Ibrahim Maalouf, Live Tracks 2006-2016

Ibrahim Maalouf, Live Tracks 2006-2016

Ibrahim Maalouf, Live Tracks 2006-2016

IMPULSE! 

 Un cédé et un dévédé des meilleurs enregistrements pubics d’Ibrahim Maalouf. Le cédé propose 9 titres pour 67 minutes. La majorité des morceaux provient de concerts donnés dans deux salles, celle du Zénith à Nantes et l’Olympia à Paris; l’exception étant un morceau interprété à Istanbul. Remarquons la présence de deux musiciens belges de renom : Eric Legnini (claviers) et Stéphane Galland (batterie) dans une bonne partie des morceaux et quasi tous pour Galland. Et un morceau avec Juliette Gréco, ainsi qu’un autre avec la Maîtrise de Radio France.

Je le dis d’emblée et sans ambages, ce cédé m’a déçu. J’avais beaucoup aimé “Kalthoum, mais, déjà, “Red and Black Light” m’avait déconcerté; j’y subodorais une démarche musicale qui tendait vers une certaine forme de commercialisation aux dépens de la création artistique qu’on entendait brillamment interprétée dans Kalthoum, une forme d’hommage musical – pareil à de l’amour – à une grand chanteuse disparue qui, simultanément, atteignait les voûtes du tout grand art. Je commencerai par ce qui est incontestablement réussi et d’un niveau d’excellence et de brillance artistiques sans le moindre froncement de neurones.

True Sorry (Olympia, Paris), joué dans sa version sans chœur d’enfants ni vocalise (cf. une autre version dont mention ci-dessous) est une belle réussite. On entend ici ce qu’il y a de plus expressif et de mieux inspiré chez Maalouf. Le climat de ce qu’il joue à la trompette y est d’un orientalisme musical pur, éthéré, mais sans kitsch, les sonorités rehaussés par de la réverbération et de l’écho qui mettent en valeur certains passages, comme par exemple ces magnifiques aigus (01:04/01:15). De l’art en vérité avec de prégnantes pérégrinations et arcanes sonores de notes à la trompette réminiscentes de ces maîtres de l’oubli de soi autant psychique que musical, par le biais de la transe instrumentale ou vocale, itérative à l’infini (cf. la musique soufi ou Oum Kalthoum, par exemple). Et, les voix en backing d’une différente mélodie à la fin ne gâchent aucunement le très beau climat créé. Un petit bijou en vérité c’est l’avant-dernier morceau Your Soul (Zénith, Nantes) où le pianiste, sans doute Eric Legnini (le livret d’accompagnement ne donne pas de dates exactes ni de personnel pour les morceaux du cédé) nous expose une fabuleuse création, d’un toucher tout en douceurs par moments avec usage de la pédale de résonance.  C’est divin et, plus tard (> 01:1), on se croirait parachuté dans l’univers de Chopin et, notamment, dans l’un des préludes (je pense celui en Do mineur, cf. 01:48/02:20), mais ici joué avec plus d’exubérance sonore, panachée d’une touche jazzy et d’une créativité maximale. Le dernier morceau également au Zénith, Beirut, nous fait entendre la beauté d’expressivités sonore et artistique dont Maalouf est capable. Il interprète une mélodie simple après une très belle introduction au Fender Rhodes et un commencement d’intervention avec des sonorités crépusculaires tout au début. Il transcende ensuite le débit avec de superbes sons clairs tranchants, sur unique accompagnement d’un clavier Fender Rhodes {sans doute Frank Woeste. Et c’est là du grand art.  Maalouf revient à la surface sonore après un intermède au Fender Rhodes, ici déjà avec des digressions et embellissements aux sonorités plus infléchies par moments et qui rappellent l’Orient de ses origines musicales. La suite du morceau ne déçoit pas : changements de climats et de style avec l’usage du quatrième piston de la trompette (> 05:29), des contrechants orchestraux en crescendo dramatique (deux autres trompettistes sont présents dans la formation), et un solo de guitare rock de François Delporte, tout à fait déjanté avec de beaux effets d’équipement sophistiqué, mais superbe de teneur stylistique. La finale fait miroir au début du morceau.

Un morceau joué à l’Olympia, True Sorry, l’est avec l’accompagnement du chœur (pour enfants) de la Maîtrise de Radio France. Après une introduction au Fender Rhodes, on entend une mélodie que décline Maalouf, un peu sentimentale sans être vilaine, ensuite des voix célestes y font écho par modulations agréables. 01:46, une voix chante en vocalise. Toutefois, on est ici loin de Vocalise de Rachmaninov ou de la vocalise de chœur à bocca chiusa dans Butterfly. Bon, c’est un gosse, soit. Mais Maalouf a tout de même un extraordinaire niveau instrumental et un mental à l’égal des meilleurs sur le plan de la créativité, il est aussi capable de morceaux qui confinent à l’excellence. Pourquoi dès lors se prêter à de telles expériences qui ne sont ni transcendantes ni pérennes sur le plan musical ? J’ai remarqué quelque chose d’amusant avec ce morceau, quand j’actionne le bouton d’avancement ou de recul rapide de la commande, j’entends au fond dans ces mélodies que chantent ces choristes de la Maîtrise le phrasé de trompette de Maalouf. Et il faut peut-être saluer cette constance stylistique. Je m’abstiendrai de commentaire sur la Javanaise où Maalouf entrelace de tendres contrechants lyriques autour des notes chantées ou parlées que pose la voix de Juliette Gréco, accueillie à l’issue de cet air, avec tout le respect dû à une Dame qui, rappelons-le, vécut une aventure avec Miles Davis venu à Paris pour enregistrer la musique du film de Louis Malle (“Ascenseur pour l’Échafaud”), en 1957, même si sa voix a entretemps pris près de 60 ans d’âge.

Mais là où je démissionne sur le plan artistique et me dis que soit je glisse vers le syndrome des 4 planches par cerveau avachi, soit que je ne suis plus au courant de ce qui se perform dans le monde du divertissement (entertainment est un terme anglais que je préfère, la nuance est plus exacte) par laxisme de papy, ce le fut quand j’écoutai Red and Black Light exécuté au Zénith de Nantes.  Après une très éblouissante introduction au piano par Legnini, ne voilà-t-il pas que Maalouf nous confie qu’il a eu un rêve – en pyjama ! – d’associer le public par un chant. Et, mettant la main à la pâte, il nous décline une agréable rengaine facile à retenir pour les lobotomisés de l’écran total, 4 notes différentes (mi/sol/ré/fa/mi) qu’un public enthousiaste et aux velléités artistiques décidément affirmées se met aussitôt à fredonner en chœur.

On est ici de plain-pied dans les ‘Feel good songs, sing along, folks !’. Bon, d’accord, la France a de fantastiques musiciens dans tous les domaines dont certains ont une auréole internationale bien méritée. Mais quand on a entendu tant de fois la Marseillaise entamée par des foules aussi exaltées que nulles en chant (et le pompon ce fut Ségolène Royal dans un des territoires français d’Outre-Mer, j’ai rarement entendu une voix aussi fausse!). En Turquie, avec Will Soon Be a Woman, on remet cela, mais là, il me semble que les voix sont un rien plus léchées. Et, les Turcs ont embrayé plus rapidement (dès la réitération d’un riff assez simple). Notons que dans ce morceau, il y a de beaux artifices pyrotechniques à la trompette et certaines virevoltes de notes (ex. > 03:01) à 4 pistons. Dans Nomade Slang, si le morceau démarre très bien (> 01:09) sur un beat oriental/bulgaro-turc, passant par après à un solo de Fender Rhodes (02 20) joué dans le style de ce qui se faisait dans les années 70 en jazz électrique, puis à une brillante intervention de Maalouf (04:11) avec une très belles sonorité en réverbération/écho, dans laquelle on entend avec délice des choses au niveau de Kalthoum, puis la douche froide, abrupte, et la chute abyssale (> 09:16) où, sur fond de claquements de mains (‘yeah, get along, folks!’} et de riffs de trompette, Maalouf demande au public du Zénith ‘Est-ce que vous savez danser?’  Et là, je flippe pour la dernière fois. OK, j’adore les Négresses Vertes ou des groupes à vocation un rien festive comme Jaune Toujours, mais entendre Maalouf, un musicien doté d’un immense talent qui le galvaude à rameuter un public par des trucs de pur divertissement, c’est trop pour moi.  Imaginons que Coltrane, Miles Davis ou Parker, aient un soir de concert devant un public ravi d’avance déclamé ‘Clap your hands, folks, let’s sing together and have a funky good time’ et on peut imaginer le public chanter à bocca chiusa Naima ou A Night in Tunesia!  Quel pied!

On m’a récemment dit combien rapportait à des musiciens sérieux et doués une soirée dans un club belge. Je comprends donc, quand je vois les photos des masses de spectateurs présentes aux concerts de Maalouf – dignes d’un concert de rockers décatis -, que faire rentrer de l’argent dans une entreprise orchestrale permet de poursuivre l’aventure et de réaliser ses désirs musicaux.  Toutefois, en ces temps d’abêtissement musical croissant, notamment dans le domaine de la musique pop, faut-il descendre au niveau du plus petit commun dénominateur et flatter dans le public ce qu’il y a de plus primitif en l’associant à rythmer un accompagnement ou, pis, à chantonner en chœur une rengaine ultra simple ?  C’est du show cela, de l’entertainment, et non de l’art.

Roland Binet