Jazz européen aux accents contrastés (Jazz Brugge 2012)
Du 4 au 7 octobre, au rythme de 4 à 5 concerts par jour, la sixième édition de “Jazz Brugge” a proposé une immersion pleine de surprises en plein coeur du paysage pour le moins contrasté du jazz européen actuel.
Ainsi, de l’écriture très ancrée dans la tradition baroque, au travers du projet Monteverdi de Michel Godard (avec chanteuse lyrique, serpent, théorbe et chilemie), à l’improvisation libertaire d’Evan Parker (saxophone ténor) en compagnie de Peter Jacquemyn (contrebasse) ou de Samuel Blaser (trombone) en complicité avec la batterie de Pierre Favre.
D’une rencontre enflammée entre musiciens bulgares (avec, notamment, un surprenant Nedyalko Nedyalkov au kaval, sorte de flûte en bambou) et jazzmen belges (un Aka Balkan Moon avec un Fabrizzio Cassol très discret) au Free Flamenco du pianiste David Pena Dorantes (avec Renaud Garcia-Fons à la contrebasse); d’un très savant projet multimédia des Lyonnais de l’ARFI, inspiré du Triomphe de la Mort de Bruegel (avec une inventive Laurence Bourdin à la vielle en complicité avec la trompette de Jean Mereu et le saxophone de Jean Aussanaire), à l’exubérance très racoleuse du Monk’n Roll de l’Italien Francesco Bearzatti ou l’électro-jazz d’Electric Barbarian avec DJ Grazzhoppa.
Un festival qui se décline aussi en trois scènes : la salle voûtée du Sint Janshospitaal, pour des concerts intimistes en duo, trio ou quintet; la salle de musique de chambre du Concertgebouw axée sur un superbe Steinway (une Irène Schweizer très sage revisitant Monk, un Hans Lüdeman partagé entre piano acoustique et piano “virtuel” aux dissonances étranges, un très brillant Kris Defoort multipliant les citations dans un déluge de notes et un Django Bates amoureux de Parker) et, enfin, la grande salle du Concertgebouw (le très lyrique trio d’Enrico Pieranunzi, le quartet d’Aldo Romano avec la trompette incisive de Fabrizio Bosso ou le Materia Prima un peu hétéroclite du bassiste portugais Carlos Bica).
Mais, avant tout, trois vrais coups de coeur : le trio interactif de Manu Hermia, l’impressionnant dialogue entre la voix de Claron Mc Fadden et le Artvark Saxophone Quartet et ce Vivaldi Universel – Saison 5 du Français Christophe Monniot en compagnie du quatuor de saxophones Arcanes. Sur la lancée de son album” Long Tales and Short Stories”, Manu Hermia établit un pont entre le post-coltranismede ses deux disques enregistrés en quartet avec le pianiste Erik Vermeulen et sa passion pour la spiritualité orientale (Le murmure de l’Orient dédié au seul bansuri), tout en évoluant vers un esprit beaucoup plus libre, plus free, en totale complicité avec l’inventivité constante de Manolo Cabras à la contrebasse et de Joao Lobo à la batterie.
La soprano Claron Mc Fadden avait été l’interprète principale de l’opéra “The Woman Who Walked Into Doors” de Kris Defoort et, dans la foulée, avait enregistré, avec le pianiste brugeois mais aussi le quatuor Danel et le tentet du Dreamtime, l’album “Conversations-Conservations” pour le label Werf. En compagnie des Néerlandais de l’Artvark Saxophone Quartet, elle aborde un tout autre registre avec une maîtrise remarquable. Quand elle vocalise, sa voix se mue en instrument pour épouser le choeur des quatre saxophones, mais elle peut tout aussi bien écrire de très poétiques paroles (un Ange Ou Démon chanté en français), engager un dialogue plein d’humour avec l’alto de Rolf Defos en citant Bruges et sa Brugse Zot ou donner vie à des textes du poète Richard Burns ou d’Alan Edgar Poe. Quant aux quatre saxophonistes, toujours en mouvement sur scène, ils peuvent devenir solistes chacun à leur tour ou transformer leurs saxophones en étonnants instruments à percussion. Une vraie découverte que l’on peut prolonger sur leur album “Sly Meets Callas”.
Christophe Monniot enfin… Avec son projet “Vivaldi Universel – Saison 5”, présenté d’abord au Rhino Jazz Festival et enregistré sur le label Cristal records, le saxophoniste français ouvre la sphère musicale à une réelle dimension politique : cette Saison 5, mise en abyme des Quatre Saisons de Vivaldi, est une mise en garde intelligente vis à vis du dérèglement climatique actuel. La suite musicale est d’ailleurs ponctuée d’extraits du troisième rapport d’évaluation du GIEC (Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’évolution du climat). Ecoutez ce qu’en dit Martial Solal dans son texte de pochette : “Une réussite totale. Tout y est: invention, technique, originalité, folie, sérieux, paroles, musique, modernité, classicisme.”
Voltigeant du sopranino, à l’alto et au baryton, Monniot propose une étonnante Salade De Saison” où se côtoient un printemps endiablé (Primavera) et un hiver tourmenté (Inverno Infernale). Les trois complices de son quartet sont parfaits : Emil Spanyi au piano et synthétiseur, Eric Echampard à la batterie et notre Michel Massot au tuba, soliste sur Automne et Primavera. Le quatuor Arcanes ne se limite pas aux ponctuations-citations des Quatre Saisons en contrepoint à la folie des compositions du leader mais chacun peut devenir soliste : Vincent David au soprano sur Collection Hiver-Été ou Damien Royannais omniprésent au baryton. Une musique savante mais doublée d’un humour corrosif transmis par ce funambule à la Tati qu’est Christophe Monniot. Ce n’est pas pour rien si, après avoir fait partie de la joyeuse bande de Tous Dehors et des Musiques à Ouïr, Daniel Humair a fait appel à lui pour son Baby Boom, Stéphane Oliva et François Raulin pour leurs Variations sur Lennie Tristano et Patrice Caratini pour son Jazz Ensemble. Et tous les festivaliers brugeois ont encore en mémoire son fabuleux concert de 2010 en quartet avec Joachim Kühn.
Prochain rendez-vous dans deux ans…
Claude Loxhay
A écouter:
Manu Hermia Trio, Long Tales and short Stories (Igloo Records)
Artvark Saxophone Quartet – Claron Mc Fadden, Sly meets Callas (Zennes records)
Christophe Monniot, Vivaldi Universel – Saison 5 (Cristal Records/Harmonia Mundi)