dans ce métier, dans ma carrière, c’est de trouver de nouvelles idées et de faire des choses que je n’ai pas déjà faites.»

Pour « Rollin’ », ton dernier projet qui s’inspire de musiques de film, tu as dû partir de thèmes existants. C’est une première pour toi. Quel a été le déclic de cette démarche ?
E.T. : L’étincelle, c’était une demande. J’ai un jour écrit la musique d’un film de Marie-France Brière à propos de Napoléon. Il se fait que Marie-France est aussi la codirectrice du festival d’Angoulême avec Dominique Besnehard. Elle m’a proposé de venir jouer, à la clôture du festival l’été passé, des musiques de films avec mon groupe. Ce que nous avons fait. J’ai écouté le résultat, cela m’a plu et nous a motivés à retravailler ce répertoire. La difficulté dans ce métier, dans ma carrière, c’est de trouver de nouvelles idées et de faire des choses que je n’ai pas déjà faites. C’était une belle découverte.

Comment as-tu sélectionné ces musiques, ces thèmes, ces films ?
E.T. : Au départ, la proposition de Marie-France Brière était cadrée sur les productions françaises. C’est pourquoi on a d’abord choisi « Les tontons flingueurs », « Fantômas » ou « Ascenseur pour l’échafaud ». Par la suite on a élargi le spectre. « The Persuaders – Amicalement vôtre », c’est presque français dans le sens où cela a surtout eu du succès en France.

Erik Truffaz © Arnaud Ghys
Erik Truffaz © Arnaud Ghys

Dans ces choix, parfois sentimentaux, il y a sans doute aussi l’intérêt pour la mélodie et le fait de pouvoir imaginer ce que tu peux en faire ?
E.T. : Il y a deux choses. Il y a, en effet, le sentiment par rapport aux films. C’est le cas des « Tontons ». Le choix du « Casse » provient de mon adhésion totale à la musique de Ennio Morricone. J’ai écouté attentivement et quand je suis arrivé sur la ballade, cela m’a renversé.

Est-ce compliqué de faire de ces thèmes, connus pour la plupart, quelque chose de personnel et différent ?
E.T. : C’est compliqué en effet. Cela nous a pris plus de temps que lorsque l’on fait un disque avec nos propres compositions.

Pour quelles raisons ? A cause des thèmes, des arrangements, des harmonies ?
E.T. : Non, pas vraiment. Il faut trouver l’angle. Par exemple, pour « Le casse » on était parti sur un tempo assez rythmé. On a passé des jours à tourner ce thème principal dans tous les sens (il le chantonne) … et ça sonnait toujours cucul (rires). Ça ressemblait à un groupe qui joue de la variété sur un bateau. Puis j’ai amené la mélodie façon ballade et ça a marché. Parce que l’aspect rythmique ne prédominait plus et que la mélodie prenait le pas. Pour « Ascenseur pour l’échafaud » c’était un peu plus simple, entre guillemets, car c’est plus modal et atmosphérique. Le tout était de ne pas imiter Miles.

Justement, c’est un défi ce genre de reprises. On doit t’attendre au tournant.
E.T. : Je dois dire que, avant de l’enregistrer, on n’était pas totalement sûrs de nous. Après, mon style, sans vouloir être prétentieux, pouvait être aussi fort que celui de Miles, de façon très différente bien entendu. C’est peut-être prétentieux mais si cela n’avait pas été comme cela on ne l’aurait pas gardé.

«On a bossé comme des fous sur ce disque. J’en avais marre, je n’ai jamais autant répété que pour cet album !»

Il faut dire que dans tous les morceaux abordés dans l’album, on sent un vrai point de vue, une atmosphère. Tu ne te contentes pas d’imiter ou de reproduire. Il y a une approche particulière et une ouverture à l’imprévu et à l’improvisation.
E.T. : C’est un travail de laboratoire. En studio, chacun amène ses idées, même si en fin de compte Marcello Giulliani et moi avons le dernier mot. Pour les « Tontons », j’ai amené le thème (il chantonne à nouveau). On l’a d’abord joué un peu jazz, comme dans le film puis Marcello a trouvé une autre ligne de basse et Raphaël Chassin, le batteur, a travaillé un autre rythme. Moi j’ai continué le thème… Mais on a bossé comme des fous sur ce disque. J’en avais marre, je n’ai jamais autant répété que pour cet album !

Il faut travailler, Erik, il faut travailler (rires) !
E.T. : Mais on travaille toujours beaucoup et cela ne me dérange pas du tout. Pour « Lune Rouge », le précédent album, on a beaucoup travaillé en studio pendant trois semaines. Ici, cela a pris des mois. Ça ne me gêne pas de travailler mais tourner en rond, ça m’énerve. Bon, en même temps, on a deux disques d’avance [ndlr : « Clap », la suite est déjà en partie enregistrée].

Erik Truffaz © Arnaud Ghys

Comment as-tu constitué ce nouveau line-up ?
E.T. : Cela fait des années que Marcello me parle de l’amplitude musicale de Raphaël Chassin, le batteur avec qui il joue au sein du groupe du guitariste Thomas Naïm. Un jour j’ai été invité, justement, à jouer sur un disque de ce guitariste. C’est comme cela qu’on a commencé à collaborer. Pour s’amuser on travaillait des thèmes de Charlie Chaplin pour inventer des musiques. C’est un projet qui risque d’ailleurs d’aboutir un jour, je l’espère. Matthis Pascaud, le guitariste, jouait avec Raphaël dans le groupe du chanteur anglais Hugh Coltman. Les liens se sont faits de la sorte. Quant au claviériste, Alexis Anérilles, je le connaissais bien puisqu’il joue avec Sophie Hunger, avec qui j’ai collaboré plusieurs fois. Il est incroyable, il fait des solos à tomber. Il me rappelle un peu Patrick Muller, dans son phrasé et son assise rythmique. Il est redoutable.

Après Nya, Sophie Hunger, Ed Harcourt, Oxmo Puccino ou Christophe sur d’autres albums, il y a aussi des voix sur deux titres dans celui-ci. C’est important pour toi ? C’est quelque chose qui te tient à cœur, le chant ?
E.T. : Oui, j’aime ça. Pour ce disque, il y a Camélia Jordana qui avait déjà chanté sur l’album collectif en hommage à Chet Baker (« Autour de Chet »). A l’époque je l’avais choisie parmi une liste proposée. Parce qu’elle me touche. Elle a l’évidence des grandes chanteuses. Pour « Rollin’ » j’ai cherché tout un dimanche les films dans lesquels Marilyn Monroe chantait et j’ai sélectionné « One Silver Dollar » de « La rivière sans retour ». Nous avons fait les arrangements ensemble. Camélia est venue en studio et en une heure c’était fait.

Vous avez tout enregistré ensemble ou voix séparées ?
E.T. : On a enregistré tout ceci ensemble. Cela a permis de choisir le tempo, de jouer les solos en même temps et de lier vraiment la voix à la musique. C’est plus spontané et plus vivant. C’était pareil pour l’enregistrement avec Sandrine Bonnaire sur « La lettre de Rosalie » tirée de « César et Rosalie » de Sautet. On jouait le thème et elle lisait son texte en même temps.

Erik Truffaz © Arnaud Ghys
Erik Truffaz © Arnaud Ghys

Y a-t-il eu beaucoup de productions par la suite ?
E.T. : Vraiment pas. On a enregistré et nous n’avons pas fait de retouches. Le gros travail est revenu à Benoît Corboz pour le mixage, c’est tout.

On retrouve une trompette avec très peu d’effets et la contrebasse aussi, qui apporte un côté plus « organique ».
E.T. : Pour « Fantômas », « La lettre de Rosalie », « One Silver Dollar » et d’autres encore, Marcello a réutilisé la contrebasse, en effet. C’est une chose que l’on n’avait plus faite depuis longtemps. Depuis « Bending New Corner », ou « Mantis » avec Michel Benita, peut-être.

Le retour chez Blue Note, c’est une bonne nouvelle et une belle reconnaissance !
E.T. : Si j’ai arrêté un moment avec Blue Note c’était pour des questions juridiques indépendantes de ma volonté… et de celle d’EMI. Par des jeux de passe-passe, je me suis retrouvé un moment chez Warner. Quand ils ont eu le droit de me signer à nouveau – dix ans après – Blue Note m’a recontacté. On avait toujours bien collaboré ensemble, cela avait toujours été positif pour eux comme pour moi.

«Je ne voulais pas du graphisme pour du graphisme. Je voulais que l’on ressente l’esprit du label Blue Note.»

Le graphisme « à la Blue Note » est aussi une référence à laquelle tu tiens. C’est le cas ici aussi avec la superbe pochette.
E.T. : C’est important pour moi et j’y attache beaucoup d’importance. Je ne voulais pas du graphisme pour du graphisme, je voulais que l’on ressente l’esprit du label Blue Note. J’ai proposé beaucoup d’exemples et de références auxquelles je tenais. C’était un long travail aussi. Mais j’adore les pochettes Blue Note et le travail de Reid Miles. J’ai des livres de pochettes que je compulse régulièrement, c’est fantastique.

L’album sort mi-avril et une série de concerts est prévue. Y aura-t-il des guests ou les chanteuses ?
E.T. : Sans doute. Nous jouerons au théâtre de l’Odéon dans le cadre du festival St-Germain-des-Prés le 15 Mai et Sandrine y sera, c’est sûr. Pour la suite des concerts, nous verrons selon la disponibilité de chacun et chacune.

Tu penses habiller les concerts avec, par exemple, des projections ou images en référence aux films ?
E.T. : Oh non, pas besoin de ça ! Soit je fais un film-concert, avec Enki Bilal par exemple, et c’est fait pour ça, soit je joue une musique devant le film « Gosses de Tokyo » d’Ozu. A part ça, pas besoin de trucs derrière nous. Les concerts n’ont pas besoin d’être habillés s’ ils sont habités.

Erik Truffaz
Rollin’
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Propos recuillis par Jacques Prouvost