Ibrahim Maalouf

Ibrahim Maalouf

Ibrahim Maalouf donne du « s3ns » à sa musique.

L’album « s3ns » vient de paraître, hommage à la musique latine, cubaine principalement. Cet album, Ibrahim Maalouf viendra le présenter en mai au Mithra Jazz à Liège et au Cirque Royal à Bruxelles.

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin

(c) Yann ORHAN

Votre nouvel album traduit votre amour poule la musique latino-américaine. D’où ceci vient-il ?

Il y a les liens qu’il peut y avoir entre la musique orientale et la musique latine, plein de points communs. Je vis avec la culture latine depuis toujours : une partie de ma famille vit au Chili, une autre à Cuba, au Brésil, il y a un lien assez fort avec ce continent. Je travaille aussi depuis longtemps avec des artistes sud-américains comme Angel Parra aujourd’hui disparu, le fils de Violeta Parra, avec la chanteuse mexicaine Lhasa de Sela, qui m’a poussé à faire mon premier album il y a 17 ans. Même si j’avais déjà fait quelques incursions dans la musique sud-américaine, je ne l’avais jamais fait avec l’idée d’aller aussi loin. 

La trompette fait partie des instruments très présents dans la musique latine.

J’aime les cuivres même si je ne suis pas un passionné de trompette, j’ai appris à l’apprivoiser, à vivre avec, à créer, mais dans la musique orientale, il n’y a pas beaucoup de trompette. Mais j’aime le jazz afro-cubain comme Dizzy Gillespie l’a pratiqué. 

Trois pianistes cubains sont invités sur l’album.

Trois pianistes : Roberto Fonseca, Harold Lopez-Nussa et Alfredo Rodriguez que j’ai rencontré par Quincy Jones. Il y a une école cubaine du piano : ce sont des profs russes, forts de leur culture classique qui apprennent les grands compositeurs russes et ces jeunes cubains ados ont mêlé cet apprentissage technique très dur avec leur culture, ils découvrent le jazz et y mêlent cet apprentissage classique. 

(c) Yann ORHAN

Vous êtes toujours aussi fidèle à vos musiciens belges.

Mes musiciens belges sont eux aussi extraordinaires : Eric Legnini, François Delporte, Stéphane Galland. J’ai déjà fait entre six et huit albums avec eux, ce sont des musiciens que j’adore, on est amis. On se respecte musicalement, ces atomes crochus humains et musicaux. Avant Stéphane j’avais aussi un autre batteur belge, Xavier Rogé. 

Pouvez-vous expliquer le titre de l’album avec ce « 3 » à laplace du « e » ?

S3ns : le 3 car le mot a trois significations indépendantes : signification, direction, et les cinq sens. Je considère que c’est une seule et même chose, les trois ne sont pas dissociables ; en fonction de nos cinq sens, on ne perçoit pas les choses de la même manière, on ne prend pas les mêmes directions et en fonction de ces directions, vous allez décider par exemple en sortant de l’hôtel, d’aller à gauche ou à droite, votre avenir ne sera pas le même, vous allez prendre un taxi et cette rencontre va peut-être changer votre vie… Les trois significations du mot sens, ça ne m’étonne pas que ce soit le même mot qui le désigne. J’ai inventé le mot avec un 3 parce que ça signifie les trois sens. 

Et le rapport avec la musique cubaine ?

Il n’y a pas forcément un rapport avec le style musical, c’est un outil, il y a la forme et il y a le fond. On raconte des choses avec la musique. On est à la fois investi dans la composition, la technique musicale et ce qu’on veut lui faire dire. Dans le livret du cd, j’explique ce que chaque morceau signifie, tout est expliqué, il y a toujours un lien. Je fais rarement une musique sans qu’il y ait un lien avec la réalité. Une idée derrière ce que j’essaie de raconter. 

La citation du discours est dans ce sens assez claire.

C’est un discours historique. Le message d’Obama est tellement fort qu’il dépasse toutes les considérations actuelles. Il n’y a jamais eu un discours aussi pertinent : il y a le président de la plus grande puissance mondiale qui se rend dans un pays ennemi dans le but de faire la paix avec son ennemi juré de toujours, des décennies d’embargo d’appauvrissement, tous ses prédécesseurs ont pris des décisions radicales contre ce pays. Et Obama tend la main en citant la poésie d’un écrivain de ce pays, c’est un signe une symbolique incroyable. Imaginez demain un dirigeant israélien à Gaza qui cite un poème palestinien, ça n’existe pas ! C’est une preuve de résilience incroyable d’un homme que le monde entier regardait et qui savait que ses paroles allaient représenter quelque chose. Quand on te donne la mission de sauver un processus de paix, le geste d’Obama revêt une symbolique au-delà de l’économie et de la politique, il y a un geste humain qui est de l’ordre de la résilience. 

(c) Yann ORHAN

Tout comme dans le discours d’Allende.

J’ai aussi repris les paroles d’Allende qui savait qu’à la fin de son discours, il allait être emmené pour être assassiné. Il le dit dans son discours, il sait que son peuple l’écoute, que le monde entier l’écoute. Il dit « C’est pas grave parce qu’après moi d’autres prendront le relais, poursuivront cette quête » Quel message de résilience ! C’est un symbole très fort. La troisième voix, c’est la voix de ma fille à un an que j’ai filmée quand elle essayait de marcher, elle tombait, puis se relevait et riait, et plus elle tombait plus elle riait. Cet enfant qui cherche à se mettre debout, il y a une résilience incroyable dans sa démarche et je trouve que ces trois-là, celui qui est face à la mort, celui qui est face à l’adversité, celle qui est face à sa nature, je trouvais que c’était trois manières de donner du sens à cet album, cette source intarissable qui est en nous de se reconstruire. 

Quand on voit la situation aux USA ou au Chili, l’optimisme n’est pourtant pas de mise…

Ce n’est pas la finalité qui compte, mais le chemin qu’on parcourt, on apprend tous de nos erreurs. Je pense que si je réfléchis de cette manière-là, c’est parce que au fond de moi je suis quelqu’un de cynique, et la meilleure manière de soigner ce cynisme c’est la créativité. Pendant toute mon enfance, j’ai vu mon pays se faire défoncer. Je suis né dedans. Quand ma mère ou ma grand-mère me racontent les circonstances de ma naissance, cet hopital qui se faisait bombarder alors que ma mère m’y donnait naissance, je sais qu’on ne peut être indifférent à cette histoire, même si je n’en ai pas eu conscience au moment même, mais les années qui ont suivi jusque dix-douze ans , quand on arrivait vers la France et que l’avion a fait demi-tour et atterissait à Chypre où on passait deux ou trois nuits avant de prendre un bateau qui allait arriver tous feux éteints près des côtes françaises… Il ne fallait pas qu’on nous repère, je m’en souviens comme si c’était hier, ça donne une vision du monde autre que celle de la génération Disney. C’est peut-être ce qui a suscité une sorte d’optimisme permanent chez moi… Je me souviens que lors de la tragédie du Bataclan, c’était moi qui rassurait mes amis parce qu’ils n’avaient jamais fait face à cela dans leur vie, alors qu’au Liban on le vivait tous les jours… Au fond cette résilience devient une forme de philosophie qui est un peu l’antidote face au cynisme de celui qui nait dedans. Je me suis rendu compte après l’enregistrement et après avoir joué quelques fois l’album que c’était mon disque le plus joyeux et festif. Dans les autres, il y avait quelque chose de plus sombre.