Joe Lovano : la musique de l’intérieur
A l’occasion de la sortie de « Our Daily Bread », le troisième album du « Trio Tapestry » sur ECM, le saxophoniste américain évoque son histoire, ses influences, ses rencontres…
«Vous dites que c’est différent, mais le Trio Tapestry est la continuité de comment on joue la musique ensemble.»
Joe, le trio avec Marilyn Crispell et Carmen Castaldi propose une vision différente de votre musique.
Joe Lovano : L’idée est de jouer ensemble et de créer de la musique sur une tapisserie de mélodies, d’harmonies et de rythmes et d’avoir un équilibre dans ce trio. Vous dites que c’est différent, mais c’est la continuité de comment on joue la musique ensemble, de la façon dont ça se développe d’année en année. Spécialement depuis 1981 et le trio avec Paul Motian et Bill Frisell, jusqu’au départ de Paul en 2011. Et ce concept de créer la musique à l’intérieur de la musique, peu importe les thèmes que nous jouions – des standards, des chansons de Broadway, des compositions de Thelonious Monk, de Bill Evans ou Billie Holiday -, c’est une façon d’approcher des morceaux en créant un son d’ensemble. Et en 2017 ou 2018, lorsque nous avons créé ce nouveau trio, il y a eu beaucoup de magie dans ce groupe, sans contrebasse, et en cherchant dans de nouvelles directions, il s’est passé beaucoup de choses dans ce band, sans basse qui habituellement dirige le momentum. La responsabilité tombait donc sur moi, plus que sur un batteur qui doit jouer le « beat », il fallait créer le flux, le momentum. Ça a été un beau moment d’étude et ce troisième enregistrement poursuit le concept des compositions que nous avons développées sur scène.
Peut-on évoquer votre musique comme un travail de tisserand ?
J.L. : Oui, exactement comme on tisse un tapis, cette idée de traverser les énergies. Aussi, Marilyn avait une relation créative très riche avec Paul Motian, elle a joué avec Paul, et Mark Helias à la basse. Le trio jouait au Village Vanguard et je suis venu jouer avec eux. Nous avons joué mes compositions, celles de Paul et de Marilyn. C’était la première fois que nous jouions ensemble, c’était paisible et expressif. Ce trio délivre un sentiment spirituel de chaleur et une forme de beauté dans le son créé sur l’instant. Ce n’était pas jouer de la musique avec une attitude agressive, c’était chercher chaque tonalité, faire quelque chose avec chaque note pour obtenir une qualité d’expression. Et depuis toutes ces années où je joue dans différents groupes, il y a toujours cette idée : qu’est-ce que le jazz ? Le jazz est une idée que vous pouvez exprimer à travers votre âme avec votre développement personnel en tant qu’instrumentiste. Et avec les années, j’ai eu la chance de partager cela avec des maîtres qui ont tous une façon de concevoir le futur au moment présent. C’est ce que j’essaie de vivre avec ce « Trio Tapestry » dans lequel je me sens comme à la maison.
Vous venez de parler de Paul Motian : lorsque vous avez formé ce trio avec Marilyn, aviez-vous en tête un batteur qui pourrait jouer le rôle de Paul Motian ?
J.L. : Carmen Castaldi est de Cleveland, Ohio, nous avons grandi ensemble. En 1971, nous sommes allés ensemble à la Berklee School of Music de Boston, avec aussi un vibraphoniste nommé Ron Smith. Carmen est un batteur très sensible dans son approche et son toucher. Il était aussi un disciple de Paul Motian lors de sa période Bill Evans. Nous avons vu en 1972 son quartet avec Charlie Haden et Dewey Redman et Paul. Nous avons aussi vu à l’époque Bill Evans avec Eddie Gomez et Marty Morell. Lorsque je suis parti à New York, Carmen est allé à Los Angeles où il a beaucoup joué. Et vers 2000, il est revenu à Cleveland et a joué sur mon album « Vivo Caruso » sur Blue Note. Et lorsque j’ai formé ce trio, j’ai pensé qu’il serait le batteur idéal car il joue vraiment à l’intérieur de la musique, il est tellement créatif et musical. J’aime jouer avec des musiciens qui ont leur histoire et l’amène dans une nouvelle musique. Il y a beaucoup de grands batteurs qui jouent de la batterie, mais Carmen ne joue pas seulement de la batterie, il est complètement impliqué dans la musique. Lorsque nous jouons cette musique en public, elle prend différentes formes et le morceau « Rhythm Spirit » que nous jouons en duo touche à cela : quand nous improvisons ensemble sur ce morceau, il y a quelque qui se passe et qui ouvre des portes sur ce qui peut se passer.
Tous les thèmes de l’album sont des originaux à l’exception de « Our Daily Bread » qui se trouve sur le disque avec le Brussels Jazz Orchestra.
J.L. : Oui, Gil Goldstein avait fait les arrangements des morceaux sur ce disque pour lequel nous avions été nominés aux « Grammies ». Mais j’avais déjà enregistré « Our Daily Bread » avec le « Saxophone Summit » peu après le décès de Michael Brecker. C’était avec Ravi Coltrane, Dave Liebman et moi, Cecil McBee à la contrebasse, Phil Markowicz au piano et Billy Hart. Nous jouions une musique inspirée par les ballades de Coltrane, comme « Peace on Earth », et j’ai composé « Our Daily Bread » inspiré par « Dear Lord » de Coltrane. Les autres membres du « Summit » apportaient aussi des compositions originales ; « Seraphic Lights » était le titre de l’album sorti chez Telarc. Je jouais le thème, Dave la flûte et Ravi le soprano, ils tissaient des improvisations sur ma composition. J’ai donc joué cette composition dans différents contextes et le jouer avec ce trio a été très inspirant pour moi. En entrant en studio, j’avais à peu près dix compositions et à la postproduction, Manfred Eicher qui est un génie dans ce domaine, qui est dans les détails sur le son du trio, a vraiment adopté ce morceau.
«Je jouais avec des gars qui avaient tous joué avec Coltrane… C’était incroyable !»
La spiritualité de Coltrane est présente de bout en bout sur cet album.
J.L. : La façon dont joue Coltrane a été très présente, mais aussi celle de tous ceux qui l’ont influencé : Ben Webster, Charlie Parker, Lester Young, ce n’est pas seulement une question de jouer, mais la façon dont vous exprimez votre musique, la beauté, la qualité spirituelle est celle d’un « preacher » : Coltrane venait d’une famille très religieuse. Mon père a joué du saxophone avec Coltrane au début des années cinquante, avant ma naissance ! Coltrane jouait de l’alto à cette époque, c’était avant la période avec Miles Davis. Mon père a été influencé par lui, mais aussi par Gene Ammons, Lester Young… Quand je suis parti à New York au milieu des années 70, le premier lieu où j’ai été accueilli c’est chez Rashied Ali. Il avait un loft qui s’appelait « Ali’s Alley » à Soho, où il jouait. J’étais avec Albert Dailey le pianiste qui m’a dit qu’il jouait là et il m’a invité. J’ai gravité autour de musiciens qui ont fréquenté ou joué avec Coltrane, j’ai joué avec McCoy Tyner en 1999, notamment en Europe, au Japon… Mon premier gig avec lui a été au Yoshi’s à Oakland, il y avait Bobby Hutcherson, Charnett Moffett et Billy Higgins, c’était incroyable de jouer avec ces musiciens. Je jouais avec des gars qui avaient tous joué avec Coltrane ! J’ai aussi joué avec Ed Blackwell dans les années 80… Avec Milford Graves, et Andrew Cyrille aussi ! Et quand vous vivez la musique de l’intérieur, c’est quelque chose d’essentiel de côtoyer ces musiciens. En 1987, j’étais dans le « Jazz Machine » d’Elvin Jones… Et Hank Jones aussi ! J’étais dans la musique de grands maîtres qui m’ont vraiment influencé. Donc, aujourd’hui, toutes ces influences sont naturelles pour moi. Bien sûr, il y a aussi les saxophonistes comme Johnny Griffin qui avait une expression fantastique dans son son, il y avait de l’amour dans sa façon d’exprimer le son. Wayne Shorter ! J’ai eu la chance de le fréquenter : mon groupe « Soundprints » avec Dave Douglas en 2012, le morceau « Soundprints » a été inspiré par Wayne, pas seulement par sa composition « Footprints », mais aussi par le son : vous pouvez voir ce que vous entendez dans ce morceau. Nous avons fait la première partie de son concert au Blue Note Festival à Gent en 2012, le fameux quartet avec John Patitucci, Danilo Perez et Brian Blade. À ce propos, la semaine prochaine, je joue au « Birdland » avec Brian et John ! Wayne Shorter ! Combien sa musique était expressive et humaine ! Il a adopté notre groupe et a composé deux thèmes pour nous qu’il nous a présentés à Monterey et que nous avons joués au « Town Hall » de New York, puis que nous avons enregistrés : « Destination Unknown » et « To Sail Beyond the Sunset »… Rien que les titres de ces morceaux vous poussent à l’expression ! Sonny Rollins, Joe Henderson, John Coltrane, Wayne Shorter…
Dans les titres de ce nouvel album, vous nommez un club français « Le Petit Opportun » : il vous a laissé un souvenir en particulier ?
J.L. : J’adorais cet endroit. Quand j’ai commencé à jouer à Paris avec Henri Texier et Aldo Romano, en 1986 je crois, j’étais le leader, et nous avons joué au « Petit Opportun » souvent à cette époque. J’y suis retourné avec Paul Motian, je me souviens aussi y avoir entendu Johnny Griffin. J’ai enregistré le duo avec Aldo Romano à cette époque, aussi le quartet d’Henri avec Louis Sclavis. Avec Henri aussi le « Transatlantik Quartet » avec Steve Swallow, John Abercombie nous a aussi rejoint dans ce groupe. Henri a eu une carte blanche au Théâtre du Chatelet où il m’a invité. A cette occasion, il m’a demandé d’écrire une pièce : « Le Petit Opportun », je l’avais écrit pour quatre saxophones. La fin des années 80 a été très inspirante pour moi. Finalement, dans cet album « Our Daily Bread », il y a un peu une sorte de catalogue de mes idées sur les thèmes et les harmonies. Quand nous avons commencé à jouer ce morceau avec le trio, il y avait une attitude différente, un flux différent. Et l’idée de Manfred pour l’enregistrement était de construire la musique comme si elle était destinée à un LP, 40 minutes, il ne voulait pas un album de soixante minutes, nous devions avoir le focus sur cette longueur. Nous avons fait une prise en trio de « Le Petit Opportun », puis Manfred a demandé que nous en fassions une version en duo avec Marilyn. Il y aussi un duo avec Carmen « Rhythm Spirit » et un solo de moi sur « One for Charlie », une composition pour Charlie Haden.
«La magie de la musique, c’est d’exprimer son âme sans avoir besoin de répétitions.»
Et le dernier titre de l’album, « Crystal Ball », est un peu un regard vers le futur : what’s next ?
J.L. : C’est un titre que j’ai composé bien avant de tourner avec le trio, et nous l’avons exploré chaque soir en concert. C’est bien sûr pour moi un regard vers le futur : dans une boule de cristal, il y a le reflet et la projection, et c’est ce qu’il y a dans notre musique, dans la façon dont nous sommes liés. Nous jouons au Village Vanguard en août, quelques tournées, en Europe au printemps prochain.
D’autres projets en tête pour l’instant ?
J.L. : J’ai joué ces dernières semaines avec Jakob Bro la musique de « Once Around the Room », un tribute à Paul Motian. Il y aura des dates en Europe avec Jakob cet automne. Chacun dans le groupe a eu une relation avec Paul : Anders Christensen, Larry Grenadier, Thomas Morgan ont tous joué avec lui. Nous avons joué les morceaux de l’album et quelques nouveaux titres. Paul vivait dans l’art de l’improvisation, jouer avec lui pendant trente ans a été pour moi une école où vous sentez de la confiance dans l’exploration de la musique, une sorte de libération, connaître son instrument pour s’abandonner dans la musique. La magie de la musique c’est d’exprimer son âme sans avoir besoin de répétitions…
Une collaboration Jazz’halo / JazzMania
(Merci à Serge Braem pour les photos)
Joe Lovano Trio Tapestry
Our Daily Bread
ECM / Outhere