Grégory Privat, le texte et le mood

Grégory Privat, le texte et le mood

Grégory Privat © Jean-Luc Goffinet

« Phoenix », « Genesis », « Metamorphosis », « Apocalypse », le dernier album de Grégory Privat est, dans le concept, un disque où il écrit les textes et les chante, un disque accueilli avec chaleur en France. Il fallait faire la connaissance de ce pianiste au parcours singulier.

Félicitations d’abord pour le Prix Django Reinhardt que l’Académie du Jazz vient de vous décerner.
Grégory Privat : Merci, c’est un honneur quand je vois les grands noms qui ont reçu cette récompense.

Quel peut bien être le déclic pour quelqu’un qui est ingénieur et décide de devenir musicien de jazz ?
G.P. : Ça n’a pas été vraiment un déclic. J’ai toujours joué et écouté de la musique; mon père était pianiste, donc ça a toujours été quelque chose de naturel pour moi depuis que j’ai cinq ans. J’ai étudié le piano classique pendant dix ans avec un professeur particulier, puis le jazz est devenu une passion via mon père vers l’âge de quinze ans… Il y a toujours eu les études à côté, le lycée, les classes préparatoires pour accéder à une Grande École d’ingénieur, mais j’ai toujours gardé le lien avec la musique : jouer dans les clubs, animer des jam-sessions… Et quand je suis arrivé à Paris, ça a été encore plus le cas. Depuis le départ, j’avais envie d’aller loin dans la musique, mais je ne savais pas encore comment m’y prendre : j’avais un discours qui venait de mes parents et de la société qui veut qu’il faut gagner sa vie, la musique c’est pas facile, et j’avais un diplôme d’ingénieur qui me permettait de « bien vivre » et d’avoir la musique sur le côté. C’est vrai que mon premier disque, j’ai tout payé de ma poche, c’était un luxe, mais mon but premier restait la musique, vivre de ma passion. Il n’y a donc pas vraiment eu de déclic… J’ai même pensé peut-être avoir fait la pire erreur de ma vie, et je me suis dit qu’on verrait bien ce qui allait se passer.

«Ma musique d’aujourd’hui est mon lien avec la spiritualité.»

« Phoenix » est un disque très marqué par vos origines. Parlez-nous de cette musique créole.
G.P. : Il faudrait beaucoup de temps pour en parler. La musique antillaise vient vraiment de l’histoire du peuple des Antilles : il y a un croisement entre musique africaine et musique européenne pour créer la biguine par exemple, la mazurka… Il y a eu plusieurs évolutions comme le zouk. De ses petits territoires viennent des musiques qui s’étendent dans le monde entier. Et dès la création du jazz à la Nouvelle-Orléans, il y avait une part de musique qui venait des Antilles. En tant que musicien antillais, je pioche dans la culture de cette musique tout en restant très ouvert à beaucoup d’influences qui viennent de par le monde. C’est un peu comme ça que je qualifie mon approche artistique.

Grégory Privat © Jean-Luc Goffinet

Il y a un message qui passe par les textes, il y a une notion de concept.
G.P. : Dans mes premiers albums, j’étais très concentré sur mes origines, il y avait par exemple beaucoup de percussions traditionnelles de la Guadeloupe, et de plus en plus est venu dans ma musique un côté spirituel. Ma musique d’aujourd’hui est mon lien avec la spiritualité, et plus j’avance dans ma carrière, en tant qu’être humain, plus je suis confronté au questionnement de la vie : « que fait-on ici ? » Du coup, dans ma musique il y a tout ça : la vie l’amour la mort. Le premier titre c’est « Genesis » et le dernier « Apocalypse ». La musique permet d’établir le lien avec le sacré. Quand je monte sur scène, je me connecte avec quelque chose, même sans les textes, communiquer quelque chose avec des notes, quel que soit le style… Mais en tout cas, le jazz me permet via l’improvisation de rentrer dans un état où je vais pouvoir délivrer quelque chose sur l’instant. Improviser demande un état de conscience ancré sur le présent, être disponible pour laisser les idées venir. Je crois que c’est comme ça qu’on arrive à toucher les gens, même ceux qui ne connaissent pas le jazz, c’est une question d’énergie. Le jazz vient de toute façon d’un mélange de musiques. Ce qui m’intéresse c’est rester curieux, prendre des risques sur des directions artistiques. Essayer des choses fait qu’une musique reste vivante, tout en restant fidèle à la tradition.

Tout en restant dans le format classique du trio.
G.P. : Le trio est la formation par excellence du pianiste, j’ai beaucoup travaillé là-dessus sur un album sorti chez ACT. Je voulais garder la même formation en ajoutant quelques éléments qui font qu’on ne pense pas nécessairement à un trio. Chris Jennings, par exemple, utilise des pédales qui font qu’on se demande de quel instrument il s’agit. Le fait qu’il y a le chant aussi, le fait de casser un peu les codes, penser le trio comme un groupe.

«Quand j’ai commencé à chanter sur scène, je me suis rendu compte que c’était un instrument à travailler.»

Et le chant est venu comment ? Vous avez accompagné David Linx.
G.P. : Avec David, c’est super car il est également excellent compositeur et auteur de ses textes. J’ai souvent fredonné mes notes… On m’aurait dit ça il y a cinq ou six ans… Et puis sur l’album « Soley », j’ai chanté sur un morceau et c’est là que ça a débuté. Et quand j’ai commencé à chanter sur scène, je me suis vraiment rendu compte que c’était un instrument qu’il fallait travailler, j’ai suivi des cours, j’ai demandé des conseils, notamment à David Linx. Et puis pendant le confinement, j’ai sorti un album, « Yom », où cinq morceaux sur onze étaient chantés. C’est là que j’ai pris du plaisir à écrire des textes et à mettre une idée concrète sur la musique. Comme pas mal d’instrumentistes, je n’accordais pas beaucoup d’importance aux paroles; sur les standards par exemple, on a tendance à oublier que ce sont au départ des chansons alors que le texte a un impact sur la façon de jouer et sur le mood qu’on y met. Quand on joue « Summertime », on sait qu’il y a une souffrance là derrière et quand on le joue, il y a une cohérence avec l’histoire, on pense aux paroles et ça donne un sens à la chanson. En travaillant des standards du jazz, j’ai découvert la beauté des textes. Du coup, le morceau prend tout son sens quand on le joue en instrumental. Écrire un texte sur une mélodie est quelque chose de puissant qui m’inspire.

J’ai personnellement un regret, que la traduction des textes ne soit pas sur le livret.
G.P. : Vous n’êtes pas le premier, beaucoup de gens m’en parlent. J’ai dû faire un choix de ne pas traduire les textes sur les albums physiques, mais c’est disponible en ligne. Ce n’est pas terminé, mais c’est en cours.

Autre chose, l’ordre des textes n’est pas le même que l’ordre des chansons. Il y a une raison ?
G.P. : C’est vrai, c’est un choix du directeur artistique qui ne m’a pas frappé au moment même. En fait, les titres des morceaux sont dans l’ordre alphabétique. Il y a une logique quand même, ça ne m’a pas choqué.

Grégory Privat © Jean-Luc Goffinet
Grégory Privat © Jean-Luc Goffinet

Quelques semaines avant la sortie de « Phoenix » est sorti l’album solo dans la série « Paradis Improvisé », il s’intitule « Nuit & Jour » dans une ambiance complètement différente, on parlerait de romantisme classique…
G.P. : Oui, c’est tout à fait vrai.

La musique est improvisée ?
G.P. : C’est un rêve que j’ai pu réaliser grâce à Hélène Dumez. L’idée du projet était d’inviter une pléiade de pianistes à venir jouer sur son Steinway dans son appartement à Marseille. C’était assez incroyable parce que ce n’est pas un studio, on y entend les bruits ambiants. Hélène a ce magnifique piano Steinway, mais aussi un piano droit sur lequel j’avais déjà joué lors d’un concert organisé chez elle; à l’époque, elle n’avait pas encore le grand Steinway. Et pour l’enregistrement du disque, j’ai eu envie de jouer sur le piano droit avec un son un peu étouffé et enveloppant : on a gardé la sourdine et mis des pinces dedans. Comme je venais d’enregistrer un autre album solo « Yom » qui est assez écrit, je voulais ici casser complètement l’idée en jouant de façon improvisée. Je ne voulais rien préparer, je suis arrivé avec des idées fraîches, et j’ai fait 26 pistes d’improvisation, j’ai gardé les huit plus cohérentes. Et j’ai gardé les trois pièces jouées sur le piano droit, ce sont les trois premiers morceaux de l’album, intitulé « Nuit ». Le son est complètement différent. Dans les morceaux « Jour », enregistrés sur le grand Steinway, le son est plus clair.

Grégory Privat
Phoenix
Buddham Jazz

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin