Les voix croisées d’Amaury Faye et Igor Gehenot
On retrouve Igor Gehenot et Amaury Faye un mardi midi à l’auditorium des Pianos Maene, à Bruxelles. Ils viennent de publier un enthousiasmant duo de pianos chez Hypnote Records et se remettent aujourd’hui le répertoire dans les doigts avant un concert attendu au Mithra Jazz à Liège, à la Cité Miroir, le 12 mai. Entretien.
Les enregistrements de duos de pianos ne sont pas fréquents : on pense directement à Hancock-Corea et à Hank Jones-Tommy Flanagan.
Amaury Faye : Je suis plus inspiré par les duos américains. On a beaucoup carburé au Kenny Barron-Brad Mehldau, qu’on peut trouver sur le net. Il y a une certaine tradition, avec Mulgrew Miller aussi, mais c’est vrai que c’est assez rare. Quand on a eu l’idée de le faire, il y avait bien longtemps que personne ne l’avait fait en Europe.
«On se dit souvent : «c’est chouette ce que tu as fait avec untel ou untel», mais on n’avait jamais joué ensemble.» Amaury Faye
Côté européen, Baptiste Trotignon en fait pas mal aussi…
A. F. : Oui en effet, mais il s’agit plutôt d’invitation pour des festivals, à Paris par exemple. Mais je ne crois pas qu’il y ait d’album prévu. Quant à Igor et moi, on faisait pas mal de choses ensemble. On est très copain et on parle souvent en se disant que « c’est chouette ce que tu as fait avec untel ou untel », mais on n’avait jamais joué ensemble. Ça s’est monté très vite : Igor avait un plan avec une salle à Liège, et ça a pris tout seul, on s’est lancé. C’est un grand plaisir pour nous.
Igor Gehenot : Le projet a mûri pendant quatre ans. L’intention était d’enregistrer en juillet 2021 à Liège, ma ville natale, mais les dramatiques inondations ont annulé le projet. Lorsque nous sommes arrivés à Liège le jour prévu, le lieu d’enregistrement était sous eau. On a alors décidé d’enregistrer à Toulouse (ville natale d’Amaury) avec toute l’équipe : Giuseppe Millacci et Jonas Verrijdt.
«C’est un répertoire de plaisir, avec des compositions qu’on aime et quelques morceaux à nous.» Igor Gehenot
Il y a pas mal de couleurs latines sur l’album avec des compositions de Chico Buarque, de Joao Bosco…
I.G. : C’est vrai que la musique brésilienne est très chouette à jouer sur le plan rythmique, avec la main gauche, et ça se marie bien avec nos deux jeux. C’est un répertoire de plaisir, avec des compositions qu’on aime et quelques morceaux à nous.
A.F. : C’est aussi un plaisir de faire découvrir des thèmes qui ne sont pas entendus souvent, des joyaux de la musique brésilienne. Harmoniquement ce sont les schémas de la musique classique occidentale, c’est un mariage très heureux pour nous. Il y a eu pas mal de tentatives de musique classique-jazz qui se sont terminées en trucs très kitsch, mais les musiciens brésiliens ont pour ça quelque chose à part.
«Amaury est très fort, je pense qu’il n’a même pas composé au piano. Il a juste écrit.» Igor Gehenot
Amaury a composé un hommage à Egberto Gismonti : c’est plutôt en pensant au pianiste ou au guitariste ?
A.F. : C’est le pianiste, mais son jeu est très influencé par la guitare. C’est Joanne Brackeen à Berklee qui me l’a fait découvrir. Elle m’a fait écouter un ou deux morceaux et je n’en ai pas dormi de la nuit. Ecoutez « Lôro », une version en solo : c’est Keith Jarrett et Brad Mehldau. Tout est dedans, il y a du contrepoint dans tous les sens à une vitesse hallucinante, avec des belles phrases, un toucher exemplaire. Le lendemain, Joanne m’apprend qu’il est guitariste de formation. Alors, pourquoi aussi cette idée d’hommage à Gismonti ? Parce que Igor avait l’idée de jouer un choro. Il avait pensé à un morceau très connu de Lyle Mays, « Chorinho ». Quand j’ai vu la partition, je lui ai dit que ça allait être compliqué de préparer ça en peu de temps, que ce serait plus facile d’en composer un nous-même. Car quand tu composes, tu as déjà fait les trois-quarts de l’apprentissage du morceau.
I.G. : Amaury est très fort, je pense qu’il n’a même pas composé au piano, il a juste écrit. Quand il m’a dit ça, j’ai trouvé ça incroyable. Moi, je compose toujours au piano. Ici, il écrit un thème d’une grande complexité qui va très vite, très exigeant, ça m’a bluffé.
A.F. : C’est un bagage que j’ai du ragtime, ça me parait tout à fait naturel. Par contre, de mon côté, j’ai souvent une appréhension avec les thèmes d’Igor car il faut savoir les faire sonner.
Igor, il y a trois compositions de toi qui, je pense, n’ont jamais été enregistrées.
I.G. : En effet. « Magic Ball », je l’ai joué en trio avec Sam Gerstmans et Antoine Pierre il y a dix ans à Dinant, on avait invité Greg. C’est un vieux morceau qui est un simple blues que je n’avais jamais enregistré.
A.F. : On aime tous les morceaux à part égale, mais avec celui-là, on a l’impression d’avoir moins de contraintes. On lâche le thème puis on improvise. On le joue en premier parce qu’il nous met directement dans le concert.
Vous avez enregistré à Toulouse.
A.F. : C’est une chouette équipe là-bas, qui fournit les grands festivals du Sud de la France. Ils sont à la fois exigeants et gentils.
Comment se passe le travail avec Giuseppe Millacci ?
I.G. : C’est très sain d’avoir le label Hypnote qui monte en Belgique. Chapeau pour le travail de Giuseppe.
A.F. : C’est quelqu’un qui ne dit pas grand-chose… Il agit, mais n’a pas la folie des grandeurs. En même temps, Il arrive à aménager son temps pour s’occuper de son art.
I.G. : Il est le Directeur artistique de ce projet. C’est très important d’avoir quelqu’un qui connaît la musique, qui connaît les codes de cette musique, qui a l’oreille pour choisir une prise. Avoir quelqu’un qui prend du recul par rapport à ce qu’on joue, c’est d’un grand confort pour nous.
Amaury, où en est le projet d’enregistrements en trio dans différentes capitales européennes ?
A.F. : Il a été mis en suspens à cause du covid. On a maintenant une opportunité d’enregistrement à Tokyo. On veut garder l’idée de concerts dans des capitales européennes, mais ici c’est l’occasion d’élargir hors Europe. C’est toujours dans les cartons et quoi qu’il arrive, je ferai ces cinq « live ». J’ai pour habitude de toujours finir ce que j’ai commencé. Mais il y a aussi beaucoup de projets en cours, des commandes immédiates. Avec le trio, je vais enregistrer avec un sax américain et un quatuor à cordes…
Giuseppe Millacci, à propos de l’enregistrement : « Chez Hypnote, c’est Jonas Verrijdt qui s’occupe du mixage, mais comme nous n’enregistrons pas souvent en studio, mais, par exemple, ici dans le magasin Parisot de Toulouse, le mastering est très important. C’est pourquoi je me suis adressé à Dave Darlington aux Etats-Unis, un vrai pro qui a travaillé avec Ambrose Akinmusire, Whitney Houston, George Benson, Wayne Shorter et bien d’autres… C’est aussi lui qui a mastérisé l’album enregistré en trio avec Manu Codja, avec qui nous avons travaillé de la même façon, c’est-à-dire enregistrement hors studio puis mastering. »
En concert à Liège, le jeudi 12 mai (Cité Miroir).
Amaury Faye & Igor Gehenot
Amaury Faye & Igor Gehenot
Hypnote Records