Julia Hülsmann : Ce qu’il se passe sous les notes

Julia Hülsmann : Ce qu’il se passe sous les notes

Julia Hülsmann © Volker Beushausen / ECM Records

Rencontre avec la pianiste berlinoise Julia Hülsmann dans le cadre de la sortie de « Under the Surface », un album enregistré en quartet renforcé…

Il y a environ deux ans, nous avons eu une longue conversation à propos de « The Next Door ». Ce nouvel album est annoncé comme un quartet alors que c’est en fait un quintet. Pourquoi ce choix ?
Julia Hülsmann : En fait, je l’aurais appelé « plus guest », mais ECM a souhaité appeler l’album ainsi. Et puis à l’arrière de la pochette, vous pouvez voir qu’il y a un invité impliqué.

C’est une sorte de surprise, on peut dire ça ?
J.H. : C’est peut-être l’idée en effet. C’est une blague de Manfred (Eicher, le patron du label ECM – NDLR). Oui. Ou un euphémisme, peut-être…

Cette nouvelle musicienne, la trompettiste Hildegunn Oiseth, est assez intéressante, elle a un style très personnel et elle utilise aussi un instrument inhabituel.
J.H. : Je l’ai rencontrée au Festival Jazz Baltica dans le nord de l’Allemagne, où elle faisait partie d’un grand groupe que je dirigeais. J’ai écrit tout le programme pour ce big band. Et elle jouait de la trompette. Et puis pour une pièce, elle a aussi joué de la corne de chèvre. Un an plus tard environ, j’ai commencé à jouer dans le grand ensemble d’un saxophoniste suisse. Et nous sommes partis en tournée ensemble. Je l’ai ensuite invitée à un concert ici à Berlin pour célébrer les 20 ans du trio Julia Hülsmann. Et pendant tout un week-end, chaque soir nous avions un programme différent au « A-Train ». Lors d’une session, nous l’avons invitée. Après ce concert, nous avons décidé que nous voulions travailler avec elle. En fait, j’ai oublié une chose assez importante aussi, le fait que pendant la pandémie, on nous a demandé de faire une vidéo qui a été populaire à l’époque, vous savez avec tout le monde dans son propre espace. Elle a participé à l’enregistrement depuis Trondheim. C’était un des thèmes de l’album « The Next Door », « Fluid ». C’était la deuxième fois que je travaillais avec elle.

Julia Hülsmann Quartet © Volker Beushausen / ECM Records

Dans notre interview précédente, vous avez dit qu’il y avait une grande différence entre jouer avec un saxophoniste et un trompettiste. Ici, vous faites un mélange des deux.
J.H. : Le fait est que c’est la façon dont ils jouent qui fait la différence, la façon dont ils se mélangent. Et quand nous l’avons entendue, quand nous avons fait cette vidéo, Uli Kempendorff, notre joueur de saxophone a dit : « Wow, elle est incroyable, je veux jouer avec elle ». Il était vraiment surpris parce qu’il n’avait jamais entendu parler d’elle. Ils ont eu une très bonne connexion du point de vue du son et aussi du point de vue dynamique. Je veux dire, sur le plan énergétique, car Hildegunn est une personne très présente quand elle est sur scène. C’est incroyable, elle peut jouer une note et ça remplit la pièce. Elle a une forte personnalité sur scène et il y a une interaction remarquable entre le saxophone et la trompette sur le CD. Entre outre, « May Song » est l’une de mes préférées dans l’album où nous ressentons vraiment le lien entre les deux. C’était juste romantique, je dirais, poétique même.

«C’est ce qui m’intéresse : ce qui se passe derrière les choses, ce qui se trouve sous la surface.»

A propos du titre de l’album, le premier, « The Next Door » était déjà un peu mystérieux. Mais que dire de celui-ci, « Under the Surface »… ?
J.H. : Mon monde est bizarre. Non, en fait, ça a commencé avec une idée compositionnelle très facile. J’ai commencé une chanson où j’avais besoin d’une deuxième partie. Et je cherchais des accords avec une note supérieure, toujours un do. Et donc sous ce do, chaque note a changé. J’ai juste écrit quelques idées, puis une mélodie. Et quand j’ai cherché un titre, j’ai réalisé : « Ah, ok, c’est cette note en haut, avec toujours quelque chose de différent sous elle ». Donc, sous la surface, ça change. Et c’est quelque chose qui m’intéresse tout le temps, ce qui se passe derrière les choses, ce qui se trouve sous la surface, les choses où tout est très régulier et très agréable, mais sous ça, il se passe beaucoup de choses. C’est la même chose avec les gens : vous avez une idée d’une personne, ce à quoi il ou elle ressemble, peut-être qu’ils sont comme ça. Mais quand on leur parle, on se rend compte que c’est totalement différent. C’est une personnalité différente de ce que je pensais. Voilà le sens de « Under the Surface ».

C’est aussi ce que vous voulez dire « en bas », quand vous jouez en duo. « The Earth Below ». Est-ce le même sens ?
J.H. : Non, en fait, c’est une autre signification. C’est que je voulais vraiment écrire quelque chose de très pacifique, quelque chose qui me donne l’impression d’être connectée au sol, à la terre en dessous. Parfois, j’aime m’envoler ou être poétique, mais parfois j’ai juste besoin de quelque chose de chaud et de paisible. Et c’est ce titre, cette chanson.

Comment s’est passée la connexion avec la corne de chèvre (goat horn)? C’est un instrument très différent de ce que nous connaissons dans la culture occidentale. A-t-il vraiment des notes ?
J.H. : Ça dépend du joueur, bien sûr, vous savez ce qu’ils peuvent en faire. Hildegunn a apporté différentes cornes et elle m’a demandé au préalable de quoi j’avais besoin. Donc une fois c’est en sol mineur et elle a une corne en sol mineur. Parfois, je lui demandais ce qu’elle pouvait jouer, et elle me répondait juste d’envoyer la musique pour comprendre. En fait, ce que nous avons fait là durant ce titre, nous avions cette partie libre au milieu où c’était autour du sol mineur, et c’était bien de lui laisser autant de liberté que possible. Mais elle peut aussi jouer une mélodie. Il lui arrive d’apporter six cornes pour un concert. Est-ce la même pratique que, par exemple, les musiciens qui utilisent des coquillages ? Comme ce tromboniste américain originaire du Mexique, je crois. Je ne me souviens pas de son nom.

«Normalement, sur scène, je ne disais rien de politique. Maintenant, c’est fini. Je dois le faire, nous devons sauver notre démocratie.»

Julia Hülsmann © Volker Beushausen / ECM Records

C’est Steve Turre. Il joue beaucoup avec des coquillages. Ou Stéphane Belmondo, peut-être le connaissez-vous, le trompettiste français.
J.H. : Oui, je pense que c’est la même chose, c’est très semblable. Je suppose qu’ils doivent chanter dans cet instrument. Et selon la position de la bouche, ils doivent voir ce qu’ils peuvent en faire. Je pense que c’est similaire. Je pense que c’est aussi pour ça que c’est si spécial.

Il y a aussi « Anti Fragile », qui est plus, disons, libre. Il y a une partie avec un rythme brisé et ainsi de suite. Est-ce un morceau que vous avez joué instantanément, ou était-il préparé ? On dirait que c’était improvisé…
J.H. : C’est une composition. Je suis rentrée un jour à la maison, je ne sais pas pourquoi, mais j’étais très stressée. En fait, j’ai dit à mon piano que j’étais en colère, et j’ai écrit cette chanson en cinq minutes. Il y a beaucoup d’improvisation autour de cette énergie et de ce sentiment. C’est un peu mon côté lyrique, ce que j’aime parce que c’est une grande partie de moi, mais je peux aussi parfois être assez simple, et parfois non, on ne peut pas être seulement gentil. Ça ne marche pas. Et je dois mettre les gens sur les nerfs ! Et être résistante, surtout dans la situation actuelle, la situation politique dans le monde, j’ai le sentiment que nous devons en dire plus à ce sujet. Les gens me posent toujours des questions sur cette chanson, parce qu’ils disent que c’est bien d’avoir quelque chose comme ça. Et normalement sur scène, je ne disais jamais rien de politique. Maintenant, c’est fini. Je dois le faire, nous devons sauver notre démocratie, je pense. Et nous devons dire aux gens que la culture est importante et pas seulement chère et un luxe. Ce n’est pas un luxe, c’est un besoin. Nous en avons besoin pour nos âmes et pour notre société. Et c’est ce que je continue de dire aux gens. Et puis nous jouons « Anti Fragile » pour que ce soit clair. Ce qui est important, c’est peut-être aussi ce qui cache derrière les choses.

Ce qui est important, c’est aussi la place des femmes dans le jazz.
J.H. : Oui. Ce qui est important, c’est peut-être aussi le fait qu’elle est une joueuse de trompette norvégienne.

«Quand j’ai commencé ma carrière, il n’y avait personne… Des chanteuses peut-être, beaucoup de chanteuses, mais pas d’instrumentistes.»

Vous avez déjà eu un duo avec une pianiste islandaise, vous avez joué au Gaume Jazz…
J.H. : Oui, c’est important. Je ne l’ai pas mentionné avant, mais quand on s’est rencontrées avec Hildegunn c’était dans un big band exclusivement féminin. Et c’était vraiment très agréable ; j’ai réalisé que c’était différent des autres grands groupes avec lesquels je travaillais, tous des grands groupes masculins. Et donc parfois la communication avec une autre femme peut être différent. Peut-être que je me suis connectée avec elle plus facilement, c’est probable. Mais sans cette musicalité qu’elle a, ça ne marcherait pas, bien sûr. Donc je l’ai fait, elle est sur cet album, parce qu’elle est cette merveilleuse musicienne. Mais peut-être est-elle aussi cette merveilleuse musicienne, parce qu’elle est une femme. C’est là aussi, vous savez, vous ne pouvez pas le scinder. Mais j’aime cette connexion, avec les femmes, j’ai cet octet avec un seul musicien masculin, et tous les autres sont des femmes. Et c’est vrai, j’aime vraiment qu’il y ait plus de femmes avec qui je puisse travailler. Quand j’ai commencé ma carrière, il n’y avait personne : des chanteuses, peut-être, beaucoup, beaucoup de chanteuses, mais pas d’instrumentistes. Et maintenant il y a tellement, tellement de bonnes musiciennes.

Julia Hülsmann Quartet © Volker Beushausen / ECM Records

Dans le cadre de l’European Jazz Network, il y a eu une semaine consacrée aux femmes musiciennes, je ne sais pas si vous avez lu, une collaboration entre tous les sites de jazz, de la Belgique, de la France, de l’Allemagne, de la Suède, de la Pologne, etc. Et tout le monde a présenté une femme de son pays, et tout a été partagé dans toute l’Europe. C’était une excellente idée.
J.H. : C’est une excellente idée. Mais ça veut toujours dire que ça ne devrait pas se passer comme ça. Normalement, on devrait avoir la même place tous les jours, et non pas une fois par année. Parfois, les projecteurs ne sont pas bons. Mais d’un autre côté, j’ai réalisé que sans ces projecteurs, c’est aussi difficile. Il faut donc nous le rappeler. Et puis il faut que ça devienne plus normal.

Est-il difficile d’avoir des dates de concert avec votre groupe ? Est-ce que le fait que vous soyez sur le label ECM facilite les choses ?
J.H. : ECM aide vraiment. Oui, cela facilite les choses. Parce que c’est un peu comme un « label de qualité », et c’est ça qui aide. Oui, absolument. Mais pour le moment, c’est encore très difficile.

Pouvons-nous nous attendre à vous voir bientôt ?
J.H. : J’ai dit à Sarah de ma nouvelle agence d’y travailler. Oui, je l’espère vraiment. Nous n’avons pas d’option jusqu’à présent. Nous avons joué deux fois à Flagey, une très belle salle… J’espère que ça arrivera.

Julia Hülsmann Quartet
Under the Surface
ECM / Outhere

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin