Le Moers Festival : le signe d’un grand

Dans le paysage saturé des festivals de printemps et d’été, le Moers Festival fait figure d’exception. Le Moers constitue une sorte de terrain de jeux pour aventures sonores singulières et éclectiques qui font sortir le jazz de sa zone de confort. Il tient son nom de la petite ville du même nom qui fait face, de l’autre côté du Rhin, à Duisbourg. Fondé en 1972, il jouit aujourd’hui d’une renommée internationale. Rencontre avec son directeur artistique, Tim Isfort, à quelques jours de cette 54ème édition.
«Nous avons voulu mettre en avant l’inconnu, l’inattendu avec des artistes jouissant d’une moindre notoriété.»
Nous approchons à grands pas de l’ouverture de cette nouvelle édition. Serez-vous prêts ?
Tim Isfort : Chaque année apporte son lot de petits couacs et d’inattendus, c’est une tradition ! Depuis que je suis lié à l’organisation du festival, j’ai toujours connu des problèmes d’ordre organisationnel ou financier qui survenaient et auxquels il fallait remédier. Cette année, il semble que tout se déroule au mieux. Au moment où je vous parle, la programmation est assurée à plus de 80%, mais il faut gérer les vols, les réservations d’hôtels de dernière minute et d’autres imprévus.
C’est effectivement un travail de longue haleine. Comment vous-y prenez-vous ?
T.I. : En principe, cela prend un an, parfois plus. Dès que le festival prend fin, nous nous octroyons deux semaines de repos et puis nous nous remettons à penser à l’édition suivante en avançant des idées, en proposant des thèmes, des noms d’artistes. Dès la fin juin, nous nous remettons en route pour trouver des sources de financement. Ce processus nous amène vite en septembre/octobre avec une première mouture. Il arrive qu’au début de l’année qui suit, en janvier ou février, on se trouve avec un projet de programme considérablement modifié.
Pour cette édition 2025, deux grands noms figurent à l’affiche : Vijay Iyer et Wadada Leo Smith. Qu’en est-il des autres ?
T.I. : La dernière fois que Wadada est venu à Moers remonte à… 1979. L’année dernière, j’ai été le voir au festival d’Huddersfield en Grande-Bretagne. Nous avons discuté et il m’a signifié qu’il aimerait revenir jouer chez nous après toutes ces années. C’est lui qui m’a suggéré de venir avec Vijay Iyer. Il y a toujours eu au Moers des grands noms, et même parfois des dinosaures ! Mais, à côté, nous avons constamment voulu mettre en avant l’inconnu, l’inattendu avec des artistes jouissant d’une moindre notoriété. La surprise est quelque chose de précieux, elle fait partie du processus de découverte auquel nous tenons.

«Une partie de notre public qui venait pour écouter du jazz s’est parfois sentie déboussolée.»
Au cours des dernières éditions, on a pu entendre des artistes pratiquant une musique électronique très expérimentale que l’on n’aurait jamais imaginé figurer à l’affiche du Moers. Je pense notamment à Pharmakon, Deli Girls, Blipvert… Cela nous conduit à nous poser cette question : le Moers est-il encore un festival de jazz ?
T.I. : Dès la fin des années cinquante, des festivals de jazz se sont mis en place, pas seulement en Allemagne, mais dans toute l’Europe, avec cette préoccupation de suivre une programmation en accord avec le genre musical proposé. Moers est né du mouvement de contestation sociale et culturelle de 1968 qui a vu le jour en Allemagne, en France et ailleurs. Dès le début, notre festival a revendiqué sa dimension expérimentale et « freejazz ». Vers la fin des années 70, il s’est ouvert aux musiques du monde bien avant que l’on ne fasse recette sur cette catégorie de musique que l’on rencontre aujourd’hui partout. Au début des années 80, il a accueilli Einstürzende Neubauten (ndlr : avec qui Tim Isfort a d’ailleurs collaboré pour plusieurs enregistrements – NDLR). Ça n’a pas toujours été facile d’apporter ces musiques à notre audience. Une partie de notre public qui venait pour écouter du jazz s’est parfois sentie déboussolée. Il y a trois ans, nous avons fait le choix d’un slogan : « Moers is not a jazz festival ». Mais le mot « not » était barré comme pour jouer sur la confusion ! Nous aimons argumenter, discuter de la nature même du jazz !
Plusieurs directeurs du festival se sont succédé dans le temps. Qu’en est-il de ton propre parcours ?
T.I. : J’ai étudié le jazz comme contrebassiste dans une académie à Arnhem aux Pays-Bas à la fin des années 80. J’étais alors un fan de John Coltrane et d’Ornette Coleman, de tous ces géants qui étaient mes héros. Pourtant, mes débuts musicaux résident dans le punk-rock. Il m’arrive de jouer de temps en temps, mais mes activités ne m’en laissent pas vraiment le loisir. J’ai grandi à Moers. La première fois que j’ai assisté au festival, je devais avoir douze ou treize ans. Quelques années après, je collaborais à un magazine musical et je me suis retrouvé au premier rang à écouter des gens comme John Zorn, Arto Lindsay, Christian Marclay et tous ces gens un peu fous. Après cette expérience, les autres festivals m’ont semblé être parfois conventionnels, pour ne pas dire ennuyeux.
Es-tu le seul à décider de la programmation ?
T.I. : Je dispose d’une bonne équipe qui m’entoure, mais aussi de beaucoup d’amis évoluant dans le monde de la musique, en Allemagne et ailleurs, qui me suggèrent des pistes même si, au final, je prends mes responsabilités. Nous avons aussi quelques experts pour des musiques plus spécifiques qui sortent de la sphère du jazz.
«Soyons clairs, Moers ne pourrait pas exister sans un apport d’argent public.»
Le festival représente une organisation considérable et un budget conséquent. D’où proviennent vos aides ?
T.I. : Soyons clairs, Moers ne pourrait pas exister sans un apport d’argent public. Nous recevons des subsides du ministère fédéral de la culture. La Ville de Moers elle-même est un support loyal de longue date. Parallèlement, nous sommes aidés par des sponsors locaux et des fondations privées qui interviennent pour l’un ou l’autre projet spécifique de notre programmation, comme cette année, pour la venue d’artistes chinois. La vente des tickets vient compléter le budget. Il s’agit d’un équilibre financier très fragile. Cela m’a pris un temps considérable pour consolider cette construction.

Moers © Eric Therer
Cette année, vous mettez en place une politique de prix de vente de tickets particulièrement attractive…
T.I. : Oui, je tiens à le souligner. L’idée est de permettre aux plus jeunes, aux étudiants d’assister au festival, mais aussi d’inciter ceux et celle qui hésitent à venir nous rejoindre (ndlr : des tickets débutant à 40 euros). D’un autre côté, pour les plus fortunés, nous offrons des tickets vip à 300 euros avec un accès backstage qui inclut le catering et un concert surprise offert au Whitsun festival. Nous continuons à subir les effets de la crise covid. Nous nous devons d’ouvrir grandes nos portes !
Moers revendique sa dimension sociale. Le terme « libération » a été utilisé plusieurs fois pour appuyer la présence d’artistes d’autres pays en proie à des répressions. Pour autant, vous invitez cette année des artistes qui proviennent de Chine, d’Israël et du Rwanda, trois pays qui sont notoirement connus pour ne pas respecter les droits humains. Quelle est votre position sur ce sujet ? N’existe-t-il pas là une contradiction ?
T.I. : C’est une question importante. De mon point de vue, Moers a toujours revendiqué son implication politique. Le festival a accueilli des musiciens d’Allemagne de l’Est avant la réunification. Depuis que j’exerce mes fonctions, j’ai voyagé dans des pays comme la Biélorussie, la Birmanie, et même la Corée du Nord, à la recherche de musiciens, de musiciennes. Nous avons fait venir des musiciens russes bien avant la perestroïka. Ces dernières années, nous avons été critiqués pour en avoir fait venir d’autres alors que le Russie avait attaqué l’Ukraine. Si nous prenons le cas d’Alexey Kruglov, de Moscou, je suis intimement persuadé qu’il ne soutient en rien la guerre en Ukraine. Et je sais que s’il exprime son opinion publiquement, il risquerait pour sa sécurité une fois rentré dans son pays. L’année dernière, nous avions convié des musiciens de Namibie, lesquels supportent farouchement la cause palestinienne et qui ne comprenaient pas pourquoi la loi allemande interdit de soutenir ouvertement cette cause…
Moers festival, du 6 au 9 juin. Informations et programme complet : www.moers-festival.de
