Jazz04 : le rallye au fil de l’eau
Jazz 04 au fil de l’eau est un agréable et sympathique « festival », entre guillemets, itinérant. Un « rallye » qui relie une poignée de lieux culturels liégeois entre eux. Comme son nom le laisse supposer, on suit (plus ou moins) les méandres de la Meuse pour aller d’un endroit à l’autre écouter un concert d’environ une heure. Cette quatorzième édition avait lieu ce dernier dimanche d’août et commençait, pour moi, à l’Aquilone.
Dans la charmante petite cour pavée et ombragée, on a dressé une tonnelle. Dessous, c’est Amlou, le duo du guitariste Mohamed Dziri et du trompettiste Antoine Dawans qui s’y produit. Idéal pour un dimanche midi (oui, il est midi). Les deux complices proposent un bouquet de ballades jazz parfumées à la pop et à la soul. C’est doux et très mélodieux, parfois mélancolique (« Après la pluie ») et parfois plus enlevé et optimiste (« Madrid », « Manivelle »). Le jeu de Dziri est clair et l’articulation nette et si l’on ressent parfois des accents latins ou funky, le guitariste n’hésite pas à saturer le son pour balancer un groove plus soutenu. De son côté, Antoine Dawans, au bugle ou à la trompette, délivre des mélodies aériennes avec souplesse, rappelant ici ou là Paolo Fresu ou Kenny Wheeler. Il s’aide aussi de quelques subtils effets au clavier qui finissent d’enrober des compos raffinées et parfaire une chouette identité au duo. À suivre.
Le temps d’emprunter les quais pour aller à l’Auditorium du Musée de La Boverie, il est 14 heures. Le trio du pianiste Wajdi Riahi présente le tout nouveau répertoire du disque qui sortira en janvier 2024 (release le 17 à Flagey). Entouré des fidèles Basile Rahola à la contrebasse et Pierre Hurty à la batterie, le pianiste tunisien plonge un peu plus dans ses racines maghrébines. Mais le trio évite intelligemment à forcer le trait. L’équilibre entre jazz (déjà influencé par une certaine musique classique française) et traditionnels tunisiens (le Stambeli qui tient fort à cœur au leader) est parfait. La musique est sensible, pleine d’âme et de sincérité. On y sent toute l’émotion monter comme une vague irrépressible. Wajdi croise les mains, fait courir les doigts, plaque les accords et impose un motif obsédant sur lequel Basile Rahola improvise et s’évade tandis que Pierre Hurty découpe le tempo. Il y a du plaisir dans cette musique, des sourires qui s’échangent et une complicité évidente lorsque tout s’accélère, dévie et invente. Wajdi Riahi s’accompagne aussi d’un chant plaintif sur quelques morceaux ou siffle sur un autre (en solo). « Inel Blues », « Road to… » ou encore « Choral Stambeli » nous emmènent dans un voyage nuancé entre contemplation et exaltation. On appelle ça « avoir le sens de la narration ». La classe.
Vers seize heures, on redescend la Meuse pour rejoindre l’An Vert où Michel Debrulle propose un solo surprenant dont il a le secret. D’abord, il joue de la batterie, bien sûr. Mais, ensuite, il vient au bord de la scène et, assis sur une chaise, déclame un texte du poète Ronald D. Laing, adepte de l’antipsychiatrie (« Nœuds »). Le rythme, les mots. Les mots, le rythme. C’est pertinent. Il retourne derrière ses tambours puis revient pour chantonner quelques onomatopées en dansant à la manière de Jean Rochefort dans « Le mari de la coiffeuse ». C’est amusant et touchant. Et cela devient plus mordant avec le texte de Paul B. Preciado (« Fais tes cartons ») qui pousse à la réflexion. Mais Debrulle sait amuser et rassembler. Après un « Menuet Transfiguré » aux drums et une impro à la grosse caisse de Binche, il invite tout le public à se lever et à danser « n’importe comment » sur une bande préenregistrée. Facétieux bonhomme.
Toute autre ambiance dans la salle du tout nouveau et très beau bâtiment B3 (inauguré en juin et qui abrite, entre autres, l’ancienne bibliothèque des Chiroux). Devant une table recouverte de mini claviers, pédales d’effets, de reverbs, de loop machines et autres delays, Lynn Cassiers. En face d’elle, assise sur une chaise, une multitude de pédales aux pieds et un trombone à la main, Nabou Claerhout. Le duo installe une atmosphère amniotique. Des bruits sourds, à la fois rassurants et inquiétants, puis des bourdonnements et des craquements deviennent de plus en plus clairs. Un chant, « filtré » et comme venu d’ailleurs, se distingue légèrement. Nabou apporte de la clarté, par touches et pulsations lentes et ponctuelles. Les sons se répondent, se distordent, s’évaporent puis s’amalgament. Lynn utilise des petits jouets, une crécelle, des casseroles, des pailles, des mini gongs. Puis la machine s’emballe, ça danserait presque. Le duo évoque l’enfance, l’évolution, le doute, la recherche. Il laisse une belle part de rêve et d’imagination au public. C’est une expérience sensorielle, entre musique contemporaine et enfantine, entre improvisations et ballades cosmiques. Et c’est toujours une (belle) aventure.
Le soir, et pour conclure une journée bien remplie, on se donne rendez-vous sur les hauteurs de la ville principautaire, au Jacques Pelzer Jazz Club. L’ambiance y est toujours aussi conviviale. Une bonne partie du public termine de déguster les fameux boulets avant de passer dans la petite salle, bondée, pour assister au concert d’Alex Koo. Le pianiste a reformé pour l’occasion son trio avec Lennart Heyndels à la contrebasse et Dré Pallemaerts à la batterie, un trio de haut niveau qui combine jazz très actuel, le bop et le classique. Il faut pouvoir doser les mélanges et c’est ce que font, plus que mieux, nos trois acolytes. Échange, écoute, prise de risques, partage, tout y est dès le premier morceau. Ensuite, Lennart introduit un thème en un long solo sinueux et mélodieux avant de reprendre le « balancier » et laisser le pianiste inventer à son tour. Alex a une approche assez contemporaine du phrasé, qui flirte parfois avec l’abstraction. Cependant, on ne s’y perd jamais et le trio, très connecté, relance toujours l’attention. Le drumming de Dré est sans nul doute l’une des clés de cette cohésion. Son groove est tellement élégant, tellement fin (il joue beaucoup des balais et fagots), c’est à la fois limpide et complexe. Ça foisonne d’idées à peine retenues, tout en force douce. Et puis, il y a aussi la façon insidieuse de jouer les rythmes composés sans que l’on s’en rende compte. Lennart Heyndels (sourire extatique aux lèvres) enrichit encore l’ensemble en créant des ponts et en nouant des liens et Alex Koo peut faire briller ses compos («Dune», « Desert Messiah », « Jonass », « Hey Man, We Should Play Something »). L’énergie est communicative. Rien n’est inutile, rien n’est « cliché ». Un concert captivant du début à la fin. Du grand art et, surtout, du plaisir.
Je n’ai pas eu l’occasion d’aller découvrir Neige avec Amélie Dechambre. Tant pis. Une autre fois certainement.
Merci encore et bravo à Jazz 04 de nous avoir offert un panorama de notre beau et éclectique jazz belge.