IWD #1 : Clémentine Ristord (Citizen Jazz, France)

IWD #1 : Clémentine Ristord (Citizen Jazz, France)

Clémentine Ristord © Franpi Barriaux

La Grande Lucette !

Un portrait ne peut pas être qu’un instant figé, à l’image d’une photographie. Il faut souvent aller plus loin, chercher les détours, regarder au-delà de l’image. La multianchiste Clémentine Ristord est intrinsèquement l’exemple d’une artiste qu’il faut présenter sous divers angles pour bien comprendre le chemin parcouru et celui qui s’annonce. Fondatrice du quintet Petite Lucette et membre du Raffut Collectif, elle s’impose aujourd’hui parmi les musiciennes qui comptent, en toute discrétion.

Car il y a une dualité très intéressante qui apparaît dès qu’on se penche sur les différents orchestres de la grenobloise, diplômée du CNSMDP section jazz en 2022. Une de ces dualités qui apporte davantage de cohérence que de rupture. De Tisser les Ombres, trio qu’elle mène avec son alter ego le contrebassiste Pierre-Antoine Despatures, un orchestre d’improvisation qui revendique la notion de Folklore Imaginaire jusqu’à Petite Lucette, quintet explosif sélectionné dans la neuvième cohorte de Jazz Migration, on pourrait songer qu’il y a un monde, voire plusieurs. Mais ce serait oublier que chacun de ces astres a une face cachée et une force d’attraction qui les attirent entre eux ; c’est dans ces liens et ces limbes que se cache la vraie personnalité musicale de Clémentine Ristord : « Je m’inscris dans le vaste champ du jazz ou plutôt des musiques improvisées. Je compose, et j’ai principalement une activité en tant que leadeuse. Si ce sont mes projets les plus faciles d’écoute qui ont émergé ces derniers temps, d’un point de vue médiatique ou autre, une autre partie de moi cultive toujours une musique très improvisée, avec une approche radicale ».

«On voulait faire danser avec nos compositions, mais parfois c’était bien trop complexe pour que le bal puisse prendre.»

Clémentine Ristord © Franpi Barriaux

Cette radicalité, elle transparaît pourtant dans Petite Lucette, à travers de soudaines ruptures ou des petites explosions, comme des bulles de joie. Né dans le contexte d’Uzeste : « C’est en 2019 que j’ai créé Petite Lucette, suite à plusieurs expériences de bal au festival d’Uzeste, avec des musiciens de jazz, de musiques improvisées qui, la nuit tombée, changeaient de costume et devenaient musiciens de bal. Côtoyant la compagnie Lubat, j’ai compris à quel point cette complémentarité était importante, ces différentes postures du musicien sont essentiels pour ne pas s’enfermer soit dans une tour d’ivoire de la création ou dans un rôle de divertissement sans âme. C’est pourquoi j’ai voulu créer Petite Lucette. Au début, on mêlait un peu les deux, on voulait faire danser avec nos compositions, mais parfois c’était bien trop complexe pour que le bal puisse prendre… On a beaucoup appris en se mettant dans cette posture, nous qui étions plutôt habitués au format « concert ». Le bal, c’est hyper exigeant, et on apprend toujours ! »

Une école qu’il faut désormais transcender, en retrouvant tout le relief du projet ; puisqu’il serait facile de ranger Clémentine Ristord et le quintet parmi les groupes de bals, comme il en existe tant, d’Uzeste et d’ailleurs. Mais de la même façon que la remorque-scène ambulante conçue pour l’occasion était une manière rapide et indépendante de se déplacer, il était aisé de prendre les chemins de traverse. La sélection par Jazz Migration a accéléré un processus d’élargissement du répertoire, plus profond qu’une simple mutation. Pour « Incendier les tristesses », un disque à paraître dans le courant de l’année, l’orchestre va sous-tendre des directions déjà en gestation : « On part sur des choses plus libres, chaque morceau raconte une histoire, avec un côté assez cinématographique, parfois un peu humoristique, avec un travail sur les timbres et la complémentarité de jeu (vibra/batterie par exemple). C’est globalement un répertoire qui est beaucoup plus intérieur et beaucoup plus sombre que notre premier album et notre bal. Un peu un reflet de notre sentiment face à la société aujourd’hui et le futur peu désirable qui nous attend… Une sorte de catharsis, pour pouvoir aller danser après et trouver de la joie dans le collectif. »

Clémentine Ristord © Franpi Barriaux

Une approche assez politique, qui sous-tend beaucoup de choix esthétique et la volonté de construire un collectif qui appartenait plutôt à la génération précédente, celle des Vibrants Défricheurs, dont Papanosh est un modèle pour Ristord et Petite Lucette : « J’ai été frappée à quel point mes compagnons de jeu, d’études, collègues, ou peut-être simplement notre génération, nous sommes obnubilés ou happés par nos trajectoires individuelles. » Le collectif, très cohérent, montre un goût certain pour les musiques traditionnelles des différents bassins français. C’est ce qui apparaît en creux dans Tisser les Ombres, où plus sûrement dans La Cozna, l’orchestre le plus abouti de Clémentine Ristord et du Raffut Collectif. Un orchestre avec ses violoncelles, qui a conduit l’habituelle joueuse de saxophone soprano à se tourner vers la clarinette basse (où elle excelle) pour travailler une pâte orchestrale proche de la voix.

Car on peut être les deux pieds dans le jazz, citer Lee Konitz, le Liberation Music Orchestra et Carla Bley comme des références, et se trouver davantage de points communs avec la scène des musiques trads, ne serait-ce que sur un positionnement politique : « Ça pose la question de l’héritage, d’où vient la musique qu’on joue, pourquoi on la joue, dans quoi on s’inscrit… Avec le trad, on ouvre la question du territoire, à toute petite échelle (…). Je me reconnais davantage dans les revendications des musiciens de ce milieu, dans leur positionnement en tant qu’artiste, plutôt que dans le milieu du jazz aujourd’hui, où j’ai parfois l’impression que ces questions politiques ne sont plus posées au profit d’une recherche artistique « pure » et tournée vers elle-même : ce n’est pas dans cette pratique-là que je veux m’inscrire. » Ainsi, dans la droite ligne d’orchestres et de collectifs comme La Novia ou Sourdure, et dans les traces de ce que l’ARFI produit depuis des décennies, Clémentine Ristord présente une facette neuve et radicale de cette discussion permanente entre la création contemporaine et les musiques traditionnelles, avec un regard distancié et inscrit dans la vie de la cité. La jeune musicienne a encore beaucoup de choses à nous montrer. Une seule chose est sûre : elle compte énormément dans le paysage actuel et n’a pas fini de nous étonner.

Une publication Citizen Jazz

Propos recueillis par Franpi Barriaux (Citizen Jazz)
Cet article est publié simultanément dans les magazines européens suivants, à l’occasion de « Groovin’ High », une opération de mise en avant des jeunes musiciennes de jazz et blues : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), Jazz-Fun (DE), Donos Kulturalny (PL), In&Out Jazz (ES) et Salt Peanuts (DK, SE, NO).