Kris Defoort : d’interprète à compositeur
Il y a trente ans, sortait « K.D.’s Basement Party – Sketches of Belgium », le premier album de Kris Defoort publié chez W.E.R.F. Records. Ces jours-ci, le compositeur-pianiste-improvisateur présente « Pieces of Peace », une collection de chansons dans laquelle baroque, improvisations libres, poésie, grooves, partitions graphiques et silences se fondent en un tout organique. Rencontre…
Comment va Kris Defoort ces jours-ci ?
Kris Defoort : Très bien merci. Je reste fort occupé sur différents fronts. Par exemple, je viens de terminer une pièce classique pour piano solo sur laquelle j’ai travaillé pendant deux ans. Il s’agit d’une suite de 45 minutes, « Dedicatio Book II ». Je ne vais pas cacher l’analogie avec « Images-Livre I & II » de Debussy (la première aura lieu à Flagey le 11 février 2024 avec Cédric Tiberghien – NDLR). Le 27 octobre, à sa demande, a eu lieu un concert en duo avec Fabrizio Cassol, au Baixu. Maintenant, je commence à écrire un concerto pour piano et orchestre prévu pour 2025. Et bien sûr, dans l’actualité, il y a la sortie du CD « Pieces of Peace » avec Veronika Harcsa.
«Lorsque mon premier opéra est devenu un succès, j’ai commencé à choisir consciemment de nouvelles voies musicales.»
Y a-t-il pour vous une distinction claire entre les périodes pré et postcovid ?
K.D. : Pour moi, c’est un concours de circonstances dû en partie à des problèmes de santé (Kris a connu des problèmes cardiaques juste avant la pandémie – NDLR). Je composais alors mon quatrième opéra. Disons qu’il n’y a pas de grande différence en termes de réception de commandes de compositions, mais je me produis consciemment moins souvent, surtout à l’étranger. J’ai constaté un recul dans le paysage du théâtre musical. Ce qui est également frappant en général, c’est que les projets qui étaient peu avancés n’ont pas été repris. Les nouvelles créations bénéficient d’une priorité absolue.
Il y a trente ans, W.E.R.F. publiait « K.D.’s Basement Party – Sketches of Belgium ». Aviez-vous un plan à long terme ou pensiez-vous plutôt « on verra bien où cela nous mène… » ?
K.D. : Non, je n’ai jamais fait de planification de carrière. J’ai toujours eu cette envie de composer. Je viens de la musique baroque classique et j’écris de la musique depuis l’âge de seize ans. Le rêve d’écrire quelque chose pour de grands ensembles a toujours été en sommeil. L’idée d’un opéra était encore totalement absente. Cela s’est bien sûr développé, mais avec beaucoup de discipline, de travail et de talent aussi. Lorsque mon premier opéra « The Woman Who Walked Into Doors » est devenu un succès, j’ai commencé à choisir consciemment de nouvelles voies musicales. Idem dans le domaine du jazz. Depuis Basement Party de K.D. et plus tard avec Octurn et DREAMTIME, les ensembles se sont agrandis avec une palette de couleurs plus large, où j’ai de plus en plus repoussé les limites entre improvisation et composition.
En 2003, une version live de « Sketches of Belgium » est sortie. À quoi cela ressemblerait-il en 2023 ?
K.D. : Ce serait peut-être plus fou. Si vous regardez la photo, nous avions tous encore nos cheveux longs (rires). Cette version « dix ans plus tard » sonnait plus sauvage. Je ne pense pas qu’il serait approprié de répéter cela. D’ailleurs, bientôt le duo avec Fabrizio Cassol, qui faisait partie du groupe, sera quelque chose de complètement différent, surtout plus intimiste. Il a fait placer une clef supplémentaire sur son saxophone pour pouvoir jouer des quarts de ton. J’expérimente aussi dans cette direction.
Vous avez été nommé « compositeur de la saison 2022-2023 » pour le Concertgebouw de Bruges. Quelles en sont les retombées concrètes ?
K.D. : En tout cas, ce fut une expérience enrichissante. Je venais de terminer mon opéra « The Time of Our Singing » et j’ai proposé une création moins lourde, qui est devenue le projet avec Veronika Harcsa. Un joli bonus, c’est que tout mon répertoire était au programme pendant la saison, soit un total de sept concerts, dont un quatuor à cordes, une œuvre pour piano solo et l’intégralité de mon œuvre classique. C’est quelque chose que j’apprécie de plus en plus en ce moment, au lieu de devoir sans cesse proposer de nouvelles idées. D’ailleurs, « The Time of Our Singing » sera repris par La Monnaie en octobre 2024.
Peut-on dire que « Pieces of Peace » est la suite de « Diving Poet Society » et du programme en duo « Duet » avec Veronika Harcsa ? Au fait, comment avez-vous rencontré Veronika ?
K.D. : Veronika était dans ma classe d’improvisation libre au Conservatoire Royal de Bruxelles. Dans ces cours, j’insiste toujours sur la recherche de sa propre personnalité. Certains étudiants ont cela en eux dès le début. Pour d’autres, je dois les guider dans cette direction. Veronika brillait dès le début, grâce à l’agilité de sa voix, qui va du registre pop façon Björk aux improvisations libres les plus folles. Elle m’a d’abord invité en Hongrie pour un concert avec mon trio qu’elle renforçait en tant que chanteuse invitée. Nous nous sommes tellement bien entendus qu’une suite semblait évidente, même si cela a pris du temps en raison de nos agendas chargés. « Diving Poet Society » est né de cette façon. Et puis le Covid est arrivé. Il était hors de question de rester sans rien faire… Et ainsi, le projet « Duet » a vu le jour, avec des poèmes de William Blake et de Theodore Roethke, entre autres. De là est née l’idée d’une collection de chansons avec des poèmes, mais surtout de l’improvisation libre et un son orchestral, mais avec peu d’instruments. Le violoncelliste Lode Vercampt, le guitariste Benjamin Sauzereau et le clarinettiste Jean-Philippe Poncin se sont révélés être les partenaires idéaux. À un moment donné, j’ai pensé qu’il pouvait aussi y avoir un groove dans un passage et j’ai contacté mon fils UMI, producteur et beatmaker (« Pieces of Peace II : Silence & Joy » – NDLR).
Avez-vous d’abord travaillé sur les paroles de « Pieces of Peace » ou bien la musique est-elle venue en premier ?
K.D. : Je pars simplement du texte, pour les opéras en tout cas. Tout commence par le livret. Cette fois-ci, c’était juste un peu plus difficile. J’ai continué à écrire de la musique, mais je n’ai pas trouvé les bonnes paroles. Jusqu’à ce que nous détricotions les poèmes et que Veronika se mette à improviser avec des fragments de mots et de phrases sur mes mélodies. C’est donc finalement devenu un mélange des deux.
«Je ne devrais plus être là, c’est pourquoi je m’efforce d’avoir un esprit paisible et que je recherche davantage le silence.»
Ce titre sonne comme une déclaration alors que l’aspect engagé du jazz passe aujourd’hui au second plan.
K.D. : C’est avant tout une affaire personnelle à cause de ce que j’ai vécu concernant ma santé. Je ne devrais plus être là. C’est pourquoi je m’efforce d’avoir un « esprit paisible », recherchant davantage le silence. Cela ne fonctionne pas si vous êtes constamment submergé par les informations venant de différents canaux médiatiques. Avec ma musique, je veux offrir du repos, ne serait-ce que le temps d’un concert ou de l’écoute d’un CD.
À l’exception de la version instrumentale de « Hope », les chansons sont toutes relativement longues.
K.D. : L’album est conçu comme un cycle de chansons influencé par la composition d’opéras. La dimension visuelle et dramatique vient aussi de cet angle. Dans un certain passage, je cherchais des couleurs supplémentaires. Ça s’est avéré être le rôle parfait pour Benjamin Sauzereau. Les parties de guitare étaient complètement écrites, mais il était toujours capable de développer son propre jeu dans ces limites.
La contribution de votre fils sur « Pieces of Peace II : Silence & Joy » a-t-elle également été créée de cette façon ?
K.D. : Oui. Je voulais une boucle sur une ligne de basse spécifique. Pas comme on en entend partout dans le rap, mais quelque chose de vraiment inventif. Dans mon interprétation, cette boucle dure quarante mesures avec des répétitions, et avec des variations possibles. Dans son studio, je jouais la ligne de basse, la mélodie et les accords, puis je lui donnais carte blanche pour un groove. C’était agréable de voir à quel point il y avait des parallèles entre nos deux mondes qui finalement diffèrent énormément. Le respect mutuel a prévalu.
Le CD se termine par un court morceau très spécial, « Graphic Score N° One ».
K.D. : Ce morceau constitue un pont entre « Pieces of Peace » et le programme « Duet ». En Hongrie, ils aiment les albums qui contiennent deux setlists. Comme exercice de style pour les relier, j’ai écrit ce court intermède sous la forme d’une partition graphique (voir ci-contre – NDLR). Comme l’ont fait auparavant John Cage et ses prédécesseurs. Une « partition graphique » n’est pas une partition écrite traditionnellement avec des portées, mais plutôt des notes marginales. C’est une façon d’entretenir la tension entre partition et improvisation et de garantir l’interaction entre les musiciens. N’hésitez pas à appeler cela une question de traitement imaginatif des normes standard.
Encore une preuve du dynamisme de Kris Defoort mais, surtout, qu’il est un compositeur qui continue de chercher.
Une collaboration Jazz’halo / JazzMania
Kris Defoort en concert avec Veronika Harcsa le 14 décembre, HA Concerts (Gand).
Kris Defoort & Veronika Harcsa
Pieces of Peace
W.E.R.F. / N.E.W.S.
Traduction libre : Luc Utluk