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Johan Dupont : l’émotion au bout des doigts
Le pianiste liégeois vient de traverser une période très douloureuse avec la perte de sa petite fille à qui il dédie un magnifique album. La musique au-delà de la catharsis. Il s’en explique.
«Dans un sens, Garett List m’a ouvert la voie.»
La rencontre avec Garrett List a été un moment important pour toi.
Johan Dupont : J’ai rencontré Garrett au début des années 2000 au Conservatoire. Il est devenu un ami, c’est quelqu’un avec qui j’ai appris beaucoup au niveau de la musique et avec qui j’ai eu beaucoup de conversations sur divers sujets ; il m’a permis de voir les choses sur un autre angle, notamment de faire le lien entre la musique classique et la musique improvisée, de voir que les choses n’étaient pas si distinctes, qu’il existait des passerelles qui permettaient de faire une synthèse de tout cela. Dans un sens, il m’a ouvert la voie.
Et peut-on dire que ça se sent dans ce disque ?
J.D. : Comme tout ce qui m’a influencé dans ma vie, Garrett entre dans l’équation évidemment. Je suis complètement en raccord avec l’idée que la musique savante devrait être accessible. Tout est savant à partir du moment où il est conçu. Il y a eu un dilemme quant à la musique légère, mais rien n’est léger à partir du moment où on considère la musique.
Et pour ce disque, tu t’es mis au format d’un trio qui n’est pas spécialement classique.
J.D. : En fait, j’ai toujours été attiré par la basse électrique, ce son rond que j’ai entendu quand j’étais enfant, c’est un son qui me rassure encore aujourd’hui. Mais au-delà de l’instrument en lui-même, c’est surtout la musicienne qui m’a intéressé dans ce cas-ci (Bo Waterschoot – NDLR), et sa fonction, la manière dont elle envisage la fonction de la basse qui est tout à fait en raccord avec ce que j’imagine comme manière de jouer.
Comment définirais-tu cette manière de jouer ?
J.D. : C’est quelqu’un qui a joué dans beaucoup de contextes différents, ça va du jazz en passant par le métal, la pop, elle collabore avec le théâtre. On est un peu dans la même philosophie, on ne se laisse pas cloisonner. Et Stephan (Pougin – NDLR), c’est pareil, il touche à tous les styles, lui-même n’a pas de style, il va vers le style, ce n’est pas le style qui va à lui. Ce sont deux musiciens qui, par leur nature, échappent aux prises du style ; du coup tu peux tout utiliser. Stephan envisage aussi la percussion dans son côté harmonique, et ça c’est rare, il joue des instruments frappés avec une conscience harmonique.
«La musique, je ne la vois pas comme quelque chose de structuré. Dans ma tête, c’est plutôt une histoire.»
Ils collent donc très fort à ton approche de la musique.
J.D. : C’est tout à fait ça.
Les compositions de l’album ont été pensées pour le trio ?
J.D. : Non, il y a des choses que j’avais en tête depuis un certain temps. Ce sont des pièces qui peuvent être jouées dans différents contextes. Je ne réfléchis pas en termes de nomenclature, je réfléchis plus en termes de mélodie. Par exemple, on va jouer le projet à l’OPRL à Liège en mai et il y aura des musiciens de l’orchestre en plus. Et ça ne posera pas de problème, ça va juste élargir le spectre. La musique est faite pour être à géométrie variable. Ici, on a fait évoluer la matière musicale pour le trio.
L’album est aussi pour toi une façon de sortir d’une période difficile.
J.D. : Ça fait partie des éléments qui ont provoqué la musique. Ça m’a mis le pied à l’étrier après le décès de ma petite fille pour finaliser ce projet. Je l’ai fait pour elle, bien sûr, ça a ajouté une nécessité supplémentaire à la musique dans le sens où tu ne vois plus la vie de la même façon. La musique, au-delà de servir de catharsis, peut me mettre dans un état plus transcendantal. Je vois les choses différemment depuis lors.
Beaucoup de morceaux sont dans la mélancolie, puis le rythme, le jeu de Stephan font bouger les choses, c’est très construit comme un trio.
J.D. : Comme une histoire plutôt. La musique, je ne la vois pas comme quelque chose de structuré dans ma tête, c’est plutôt une histoire ; et Bo et Stephan voient les choses comme ça aussi : quand la basse intervient, c’est pour dire quelque chose, quand la batterie intervient, elle raconte. Après vient l’écriture et viennent les notes.
Une seule pièce en solo au centre de l’album, c’était voulu comme ça ?
J.D. : J’y ai réfléchi, le morceau est venu au moment qui me paraissait logique, dans la continuité de l’histoire. Je ne me suis pas dit « je vais le mettre au milieu », mais en fonction de ce qui précède et de ce qui allait suivre. La dimension solo, j’aimerais prolonger l’expérience. Oser présenter sa musique, c’est pas facile et le décès de Lydia a permis de faire ce disque. Le solo et le trio sont des démarches parallèles. « Tata de Piraat » est une composition de Bo et « Divo Choro » est de Stephan.
Stephan varie le jeu des percussions, avec le daf notamment.
J.D. : On ne s’est pas privé d’ajouter des petites percussions en studio. Je le remercie d’ailleurs d’avoir pu ajouter de petits éléments après l’enregistrement.
«A partir du moment où quelqu’un prend l’ascendant dans un trio, il ne s’agit plus de musique, il s’agit de pouvoir.»
Le trio fonctionne beaucoup en écoute de l’autre.
J.D. : A partir du moment où quelqu’un prend l’ascendant dans un trio, il ne s’agit plus de musique, il s’agit de pouvoir, et ça ne m’intéresse pas.
Tes deux concerts au Trocadéro à Liège et au Gaume Jazz étaient d’une grande intensité.
J.D. : Au Trocadéro, c’était très fort. J’étais fort ému et touché. Je mets beaucoup d’affect dans cette musique pour les raisons évoquées. Ça touche aussi le public, je l’ai fort senti dans la salle où les gens étaient là pour moi. Il m’a fallu quelques jours pour retomber dans le monde des hommes. Ce sont des expériences inoubliables qui n’ont pas de mots. Ressentir, la musique permet cela, c’est plus complet que la parole, on ne sait pas parler d’une symphonie de Brahms, ça dépasse la parole, la musique permet ce transfert mental. Je l’ai ressenti aussi au Gaume Jazz, différemment, mais c’était là.
En concert le 20 mai à l’OPRL (Liège), le 27 juin au Marni, le 28 juin au Tournai Jazz, le 19 juillet au Gent Jazz, et en septembre au « Jazz à Verviers ».
Johan Dupont Trio
Lydia
Flak Records