Le quartette de John Coltrane à Comblain-la-Tour (01/08/1965)

Le quartette de John Coltrane à Comblain-la-Tour (01/08/1965)

Personnel

J’ai découvert Coltrane à l’âge de 17 ans (en 1962) par hasard alors que durant mes grandes vacances scolaires j’entendis sur un transistor un morceau de lui qui m’accrocha d’emblée l’oreille. C’était « My Favorite Things ! » J’achetai le disque et, depuis maintenant 60 ans, alors que mes goûts musicaux se sont portés vers d’autres musiques, Coltrane est demeuré dans ma vie de mélomane averti et musicien amateur tel un ancrage profond et pérenne.

Zoom sur Coltrane avant son concert à Comblain-la-Tour

Si 1964 avait, dans la discographie de Coltrane, été relativement mineure avec néanmoins quelques très belles compositions majeures telles « Crescent » (donné à nouveau en concert au Japon en août ’66), « Wise One », « Lonnie’s Lament » (trois morceaux que personnellement je place parmi le top de ses compositions chères à mon cœur), il y eut tout de même le sublime « A Love Supreme » créé et enregistré en une seule prise le 9 décembre. En 1962, à la suite de son association avec Dolphy durant un peu moins de 6 mois et surtout les concerts donnés en novembre ’61 au Village Vanguard, il y avait eu de nombreuses critiques de personnes proches de Down Beat, accusant même Dolphy et Coltrane d’anti-jazz! (il faut lire à ce propos la réponse conjointe de Dolphy et Trane d’avril ‘62 adressée à Don Demichael dans Down Beat). Il faut dire que son fameux « Chasin the Trane » du 2 novembre ’61, ce tour de force de plus de 15 minutes d’un jazz tout à fait débridé en duo avec la batterie, avait fait froncer les sourcils de nombre de critiques blancs le plus souvent habitués à l’AABA de « I’ve Got Rhythm’ » et revêches aux révolutions en jazz. Après, Coltrane avait montré patte blanche, enregistré des ballades, un disque avec Ellington et un autre avec le chanteur baryton de jazz Johnny Hartman. Mais, les velléités de liberté le démangeaient fortement. Le 28 juin 1965, il y eut les deux versions d’ « Ascension », avec un groupe de 11 musiciens qui jouèrent du free pur, fou et inconditionnel. Entre cette date et son concert unique en Belgique, le Coltrane Quartet s’était produit à Newport, Antibes et Paris. Il est à remarquer qu’à Antibes, lors du premier des deux concerts donnés, il interpréta ‘A Love Supreme’, la seule fois qu’il interpréta à nouveau cette composition tétralogique. Plus tard cette année 1965, Coltrane intégrera Pharoah Sanders et sa seconde épouse Alice au piano, et sa musique prendra une évolution décidément free comme l’atteste le concert donné à Seattle le 30 septembre 1965 (incluant Pharoah Sanders et Donald Garrett) qui, d’après la biographie de Coltrane de Lewis Porter suscita la désapprobation d’une partie du public, lassé de la longueur des morceaux et que les « tubes » habituels de Trane n’y furent pas joués. Quant à McCoy Tyner, le vieux compagnon depuis 1960, il quittera définitivement le groupe à la fin de l’année. Malheureusement, peu de biographes ou de critiques de jazz auront reconnu le rôle majeur que joua ce talentueux pianiste dans la réussite musicale et discographique de ce groupe mythique du premier quartette de John Coltrane. Aurait-on pu imaginer « My Favorite Things » joué au piano par Bill Evans, Tommy Flanagan, Wynton Kelly, Joachim Kuhn ? Dans ce type d’extase musicale que produisait l’écoute de ce morceau-phare surtout donné en concert (pensons à la musique soufi – appelée aussi qawalli – telle qu’elle est jouée au Pakistan, en Turquie, en Indonésie, ou à la musique des Indes que Coltrane aimait en la personne de Shankar), tout pianiste autre que Tyner aurait dénaturé l’essence même de ce que Coltrane voulait atteindre en termes d’objectifs musicaux et spirituels avec de telles œuvres.

Le concert à Comblain-la-Tour

Il faisait frisquet ce soir-là et, miracle, la RTB retransmit le concert en direct à la radio. Le concert fut filmé et est disponible en vidéo sous le titre « JOHN COLTRANE LIVE IN ’60, ’61 & ‘65’ » produit et distribué sous l’appellation générale Jazz Icons par Naxos.

Vigil (à l’origine qualifié de « Untitled Original », repris ainsi dans la discographie de Yasuhiro Fujioka)
Un thème qui correspond parfaitement à ce que fait et pense Coltrane actuellement, le morceau étant pour le début joué en duo avec la seule batterie. Rapidement, Coltrane se lance dans des harmoniques insensées (ex. 00:37/00:46). On a ici affaire à un duo de pur free jazz, sans concessions aucunes, le rythme des phrases de Trane est haché, le débit et la puissance sonore sauvages, violents, sans nuances. La prise de son est excellente et l’équilibre entre les deux instruments parfait. À un moment, Coltrane tente des harmoniques à peine audibles (02:17/02:26). Ces cris haut perchés, ces montées vers l’inaccessible, paraissent être le fait d’un être s’attaquant au mur du son, tentant de dépasser l’impossible et d’atteindre l’ineffable. 04:44, rappel éphémère du thème avant qu’il ne reparte dans la violence sonore. 04:26, intervention du piano dont la sonorité malheureusement n’est ni de bonne qualité ni fort juste (généralement les jazzmen sont les parias de la musique et en club c’est encore parfois pire !). Un solo de Tyner énergique mais somme toute bien consonant et conventionnel dans une constellation sonore générique de New Wave, avant-garde ou Free Jazz, qu’emprunte de temps à autre Coltrane maintenant en usant et abusant d’effets sonores et rythmiques peu orthodoxes, de distorsions, de hachures, en fait centrifuges par rapport au noyau du jazz conventionnel tel que le pratiquent alors Dave Brubeck, les Jazz Messengers, les frères Adderley, etc. Ici encore, on a l’impression très nette que Tyner n’est plus à sa place. La meilleure preuve c’est qu’au retour de Trane à 06:53, ce dernier apparaît d’emblée en puissance démesurée. La finale fait, elle, penser à une séance de free. Un fabuleux bon morceau.

Naima
Jusqu’à ce soir-là, Coltrane n’avait pratiquement jamais pris de solo sur ce thème (ce fut souvent Dolphy à la clarinette basse lors de leur éphémère association musicale). Un commencement éthéré, la sonorité du ténor un peu fatiguée sans être vraiment fausse. Le thème est joué straight presque sans fioritures. Tyner ensuite sur un mode léger, aérien, lyrique, retrouvant un peu de la magie de ses premières interventions avec Coltrane. Le piano sonne mieux ici même si, parfois, certaines notes isolées de la main gauche sonnent de manière bizarre (ex. 03:15, 03:19, 03:24…). Coltrane à 03:57 sans excès de puissance passant rapidement en notes stratosphériques non tempérées, alternant les registres, privilégiant fréquemment des harmoniques, quelquefois peu élégantes sur le plan sonore (ex. 04:56/05:07). Jouant des traits itératifs modulés avec, au début, un crescendo de puissance (05:15/05:47). 06:17, sur un decrescendo, la reprise finale du thème avec la coda écrite. Une excellente version, déjantée par moments. Et, on se doit de constater que ce thème-fétiche – alors qu’il ne vit plus avec Naima – fait de plus en plus souvent maintenant l’objet d’une déconstruction sur un mode sauvage, une tendance qui avec le temps qui lui reste à vivre (deux ans !) ira en s’accentuant.

My Favorite Things
On entend que le soprano est faux au début quand Coltrane joue sotto voce à l’arrière-plan avant d’entamer le thème (le froid !). Dans la vidéo, on le voit ajustant le bec avant de recommencer à souffler de manière audible. 00:42, thème et trilles puis reprise de la mélodie (01:14). Ensuite, il passe derechef en aigus assez clairs, dessine de belles figures sur la ferme assise de Tyner un peu moins envahissante qu’à d’autres occasions, repartant ensuite en trilles avant de reprendre la mélodie pour la 3ème fois (02:39). 03:31, Tyner dans un solo avec des parties impressionnistes (ex. 04:06/04:29), accentuant les syncopes. Son intervention est captivante et fascinante, ménageant les inévitables passages en block chords (ex. 07:13/07:38) que Jones relance de façon habile. La seconde partie du solo est moins intéressante, on dirait même qu’il s’embourbe un rien dans ces méandres de block chords qui donnent parfois l’impression qu’il joue sur un rythme de 4/4 plutôt que ternaire (ex. 09:08/09:38). 12:43, Coltrane en trilles et surpuissance aigus/suraigus. Interprétant ensuite le thème avec moult trilles intercalés, partant vite en digressions aiguës, d’un débit legato, favorisant le registre supérieur de l’instrument. L’accompagnement piano/batterie est massif sinon lourd. Il est en super forme et, une fois de plus, on peut remarquer que son jeu au soprano est moins haché, moins torturé qu’au ténor, moins free au fond, même s’il reste fidèle aux trilles, à la polyphonie et à tous ces effets spécifiques qu’il a développés depuis qu’il en joue. Il y a ici une continuité mélodique en legato, par rapport à son jeu au ténor. 16:40, reprise de la mélodie pour repartir en spirales balayant tous les registres (notons les effets polyphoniques 17:22/17:52, trilles en suraigus avec notes plus basse isolées). 19:01, il joue le thème sur déchaînement de Jones, suivi de trilles ascendants et descendants sur base modale, puis, des trilles aigus sur explosion de batterie et trémolos du piano sur fond d’applaudissements nourris, on entend tout de même quelques « ouh » de désapprobation.

Roland Binet