Jean-Paul Estiévenart intime…

Jean-Paul Estiévenart intime…

Dans la tête de Jean-Paul Estiévenart

Furie, tristesse, mélancolie, passion… Tout cela vous pouvez l’entendre dans la musique du trompettiste. Avec ce quintet, on a le sentiment d’un nouvel envol, d’une nouvelle facette du musicien. Rencontre matinale devant un croissant et une tasse de café le long du canal.

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin

Si la naissance du trio a tenu à l’absence d’un pianiste, on peut imaginer que pour un quintet, il faut un minimum de réflexion.

Le projet est né d’une carte blanche l’an passé pendant le festival du Marni. Ils m’ont demandé de proposer quelque chose… J’ai pensé à ces musiciens là avec qui je voulais former un nouveau groupe, et cette formule m’est venue à l’esprit : Antoine Pierre, c’était incontournable, je le connais depuis tant de projets, Nic Thys c’est quelqu’un que j’apprécie tant musicalement que humainement, Nicola Andrioli, je jouais déjà avec lui dans le groupe de Lorenzo di Maio, de Manolo Cabras… et ça a toujours très bien fonctionné. Romain Pilon, je le connaissais depuis l’avoir vu à Bruxelles il y a des années. Avec lui, j’avais envie de retrouver le son du quintet de Bill Evans avec Freddie Hubbard et Jim Hall, un son très moderne. J’ai trouvé vraiment quelqu’un qui joue dans l’esprit de ce que je voulais sur l’album. Lorenzo a un son plus électrique, Romain plus acoustique, une guitare vraiment jazz à la Peter Bernstein, un son très classique allié à un jeu très moderne. J’avais besoin de quelqu’un qui joue des mélodies et qui pense mélodiquement aussi. 

Et de toutes nouvelles compositions pour un nouveau line-up.

Pour les compositions, j’avais envie de mélodies assez simples, et qu’on puisse aller loin dans l’improvisation, sans pour autant tomber dans l’abstrait. On est carrément dans l’esprit jazz newyorkais acoustique qui se lance dans l’improvisation sans limite. Ça part de quelque chose de très simple, qui s’éclate un peu dans tous les sens. 

Avec un sentiment d’équilibre, d’apaisement qui donne le ton à l’album.

Le côté apaisé de certains morceaux tient beaucoup à la façon dont on a enregistré. En studio, j’avais la volonté d’enregistrer sans casque, on s’est placé en arc de cercle, très proches l’un de l’autre et l’ingénieur du son est venu placé les micros très proches. Du coup si tu joues trop fort, trop agressif, on n’entend plus le piano ni la contrebasse. Antoine a une dynamique beaucoup plus basse que ce qu’il fait d’habitude, ça donne une couleur apaisée que j’aime beaucoup. J’ai appris beaucoup avec cet enregistrement : pas besoin d’en faire trop, jouons cool, et la dynamique viendra sans que ce soit agressif. Le fait d’enregistrer ainsi, on s’est investi dans ce qu’on allait jouer, j’ai dit aux musiciens qu’il y aurait sans doute des fautes, mais je m’en foutais des fautes, ce qui comptait c’était la musique. 

Beaucoup de titres à consonance espagnole…

Oui, j’ai écrit toutes les compositions en Espagne, j’y parlais espagnol tous les jours avec ma belle-mère et ma femme, ça tient sans doute à ça. 

L’ingénieur du son a une grande importance.

Il y a un son qui provoque l’écoute, alors qu’en concert, on a tendance à forcer un peu parce qu’il y a un public. Déjà l’album du trio, le deuxième, était mixé par Vincent De Bast, c’est vraiment un génie du son, il ne pose jamais de questions, il entend tout de suite, il a l’oreille absolue, il entend le moindre détail, c’est vraiment impressionnant. Il s’investit pleinement dans un projet. 

Faisons un rêve : un des titres de l’album peut passer en prime time sur les ondes d’une radio de grande écoute, lequel choisis-tu ?

Un rêve… Il y a deux solutions, je crois. Je pourrais aller vers le morceau le plus simple, le plus accrocheur mélodiquement de l’album, « Barcelona », mais j’irais plutôt dans le sens de quelque chose de plus pêchu comme « Henri » avec Logan Richardson, on y sent vraiment l’énergie jazz, avec une grande improvisation tout en restant mélodique, le passage le plus avant-garde de l’album basé sur un compositeur de musique contemporaine du début du 20e siècle qui s’appelle Henri Tomasi, j’ai basé toute l’harmonie là-dessus. Sinon, on a toujours tendance à passer au grand public quelque chose qu’ils vont aimer. Si on met un morceau plus moderne, peut-être que certains vont accrocher… Il ne faut pas cacher le jazz, c’est important je pense. Il faut rester intègre.

Logan Richardson joue sur trois plages de l’album. Comment l’as-tu rencontré ?

J’ai joué à Liège il y a trois ans avec lui. Je l’avais rencontré déjà lors de mes séjours à New York où je l’ai entendu aux côtés de Nasheet Waits, Ambrose Akinmusire ou Walter Smith… Je lui ai dit que j’aimais beaucoup sa façon de jouer et que j’aimerais jouer un jour avec lui. Et la Maison du Jazz de Liège m’a appelé pour jouer un hommage à Ornette Coleman au festival et j’ai tout de suite pensé à Logan. Il ne joue pas du tout comme Ornette, mais au moins avec lui j’allais pouvoir jouer les thèmes d’Ornette sans que ça sente vraiment copie. Il est venu expressément pour ce concert. Je l’ai rappelé pour le quintet. 

Inviter un Américain, c’est important ?

C’est clair que c’est une volonté de jouer avec un Américain, tu sens l’énergie très différente de ce que on a ici. Avec Logan, on sent qu’on a affaire à une future grande figure du jazz. Comme Ambrose, ce sont des musiciens qui changent le courant du jazz tout en sonnant jazz, ils vont très loin dans leur façon de jouer. 

Logan Richardson

Et l’Europe pour un Américain ?

Ce sont des musiciens heureux de venir jouer en Europe, ils sont très différents de nous dans leur esprit. L’Europe c’est la belle vie… Aux USA, ils galèrent, les loyers élevés, les cachets très bas…Il y a tellement de gens qui jouent très bien à New York que je n’aurais surement pas l’occasion de jouer beaucoup si je vivais là-bas… 
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