Marni Jazz Festival, part one.
Marni Jazz Festival, première partie (8-10 septembre).
Foule des grands soirs, ce mercredi, pour la “première” du festival Marni Jazz 2015, qui, cette année, met la basse électrique à l’honneur.
Fidèle à la formule qui a déjà fait ses preuves, les programmateurs ont panaché l’affiche entre jeunes pousses prometteuses et vieux briscards. C’est le bassiste américain Reggie Washington – résident en Belgique depuis plusieurs années – qui ouvre les festivités en présentant son hommage à Jef Lee Johnson, ce guitariste disparu en 2013, et ami très proche du bassiste. Sur la scène, nimbée de bleu, Reggie est entouré de Patrick Dorcéan (batterie), DJ Grazzhoppa (platines), et Marvin Sewell (guitare électrique). C’est d’abord la voix de Jef Lee Johnson qui résonne. DJ Grazzhoppa balance de lancinantes bribes de conversations qu’il va mêler aux cris d’un corbeau fantôme. La basse vibre et les tambours claquent de façon énigmatique. Le début du concert est un peu déroutant, incertain, un peu chaotique même, comme si le leader était perdu et encore désorienté par la perte de cet ami cher. Le son est ultra saturé, la voix de Reggie est pratiquement inaudible, le drumming est erratique et surpuissant… Des fragments de mélodies tentent de trouver leurs chemins, Crow’s Rainbow tente de trouver une issue, et le blues cherche à retrouver ses droits. Heureusement, comme une éclaircie lente, l’apaisement viendra, doucement. Le concert décolle alors, quand le saxophoniste Fabrice Alleman rejoint le groupe sur Reckless Eyeballin’. Puis il s’ouvre encore un peu plus avec l’arrivée du second invité surprise, le trompettiste Sam Vloemans. Le phrasé est onctueux, les échanges s’arrondissent et Black Sands se dessine. Assez discret, Marvin Sewell distille les notes bluesy, façon slide guitar, et se met finalement un peu plus en avant sur Finding. Entre blues et balades rythm’blues, le concert s’étire un peu trop doucement. Régulièrement, Reggie Washington présente et remercie les musiciens qui l’accompagnent. On le sent timide, comme redevable de l’amitié et la confiance de ses acolytes. Cela semble fondamental pour lui : il doit honorer l’esprit de partage de Jef Lee Johnson. Alors, il faudra attendre Move to Shanon et surtout Take The Coltrane – avec les interventions lumineuses de Fabrice Alleman et de Sam Vloemans – et cette irrésistible accélération de Reggie Washington, pour vibrer réellement. Comme sur « Rainbow Shadow » (Jammin’colors), le tribute se termine au son de la voix de la fille de Reggie, tout en sensibilité et retenue. La soirée aurait pu s’arrêter là, mais un concert sans rappel n’est pas un véritable concert. Alors le groupe revient pour deux courts morceaux, plus funky, histoire de terminer sur des notes pleines d’optimisme.
Le deuxième soir, mercredi 9, moins de monde au théâtre Marni pour accueillir Théo Zipper. Il faut dire que ce jeune bassiste français est encore peu connu chez nous. C’est l’occasion – et le rôle d’un tel festival d’ailleurs – de le faire connaître d’un plus large public. Théo Zipper est de Marseille, et aujourd’hui installé à Bruxelles. C’est ici qu’il a rencontré les musiciens de son quartet : Max Fortin (saxophones ténor et soprano), Yannick Jacquet (piano) et Lucas Vanderputten (batterie). Le groupe développe un jazz assez moderne, parfois influencé par Mark Turner et peut-être aussi un peu par la période électrique de Miles Davis, à la fin de sa vie (Tutu…). Le groupe place la barre donc assez haut et éprouve des difficultés à lâcher prise. L’ensemble manque de fluidité et de spontanéité. Tout semble bridé. Quelques morceaux font illusion, mais l’on reste sur sa faim. Heureusement, le deuxième set va libérer les musiciens : beau solo au piano électrique de Yannick Jacquet, belle “prise de parole” de Max Fortin – nettement plus convainquant au soprano – sur Flying Down. Après une balade bien maîtrisée (Nelson), Théo Zipper fait preuve de beaucoup de fougue sur Les 7 Plumes de l’Aigle. Et c’est au moment du rappel que le groupe se libère totalement.
Troisième soirée, le jeudi 10. Public curieux et impatient d’entendre Urbex, le nouveau et très ambitieux projet du jeune batteur Antoine Pierre (Sabam & Jeunesses Musicales Jazz Award 2015). Autour du batteur, trois souffleurs, Jean-Paul Estiévenart (trompette), Toine Thys (saxophone ténor et clarinette basse) et Steven Delannoye (saxophone ténor), l’excellent Bert Cools à la guitare électrique, le talentueux pianiste Bram De Looze, mais aussi Félix Zurstrassen à la basse électrique et enfin Fred Malempré aux percussions. D’entrée de jeu, on sent l’énergie, l’intensité et le potentiel de ce groupe. Litany For An Orange Tree permet ainsi à Estiévenart de sortir directement ces phrases incisives dont il a le secret. Mais c’est surtout l’écriture pour l’ensemble qu’il faut souligner ici. En effet, Antoine Pierre réussit à faire bouger et groover une grosse machine à partir d’arrangements complexes et parfois décalés. Coffin For A Sequoia monte en épingle au fur et à mesure des interventions superbes de Bert Cools (guitare), mais aussi du travail à l’unisson des souffleurs, avec un Steven Delanoye qui impose sa patte au sein du groupe. On perçoit les différentes couches rythmiques qui s’entremêlent, dans une étonnante fluidité, même si, parfois, cette densité accueillerait un peu plus de respiration.
Urbex, titre éponyme du groupe, est plus métissé et résume à lui seul l’esprit du projet. On y mélange les racines africaines ou sud-américaines, avec le soutien de Fred Malempré aux percussions, et plus particulièrement son intervention impeccable au berimbau. Néanmoins, le groove reste très urbain, disloqué et explosé par le piano de Bram De Looze, mais aussi stimulé par le saxophone parfois intrigant de Delannoye, tandis que la clarinette basse de Toine Thys ajoute une couche au mystère. Le groupe va aussi flirter avec la musique des Antilles, par l’entremise du jeu ondulant de Zurtstrassen (basse électrique) ou encore avec la milonga lorsque Delanoye interprète Les Douze Marionnettes. Metropolitan Adventure est un autre morceau, lui aussi, plein de tensions, de déviations abruptes, de rebondissements et d’accélérations, et rappelle par moments la musique de Miles Davis, époque “Dark Magus”. Urbex est convaincant à plus d’un titre : par la qualité intrinsèque des compositions et l’excellence de l’interprétation, tout en s’autorisant les nécessaires lâché prise ! Un enregistrement est d’ores et déjà programmé pour le label Igloo : voilà qui est prometteur.
Jacques Prouvost
Photos de Didier Wagner