Ibrahim Maalouf : le relais

Ibrahim Maalouf : le relais

Ibrahim Maalouf © Quentin Perot

Entretien avec le trompettiste franco-libanais, en marge de la sortie d’un nouvel album : « Trumpets of Michel-Ange ».

« Chaque album est un peu comme le travail d’un réalisateur de cinéma qui enchaîne une comédie, un policier et un drame. », disiez-vous. De la même façon, vous proposez à chaque sortie la découverte d’un univers différent.
Ibrahim Maalouf : Oui, de mon côté, j’éprouvais le besoin de revenir à quelque chose de fondamental dans mon éducation musicale, dans ce d’où je viens. Certaines mélodies de l’album existent dans ma tête depuis des années et des années ; ça a même fait rire les gens de ma famille, car certaines mélodies, je les jouais vers douze ou treize ans à la trompette à la maison. Donc oui, il y a vraiment une histoire derrière tout ça qui est très ancienne. Moi, ce moment je l’attendais en tout cas.

«Pour cet album-ci, on est vraiment plus en adéquation avec la vision de mon père, avec ce qu’il aurait aimé que je fasse depuis toujours.»

C’est aussi une frustration que vous comblez pour votre père puisque vous me disiez que cette trompette à quart de ton vous ne l’utilisiez pas comme lui l’aurait voulu.
I.M. : Vous avez raison. Pour cet album-ci, on est vraiment plus en adéquation avec sa vision, avec ce qu’il aurait aimé que je fasse depuis toujours. C’est pour cette raison que l’album lui rend un peu hommage et qu’il y a sur la pochette une photo de son papa à lui qui a été son inspiration. La photo de la pochette date de 1925, c’est la photo de la fanfare que mon père écoutait quand il était gamin et dans laquelle jouait son propre père. Il y a donc un vrai parallèle, une continuité avec ce qu’il aurait voulu que je fasse.

Ibrahim Maalouf © Quentin Perot

Il y a quelque chose de très naturel dans la musique de « T.O.M.A », on a l’impression qu’il a été réalisé lors d’une fête, en live, et sans studio. Est-ce le cas ?
I.M. : C’est exactement ça ! Il n’y a que des instruments organiques sur le disque, pas d’électronique, pas d’effets spéciaux, c’est comme la fanfare qui est sur la photo, mais à une autre époque et avec le même ADN. Il n’y a pas vraiment de production comme on fait en studio où on remet de la batterie ou de la basse, où on corrige une fausse note ; je voulais ici qu’on entende les gens qui dansent autour de nous. Ça a vraiment été enregistré en condition de live, ça donne en effet ce côté plus authentique que les productions d’aujourd’hui.

Les claquements de mains n’ont pas été ajoutés ?
I.M. : C’est nous les musiciens, mais aussi les techniciens, les gens qui assistaient à l’enregistrement qui tapent dans les mains. On a filmé certaines séquences et on va les sortir ; vous verrez les gens qui dansent autour de nous et qui font la fête en nous encourageant, en applaudissant comme le fait un public lorsqu’il est content.

«La musique est un prétexte pour se connecter.»

Il y a toujours une volonté chez vous d’expliquer une démarche musicale. Vous en éprouvez le besoin.
I.M. : Vous avez raison, je ne sais pas pourquoi, il faudrait faire une thérapie sur le sujet (rires). Plus sérieusement, il n’y a pas que la musique, il y a aussi le fait de se connecter les uns aux autres, pour partager la joie, passer de beaux moments, éventuellement souffrir ensemble. La musique est un prétexte pour se connecter. Quand j’ai enregistré mes deux ou trois premiers albums et que personne n’en voulait chez les éditeurs de musique, on me disait que personne ne comprendrait ce que je joue. Pourtant, ma musique n’est pas si compliquée, c’est juste un mélange de styles qui imprime une couleur musicale qui colle à notre époque. Et je me demandais pourquoi les gens ne comprenaient pas ce que je faisais. Que les gens aiment ou n’aiment pas ce que je fais n’est pas si important, ce qui m’importait c’est qu’ils comprennent. Alors même si la musique est une religion pour moi, on ne peut nier que passé par l’écrit, un texte de présentation sert à comprendre ce que je fais, d’où ma volonté d’expliquer les choses. C’est pour ça que sur la pochette, les textes sont très importants pour moi. Mettre le nom des musiciens, des personnes qui ont fait la captation du son, tout ça permet de mieux saisir la musique.

Ibrahim Maalouf © Quentin Perot

L’album, c’est l’histoire d’un mariage tel qu’il se passe dans votre pays d’origine ?
I.M. : Pas tout à fait. Pour moi c’est plus une union qu’un mariage. Mais je parle de mariage parce que ça a une dimension un peu romantique, mais l’idée c’est plutôt l’union collective. Il y a l’idée de créer une continuité, de créer une famille, construire quelque chose, et transmettre quelque chose, sa culture qu’on a héritée d’une histoire. Il y a une forme d’éternité qui donne une valeur à ce qu’on est. On est un passage de relais, et c’est de ça qu’il s’agit surtout.

«Si un jour on joue de cet instrument partout dans le monde, j’aurais réalisé le rêve de mon père.»

Le titre de l’album fait référence à la trompette dont vous avez hérité de votre père, et dont vous assurez aujourd’hui la confection.
I.M. : Celle dont je joue sur l’album n’est plus celle d’origine de mon père – celle-là, je la conserve précieusement – mais c’est exactement le même modèle que celle inventée par mon père il y a presque soixante ans. Au-delà d’être le titre de l’album, « T.O.M.A. » est aussi une nouvelle marque de trompette avec une nouvelle histoire qui démarre. C’est aussi une académie que j’ai créée et qui s’appelle « Les Trompettes de Michel-Ange ». Quand j’étais enfant, mon père me disait que plus tard je verrais tous les trompettistes du monde jouer de cette trompette, sauf que mon père n’était qu’un petit professeur dans une école parisienne, qui travaillait pour nourrir sa famille. J’ai malheureusement été un peu le seul à s’intéresser à l’instrument… Après avoir sorti dix-neuf albums, il fallait que je marque ce relais pour que l’instrument soit dans la lumière. Et les choses vont plus vite que je ne l’espérais : sur le disque, il y a quatre musiciens qui pratiquent cette trompette, dont un qui est libanais d’origine, ce qui m’a touché profondément. Et si d’ici quelques années, on joue de cet instrument en Espagne, aux Etats-Unis, en Egypte… partout dans le monde, j’aurais réalisé le rêve de mon père, je lui aurais rendu tout ce qu’il m’a donné. Il y aura ce passage de relais.

Ibrahim Maalouf ‐ TOMA © Ibé

Dans un entretien précédent, vous me disiez aussi rêver d’enregistrer un album inspiré par la littérature de votre oncle Amin Maalouf.
I.M. : C’est étonnant que j’en aie parlé, sans doute parce que vous m’aviez posé la question. Amin et ses écrits m’accompagnent depuis que je suis jeune. C’est grâce aux écrits de mon oncle que je maîtrise un peu la langue française. C’est aussi lui et ses textes qui m’ont accompagné dans mes valeurs, la manière dont je vois le monde, dans la manière dont je me vois moi comme immigré d’origine arabe dans un monde occidental… Ses écrits ont beaucoup contribué à cela… Je sens qu’un jour je m’y attellerai, ça fait partie des choses que j’ai très envie de faire… Mais oui, il y a vraiment une source d’inspiration intarissable dans les livres d’Amin.

En relisant les quatre entretiens que nous avons eus en une dizaine d’années, un moment m’a frappé : vous aviez exprimé le désir, le rêve d’être un architecte pour participer à la reconstruction de Beyrouth. Aujourd’hui, ce rêve prend une dimension particulière. Avec le recul, ne pensez-vous pas que vous exprimez mieux, avec la musique, la tragédie qui se vit là-bas qu’en étant un architecte au Moyen-Orient ?
I.M. : En tout cas, l’actualité m’a donné raison. Quand je vois l’indifférence face à cette violence aujourd’hui, je n’aurais sûrement pas supporté de faire ce métier d’architecte, et encore moins au Moyen-Orient. Voir tout disparaître en fumée, la menace qui plane sur le Liban comme dans les années 70. J’ai cette phrase que je dis de temps en temps : en fait, ce que je fais c’est un peu de l’architecture. Au lieu de changer l’environnement dans lequel on vit quand on a les yeux ouverts, je contribue, en faisant de la musique, à l’environnement dans lequel on vit quand on a les yeux fermés. Cette architecture sonore, elle est saine, elle est incassable, on ne peut la détruire, et je pense vraiment que j’ai fait le bon choix pour mon équilibre psychique et familial. Si l’état du Moyen-Orient est préoccupant, je pense que l’état du monde est aussi très inquiétant, comme l’acceptation de la mort de gens innocents aux yeux de tout le monde et en direct. Au-delà du drame que représentent tous ceux qui disparaissent, comment ne pas craindre ce qu’on pourrait nous infliger dans les années qui viennent. Plus je suis dans ma musique et plus je tiens le coup. La musique l’a emporté.

Ibrahim Maalouf en concert : le 18 décembre à l’OM (Seraing) et à Anvers (De Roma) le 19 décembre.

Ibrahim Maalouf
Trumpets of Michel-Ange
Mister Ibé

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin