John Coltrane ‐ des pas de géant (1/2)
Première partie : du Dithyrambe à la dissection
John Coltrane
Giant Steps
Atlantic
Le morceau éponyme de l’album « Giant Steps » de John Coltrane, enregistré en quartette le 5 mai 1959, paru sous Atlantic SD-1311 en janvier 1960, provoqua des remous parmi les critiques de jazz et, à la longue, suscita des torrents de gloses, commentaires, dithyrambes, condamnations, critiques, émerveillements, rejets. Peu de solos de saxophone, depuis « Body and Soul » par Coleman Hawkins, les tout premiers enregistrements de Charlie Parker, celui de Stan Getz dans « Early Autumn », suscitèrent autant d’ébahissement voire d’admiration que cette intervention de Coltrane de près de 2 minutes et demie et un raccord final de 25 secondes, prise sur un tempo d’enfer (290), le tout sur une grille harmonique bien étoffée, comme Coltrane aimait les imaginer à cette époque harmonique de son développement musical. Mais, d’autre part, ce morceau ne s’inscrivit jamais parmi le répertoire prisé et joué par d’autres jazzmen après sa diffusion initiale, sauf en tant qu’exercice qu’on retrouve souvent sur Facebook ou Youtube. D’après Fujioka (1), Coltrane n’aurait rejoué le morceau qu’à quelques reprises (p. ex. au Showboat à Philadephia les 22 et 29 juillet 1960 avec Tyner au piano ou au second concert à l’Olympia de Paris le 17 novembre 1962, mais il ne subsiste pas de traces de ces morceaux joués en concert). Par ailleurs, l’Anachronic Jazz Band a réalisé une excellente version typique en style pur New Orleans/Dixieland de « Giant Steps » contenant un très amusant solo de clarinette, comme si, au fond, cette composition eût été composée par Sidney Bechet ou Louis Armstrong.
Avant de citer certains des commentaires publiés immédiatement après la diffusion de ce disque « jalon du jazz » ou à froid après la mort de Coltrane en juillet 1967, il faut peut-être préciser deux points capitaux au sujet de la personnalité de ce jazzman d’exception, sinon un génie du moins l’une des toutes grosses pointures du jazz moderne. Un des traits majeurs de son caractère était qu’il fut constamment studieux et ce dès les premières années d’apprentissage musical. L’un de ses biographes, J.C. Thomas, met en exergue, tout au long du début de son ouvrage, cette tendance à sa tâche appliquée voire zélée qu’avait Coltrane. Il décrit par exemple Coltrane lors de son passage chez le saxophoniste Eddie « Cleanhead » Vinson : « John était constamment à prendre des notes et à étudier des arrangements, demandant à son patron pour quelle raison tel accord trouvait à se résoudre en tel autre, et quels rapports il y avait entre les deux. » (2) La seconde caractéristique importante pour juger l’évolution de Coltrane fut qu’il eut un développement musical extrêmement tardif avant d’arriver à une pleine maturité artistique, contrairement à des jazzmen hyper précoces tels Armstrong, Parker, Tatum, Peterson, Davis. Cela apparaît clairement lorsqu’on écoute ses enregistrements de manière chronologique à partir de sa période avec Miles Davis (automne 1955). Certains de ses biographes le notèrent, notamment Lewis Porter : « Il n’était pas, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, un grand talent dont la reconnaissance aurait pris beaucoup de temps. Il était plutôt quelqu’un qui n’a pas débuté avec l’évidence d’un talent exceptionnel, et c’est ce qui rend son cas des plus intéressants – l’on peut devenir l’un des plus grands musiciens de son temps sans commencer par être un prodige en aucune façon. » (3) Du point de vue psychologique, si on allie ces caractéristiques essentielles de sa personnalité que sont l’introspection et la réflexion, ce processus constant de recherche – voire de doute -, on peut arriver à ce qu’une personne peu sûre d’elle soit encline à compenser, et, pour Coltrane, que beaucoup d’amis et collègues musiciens considéraient comme l’un des jazzmen les plus calés en harmonie, compenser aurait pu signifier frapper un grand coup, en imposer à tout le monde, faire ce que nul autre saxophoniste n’avait été ou ne serait jamais (4) capable de faire. J.C. Thomas note : « … est qu’il manque souvent de confiance en lui », ajoutant que ce fut en définitive avec l’album « Blue Train » que Coltrane commença à se sentir plus assuré.
«Giant Steps est immédiatement tenu pour le phallus du jazz contemporain. On attend de sa précieuse liqueur qu’elle féconde l’avant-garde» (Alain Gerber)
Avant de passer au morceau lui-même, citons quelques commentaires dithyrambiques :
Pascal Bussy : « Giant Steps est le premier chef-d’œuvre du saxophoniste pour Atlantic. Il reste aujourd’hui un disque idéal pour pénétrer non seulement l’univers coltranien, mais aussi le jazz tout entier. À l’aube des sixties, l’historique « Giant Steps » sonne l’heure de la révolution en marche. Le ton est neuf, le tempo diabolique, les enchaînements inouïs. Avec son sax ténor, John Coltrane arrache d’un seul coup une page à l’histoire, pour instantanément en annoncer de nouvelles, celles d’un jazz qui ne sera plus jamais comme avant. »(5) Dans le même ton dithyrambique mais en plus talentueux et dans une prose inimitable, un écrivain que j’admire beaucoup, Alain Gerber : « Disque, « Giant Steps » s’insère dans un univers discographique auquel il renvoie immanquablement. D’abord, c’est dans la suite des disques de jazz le terme qui, a posteriori, occulte et désigne un manque. (…) Le jazz bande dans la mesure où il fait bander. Lorsqu’il est édité en France, « Giant Steps » est immédiatement tenu pour le phallus du jazz contemporain. On attend de sa précieuse liqueur qu’elle féconde l’avant-garde ».(6)
Pour l’aspect plutôt clinique ou de dissection de la portée de cette œuvre, je me référerai à d’autres commentaires.
Notons que l’excellent Dictionnaire du Jazz (7), même si le morceau est cité dans leur discographie sélective pour Coltrane, reste muet quant au morceau et au solo de « Giant Steps ». Ce qui implique que les auteurs ne le considéraient pas comme un jalon fondamental de l’œuvre du jazzman puisque, par exemple, « A Love Supreme » fait l’objet de 29 mots plutôt laudatifs sur 5 lignes. On sait, d’après les biographies de différents auteurs, (cf. Lewis Porter et J.C. Thomas), qu’outre son intérêt marqué pour des structures harmoniques compliquées, des surimpositions d’accords sur les trames originelles, Coltrane avait peu à peu évolué vers un système personnel qu’on a qualifié de « Coltrane changes », c’est-à-dire des changements et progressions d’accords par tierces en lieu et place des progressions be-bop II-V-I ou V-I. « Giant Steps » constitue peut-être le paroxysme, de même qu’une voie de non-retour, de cette nouvelle technique d’improvisation, s’étant éloignée des canons qu’avaient précédemment établis Monk, Parker, Gillespie, Lewis, Powell, Mingus, pour le jazz moderne. Que dit Lewis Porter de ces progressions par tierces ? « Giant Steps représente l’apogée de l’intérêt croissant porté par Coltrane aux mouvements harmoniques par tierces. » L’auteur cite ensuite toute une série de morceaux comportant des structures analogues – ou partielles – de progressions d’accords par tierces qui auraient pu influencer Coltrane : « Con Alma » de Gillespie, le « Lady Bird » de Cameron, le pont de « Have You Met Miss Jones », notamment dans les versions qu’en donna Art Tatum. (8)
Certains naïfs ont pu croire que le solo de Coltrane dans « Giant Steps » était une création pure et spontanée et admirer l’aisance avec laquelle le jazzman improvisait librement sur la base d’une trame harmonique avec un accord changeant toutes les deux mesures sur un tempo d’enfer (à 290). Voici ce que dirent certains auteurs au sujet de la préparation de ce morceau. Frank Kofsky, l’un des meilleurs connaisseurs du jazz d’avant-garde : « … au contraire, Coltrane prépara à l’avance une série de motifs mélodiques qu’il pouvait déployer et manipuler à n’importe quelle vitesse, quel qu’en fût le tempo. » (9) Lewis Porter, citant Wayne Shorter en visite chez Trane à la fin 1958 ou au début 1959 : « Et Trane s’installait et n’arrêtait pas de jouer ces « accords Giant Steps ». Sans arrêt, vous voyez. » Selon McCoy Tyner, également cité par Porter, tous les morceaux de cette structure nouvelle par tierces (« Giant Steps », « Like Sonny », « Equinox » et d’autres) « furent composés dès mai 1957 (…) je venais souvent chez sa mère à l’époque où il travaillait sur ces cycles. » Et, citant le cousin de Naima, Carl Grubbs : « Nous arrivâmes vers onze heures ou midi, et il dormait encore. Mais nous avons su immédiatement qu’il était réveillé car il s’est mis à travailler. Je ne l’avais pas réalisé, mais il travaillait sur ces fameux intervalles de « Giant Steps ». Il travailla sans doute pendant une heure avant de sortir et de parler à tout le monde. » Et pour terminer, Porter ajoute : « Il n’y a rien d’étonnant à ce que Coltrane ait passé autant de temps à mettre au point « Giant Steps ». Avec ses centres tonaux (sic, erreur de traduction, lire changements ou progressions d’accords) changeant si rapidement et son tempo d’enfer, le morceau requiert de l’exécutant d’avoir conçu le plus de matériau possible au préalable. Le choix du saxophoniste fut de construire son solo essentiellement à base de patterns (lire traits) de quatre notes facilement transposables dans le contexte de chaque accord. L’un de ces patterns de base apparaît de nombreuses fois et comprend les premier, deuxième, troisième et cinquième degrés de chaque tonalité (erreur de traduction, lire gamme dans le cadre d’un accord préétabli). » Ce que Porter qualifie de patterns pentatoniques. (10) »
La seconde partie de cet article sera publiée sur le site de JazzMania le dimanche 26 mars.
________________________________
(1) « John Coltrane A discography and musical biography », par Yasuhiro Fujioka with Lewis Porter and Yoh-Ichi Hamada
(2) Lewis Porter, « John Coltrane – Sa vie, sa musique », Editions Outre Mesure
(3) Dito
(4) Dito
(5) Pascal Bussy, « Coltrane », Librio Musique
(6) Alain Gerber, « Le cas Coltrane », Editions Parenthèses
(7) « Dictionnaire du Jazz », Philippe Carles, André Clergeat, Jean-Louis Comolli, chez Robert Laffont
(8) Lewis Porter, opus cité
(9) Frank Kofsky, « John Coltrane and the Jazz Revolution of the 1960s », Pathfinder
(10) Lewis Porter, opus cité.