La Transonic Night illumine les Nuits du Beau Tas#14
Ce 27 avril 2024, au Lac (Bruxelles), dans le cadre de la quatorzième édition des Nuits du Beau Tas, Transcultures (Centre des cultures numériques et sonores) a proposé une soirée riche en découvertes autour de son « alter label » Transonic. Retour sur cette « manifestason » exploratrice et rencontre avec ses principaux protagonistes.
Pour cette 14ème édition du festival les Nuits du Beau Tas (18-24 avril 2024) initié par Pierre-Jean Vranken, électron libre des musiques expérimentales qui réunit plusieurs lieux à Bruxelles, c’est dans l’atmosphère intimiste du Lac (plateforme de création et de diffusion indépendante d’artistes) que se déroulait la Transonic Night. L’objectif de cette « manifestason » à la fois fédératrice et rebelle à tout institutionnalisme – et dont plusieurs soirées (on relèvera notamment celle qui réunissait, dans l’élégante chapelle du Grand Hospice, au même programme, la jeune violoniste matiériste française Roxane Métayer à l’Express String 4tet interprétant le poignant « The sinking of the Titanic » de Gavin Bryars) étaient soutenues par Transcultures – l’objectif donc est, selon son initiateur Pierre-Jean Vranken (lui-même pianiste inspiré) « de créer un espace où la musique et l’art peuvent s’exprimer librement, sans les contraintes ni exigences commerciales et culturelles habituelles. Nous voulons surprendre notre public, lui offrir des expériences qui remettent en question leur perception des arts sonores et de la scène ».
Un penchant avoué envers l’expérimentation et la remise en question des schémas traditionnels que partagent Transcultures et son « alter label » indépendant. Transcultures (qui est aussi un acteur majeur de la scène des cultures numériques et sonores en Belgique comme à l’international) a fait la démonstration, depuis sa fondation en 1996, de son savoir-faire et de sa capacité à rassembler un public curieux de découvertes et de créations éclectiques échappant aux étiquettes convenues. Depuis sa création en 2012, Transonic a su creuser une niche hétéroclite particulière, en proposant non seulement un catalogue riche de productions sonores exigeantes, mais aussi en orchestrant une série d’événements hybrides (mêlant performances, installations et vidéos) qui transcendent le traditionnel concert de musique.
Ce 27 avril 2024 n’a pas dérogé à cette « non règle ». Au Lac fondé en 2017 par Louis Neuville pour « essayer de diffuser l’ailleurs plus loin que chez soi-même » et dont il faut ici saluer l’accueil régulier, dans une ambiance conviviale, de créateurs et de projets autres, cette Transonic Night a été le théâtre d’une rencontre inédite entre des artistes louvoyant aisément dans des lisières soniques, entre les champs contemporains et expérimentaux, avec des performances qui ont mélangé électronique, acoustique et poésie sonore pour captiver un auditoire également séduit par l’esprit indépendant et défricheur des Nuits du Beau Tas.
En complément, étaient aussi proposés, en boucle, une sélection de vidéos artistiques à forte dimension sonore, tournant le dos aux poncifs du vidéo clip, réalisés par des artistes présents ce soir-là (Didié Nietzsche / étrangement cosmique, Paradise Nowavec Maja Jantar / mouvements célestes, Alain Wergifosse / organico-abstrait, Thanas Kas /océanique) et d’autres (Marc Veyrat et La Société i Matériel – dédale numérique, Christophe Bailleau et Pastoral / poético-intime, Kotryna Zilinskaité / chorégraphico-chamanique) toutes produites par Transcultures. Là aussi, priorité à l’imaginaire libéré et au décalage poétique.
Les cheveux fous, derrière sa table de laborantin, Alain Wergifosse a ouvert la soirée. Depuis les années 80, ce créateur sonore, visuel et multimédia s’est consacré à amplifier divers objets résonnants et à expérimenter le traitement électronique du larsen pour créer des compositions et des improvisations organiques. Son travail se déploie principalement sous forme d’installations immersives interactives, de performances sonores et/ou visuelles, des vidéos auto génératives, des microscopies et d’autres compositions matiéristes, offrant ainsi au spectateur une expérience sensorielle profonde et multidimensionnelle. Au Lac, Alain Wergifosse (dont on peut recommander l’album « Spectres & Neons » sorti chez Transonic en 2022) nous a offert une fusion audacieuse de sonorités expérimentales et électroacoustiques improvisée nous prouvant qu’il est bien le maître du traitement modulaire et du feedback sonore. Cet expérimentateur impénitent n’a pas hésité à amplifier et manipuler une série d’objets résonnants (un tube en plastique, des ressorts, des élastiques…) pour produire des textures sonores et phoniques (à partir des sons de sa voix) complexes afin de transporter le public dans un univers d’évocation visuelle, oscillant entre l’organique et le mécanique, le tangible et l’abstrait. Pour ce faire, il a intégré les sons des objets dans son système de traitement sonore en temps réel. Cela crée rapidement des boucles de rétroaction qu’il contrôle à l’aide de divers contrôleurs MIDI, improvisant des textures toujours organiques. En outre, il a également employé des capteurs pour convertir la lumière en son, captant ainsi une variété d’ondes électromagnétiques, d’ultrasons, d’infrasons, de signaux radio, de bruits de ventilateurs, etc. Son approche lors de ce concert (mais aussi globale) déconcertant est caractérisée par cette maîtrise d’un chaos paradoxal, où le hasard et les accidents sont accueillis pour explorer de nouveaux territoires sonores et les spectateurs ont pu le ressentir de manière intense.
Puis, au tour de Thanas Kas, récente découverte de Transonic. Ce jeune multi-instrumentiste bruxellois d’origine allemande et albanaise (remarqué notamment dans le quatuor de musique du monde « Les frères Barezzi », le groupe oriental/flamenco « Rihhal duo » avec Karam Al Zouhir et le projet de musique contemplative/méditative Ocean Voices Duo avec Guillaume Vanespen) incarne une polyvalence sonore extrêmement variée avec une passion pour les voyages (Mali, Burkina Faso, Mexique, Inde, etc.), afin d’explorer des paysages sonores issus de milieux culturels aussi riches que variés. Il s’agit de transcender les états et les étiquettes afin de transmettre quelque chose, d’instinctif, d’émotionnel, de personnel : « J’essaye d’oublier la manière, le style, le genre. Je n’accorde aucune importance à toutes ces classifications dans mes explorations. Cela afin de me concentrer sur un « état » que j’aimerais transmettre aux autres, à ceux qui sont curieux de prendre le temps de m’écouter, nous a-t-il confié.
Son premier album solo intitulé « Dans la Mogador », récemment publié sur le label Transonic, illustre la diversité et la richesse de son parcours musical, confirmant ainsi son statut d’artiste pluridisciplinaire à la voix singulière. Pendant deux mois, Thanas a eu l’opportunité d’expérimenter sa pratique créative, dont celle du « field recording », en s’immergeant dans les paysages sonores du Maroc pour créer au total deux albums uniques (l’autre concocté dans le désert, étant encore en phase de finalisation). Son périple l’a conduit d’abord à Essaouira, où il a capturé des sons urbains, les prières rythmant la journée ainsi que les bruits naturels de la mer et du vent. Thanas Kas expérimente également ce qu’il nomme une « poésie spontanée », des fragments poétiques inspirés de l’instant présent, qu’il intègre à ses compositions sonores sans filtre ni correction. Il nous a donné à entendre des ambiances construites en direct avec des pédales d’effet, sa voix et des percussions avant de terminer son set par deux plages improvisées, plus mélodiques, à la guitare qui évoquaient, ici et là, le compositeur brésilien Egberto Gismonti.
Place ensuite à Paradise Now, le projet multi-sonique et multi-forme (depuis les années 90, avec de nombreuses collaborations) de Philippe Franck, fondateur/directeur de Transcultures et du label Transonic. On le retrouve, cette fois-ci accompagné de ses compagnons de jeu, d’une part, la performeuse/artiste du son et des sens Isa*Belle, jamais sans ses bols chantants, et d’autre part, le musicien électronique Didié Nietzsche (de Radio Prague dans les années 80 à Neptunian Maximalism plus récemment), toujours en quête d’élargir sa (grande) palette audio polychromatique. Paradise Now, dans cette formule trio scéniquement étonnante et vivante, a affirmé son approche transversale (à l’inverse des « concerts mono genre trop balisés » confirme Philippe) avec un traitement quasi cinématique (mais les images sont ici mentales) des textures soniques, mais aussi des mélodies et des rythmes. Ils ont livré une performance inattendue et harmonieuse (servie aussi par la voix de Philippe) constituée à la fois d’une compilation de morceaux noués de leur association réciproque en commençant avec une première pièce electronica croisant citations croustillantes de Donald Trump et « spoken word » live avant d’entamer une reprise chaloupée de « We All Stand » de New Order période « Power, Corruption & Lies » (1983) avec son riff ici à la « cigarbox guitar » jouée par Philippe. On a pu aussi entendre un puissant « Biba non Biba » flirtant avec le techno minimalisme mâtinée de guitare funky, extrait de l’album « Akashic Diaries » réalisé pendant le confinement à partir de textes aussi poétiques qu’engagés de l’autrice/performeuse américano-libanaise Biba Sheikh contrastant avec une improvisation contemplative autour des bols tibétains traités en direct par l’iPad expert de Didié Nietzsche avant de se terminer sur une touchante version de « By this River » du tandem Roedelius/Eno (dans le magistral album « Before And After Science », 1977) commentée par Philippe comme « la possibilité d’une île romantique intemporelle dans notre époque au présentéisme aveugle et brutal ». Paradise Now a réussi à partager avec un public séduit, une jolie expérience « sonsorielle » (comme le définit Philippe Franck) voyageuse, généreuse et touchante, en combinant différents médiums électroniques et acoustiques de manière à créer un système de dissémination de devenirs audio créatifs particulièrement sensibles.
Dans l’espace loft/galerie du premier étage du Lac, nous attend Pierre Berthet, « artisan sonore » qui travaille, depuis les années 90, différents « matériaux pauvres » dans une approche singulière basée sur la manipulation d’objets hétéroclites. Lors de sa performance marquante de la Transonic Night (rappelant aussi le lien entre Transcultures, Transonic et City Sonic, le festival international des arts sonores également initié par Philippe Franck qui avait invité l’artiste liégeois à ses débuts à Mons, en 2004), il a produit, de manière experte, une flopée d’objets rustiques comme des fils d’acier, des tubes, des pierres, des boîtes de conserve de même que des seaux en plastique, ou d’ustensiles domestiques tels qu’un aspirateur, et ponctuellement utilisé sa voix. Ravi par ce ballet arte povera, le public lui a réservé une salve appuyée d’applaudissements.
Au final, chacun des artistes a livré, au Lac, une prestation à la fois forte et unique. La Transonic Night a été l’occasion de mettre en lumière des talents émergents, mais aussi affirmés, une marque de fabrique du label Transonic, soucieuse de donner de la visibilité tant à des singularités nouvelles que des artistes devenus historiques mais toujours surprenants. Pour Philippe Franck, la mission, tant de Transcultures que de son « alter label » est « de soutenir des créateurs/chercheurs qui réinventent les formats, les pratiques et les contenus artistiques et plus largement (trans)culturels. Les événements que nous organisons, telle la Transonic Night, sont, dans leur diversité/altérité, autant d’échos de cette philosophie à la fois critique de tout conformisme et attentive à rapprocher les marges du centre de notre écoute. ».
Cette vibrante Transonic Night 2024 aura non seulement confirmé la réputation de Transcultures et son label, en tant que tête de pont – belgo internationaliste – dans le domaine des arts sonores, mais a également renforcé le statut des Nuits du Beau Tas comme l’un des festivals indépendants les plus précieux du panorama bruxellois et belge.
transonic-records.bandcamp.com