LABtrio, Nature City
LABtrio // Nature City from STUDIO SANDY on Vimeo.
LABtrio, Nature City
Souvent, je vis le jazz comme la métaphore d’un idéal d’émancipation, de libération par la rigueur et le travail. En effet, les milliers d’heures de travail consacrées par le jazzman à la pratique de son art tendent au final vers un objectif : étendre le champ des possibles dans l’espace de liberté qu’offre le monde de l’improvisation musicale. En ce sens, le jazz est porteur d’une leçon de vie simple mais profonde : la liberté n’est pas donnée, mais se construit. « Master the instrument, master the music, and then forget all that bullsh*t and just play », aurait dit Charlie Parker. Et il arrive que l’on se retrouve confronté à des musiciens qui, par leur talent et l’univers sonore qu’ils proposent, donnent tout son sens à cette citation un peu tarte à la crème.
Dans la profusion de découvertes enthousiasmantes qui égayent la vie quotidienne du passionné de musique, il arrive de temps à autre qu’il tombe sur un joyau qui l’époustoufle à un tel point qu’il a le sentiment que sa sensibilité s’en trouve à jamais changée. Et pour ma part, le LABtrio fait partie des groupes qui m’ont mis une telle claque qu’immédiatement j’ai su qu’il y aurait un « avant » et un « après » dans l’histoire de ma sensibilité musicale. Rien de très étonnant, lorsque l’on sait que les musiciens qui composent la formation – Anneleen Boehme (contrebasse), Lander Gyselinck (batterie) et Bram de Looze (piano) – sont reconnus dans le milieu comme étant parmi les plus talentueux de leur génération. Dès ma première écoute de Fluxus (2012, One Note Records) (1), j’ai été aspiré dans la tornade créatrice de ces trois (bien trop) jeunes musiciens. Une musique follement créative électrisée par l’immense talent de ses interprètes; des moments de groove subtil mais non moins démentiel (en la matière, Lander Gyselinck est une véritable référence); des ambiances oniriques où l’expérimentation et la dissonance ne sont à aucun instant des obstacles à l’envoûtement de l’auditeur; un sens de l’interaction élevé à un niveau rarement atteint… Et pour couronner le tout, une patte immédiatement reconnaissable, pétrie d’influences allant du hip-hop à la série Twin Peaks (j’ai découvert la formation par leur époustouflante reprise du thème de Laura Palmer; le titre de leur deuxième album, « Owls Are Not What They Seem », est également une référence au feuilleton culte de David Lynch), en passant par certaines musiques d’avant-garde. Multiplicité d’influences perceptible dans les projets auxquels sont associés les noms des trois musiciens : Lander Gyselinck est également leader de STUFF., formation à mi-chemin entre hip hop moderne et musique électronique; Bram de Looze a sorti en 2015 le très free et expérimental Septych (Clean Feed Records); Anneleen Boehme, quant à elle, officie actuellement dans des projets pop (Mira), jazz moderne (Gizmo, RAEKRM) et même flamenco/arabique (Saragon)… Le LABtrio a fêté dernièrement ses dix ans d’existence, et enregistré au passage son troisième album, “Nature City” (Outhere Music). J’ai eu le plaisir d’être présent à la Jazz Station pour le concert d’inauguration de l’album, le 28 février dernier. Si le souvenir se fait tout doucement lointain, je peux vous assurer que rares sont les concerts qui m’ont laissé dans un tel état d’émerveillement. Si l’interaction est le propre de toutes les bonnes formations de jazz, j’ai rarement été témoin d’une telle synergie entre des musiciens. Les trois amis semblent avoir développé au fil des années une complicité musicale qui, combinée à leurs virtuosités et leurs créativités respectives, ne peut que mettre l’auditeur au tapis. Si ce dernier est musicien, c’est la leçon d’humilité et le décrochement de la mâchoire inférieure garantis… Assister à un concert de la formation conforte dans la conviction que le LABtrio est un fer de lance du jazz belge, et une formation de carrure internationale.
Au programme de Nature City on trouve trois compositions collectives, trois signées Lander Gyselinck, une Bram de Looze, ainsi que deux pièces de Bach – la quinzième variation Goldberg et une fugue issue du clavier bien tempéré – réarrangées par les soins du trio. L’aventure commence avec « Elevator » qui s’ouvre sur un groove basse/batterie minimal, retenu et nerveux. Des nappes de synthétiseurs aux sonorités “Vangelis-esques” flottent au dessus de ce galop régulier et amènent cette touche lancinante, envoûtante qui à mes yeux fait partie intégrante de l’identité musicale du trio. Une entrée en matière qui n’est pas sans rappeler celle de leur premier album, “Fluxus”. Elevator se développe en un long crescendo qui culmine et s’achève sur un excellent solo de Bram de Looze… En bref : du LABtrio en pleine forme ! Arrive alors une brillante interprétation de la quinzième variation Goldberg de Bach. L’exécution pianistique est parfaite, ce qui n’est pas gagné d’avance lorsqu’un pianiste de jazz s’attaque au répertoire de la musique classique. A Bach succède Lumen, une ballade modale à la beauté rugueuse. Anneleen Boehme s’y livre à un magnifique solo de contrebasse qui remettra les idées en place à ceux qui pensent qu’en jazz non vocal, l’excellence est l’apanage des hommes (ne riez pas, c’est un propos que j’ai déjà entendu). IHOR, unique composition de Bram de Looze présente sur le disque, introduit au versant plus expérimental de l’album. Cependant, conformément à ce à quoi nous a habitué le LABtrio, nous sommes à mille lieues d’une musique dissonante et tonitruante que pourrait suggérer l’adjectif « expérimental ». Au contraire, IHOR est un pur moment de poésie musicale, un voyage dans un univers sonore inquiétant et merveilleux… Rarement de la musique dite « ouverte » a sonné aussi douce à mes oreilles.
Les quatre premiers titres introduisent les différentes facettes de l’audacieux univers musical que propose “Nature City”. L’interprétation de la fugue de Bach est à mon goût encore plus réussie que celle de la variation Goldberg, avec son superbe crescendo émotionnel qui débute et s’achève dans une intimité mélancolique. Inside Now et Amnesiac s’inscrivent davantage dans le côté « musique ouverte » du projet; Happy Famous Artists et Mental Floss, quant à eux, sont là pour rappeler à tous les musiciens en herbe le sens du mot « groove »… Le tout uni par une esthétique envoûtante (des morceaux comme Mental Floss, IHOR ou Amnesiac pourraient figurer à la bande son d’un film de David Lynch), ainsi qu’un jeu individuel et collectif sensible au moindre mouvement sonore à un tel point que l’on pourrait croire que les trois cerveaux ont développé un lien télépathique.
Que conclure ? Des interprètes au talent immense en parfaite synergie, une identité musicale forte qui enveloppe et transporte l’auditeur comme un récit haletant, une maîtrise absolue dans une liberté qui semble totale : on ne peut que rester admiratif à l’écoute du petit dernier du LABtrio. Avec “Nature City”, le groupe offre une nouvelle perle au public jazz belge et international, et approfondit une identité musicale que l’on savait déjà bien trempée. Et plus encore que l’excellent “Nature City”, je vous invite à écouter le LABtrio, qui est décidément une formation incontournable de la scène belge actuelle. Ces trois jeunes musiciens sont une véritable leçon de musique et de liberté pour qui prendra le temps de les écouter, ou mieux encore, de les voir en concert !
Kenzo Nera
(1) Lire ou relire l’article de Claude Loxhay “Piano Trio, nouvelle vague…” du 05 janvier 2014) : ICI