Manuel Hermia : Mise en ondes

Manuel Hermia : Mise en ondes

Manuel Hermia © France Paquay

Heureux dépositaire d’une carte blanche au Gaume Jazz (édition 2023), Manuel Hermia a invité l’ondiste strasbourgeoise Christine Ott pour un concert qui s’est tenu à l’église de Tintigny… Le mariage fut heureux et ils eurent un enfant nommé « The Lotus Path ». Manuel s’en explique…

«Dans le milieu musical, il y a des gens avec lesquels les rencontres semblent être évidentes.»

Toi et Christine Ott êtes ce que j’appelle des agents multiplicateurs de projets. D’où vous vient cette envie, voire ce besoin de rencontrer d’autres artistes ?
Manuel Hermia : Ces échanges avec d’autres artistes sont extrêmement nourrissants. Dans le milieu musical, on croise énormément de monde. Il y a des gens avec lesquels ces rencontres semblent être évidentes. En fait, chaque musicien fonctionne avec sa sensibilité, son propre univers. On craint parfois de se répéter. Pour éviter cela, on teste de nouvelles choses. C’est la base de ce type de rencontres : explorer de nouvelles choses en découvrant de nouvelles personnes. Puis aussi faire résonner autrement ce que l’on possède déjà. C’est très fertile ! Je suis fort à l’écoute des flashs. Cela ressemble finalement à l’amour. Si je pense que ça peut marcher, pourquoi se l’interdire ?

Qui est à l’initiative de ce projet-ci ? Comment s’est organisée cette rencontre ?
M.H. : Au départ, Benjamin Schoos m’avait invité à jouer la musique d’un film. Ça s’appelle « Sans soleil ». Banu Akseki, la réalisatrice, souhaitait que la musique de son film soit jouée exclusivement à la flûte… Après quelques enregistrements, nous nous sommes rendu compte que ce n’était peut-être pas une bonne idée. Qu’il fallait en tout cas ajouter un deuxième instrument. Benjamin a tout de suite pensé aux ondes. Il connaissait Christine Ott ; c’est ainsi que nous nous sommes rencontrés. Aussi, lorsqu’on m’a offert une carte blanche au Gaume Jazz, j’ai repensé à notre rencontre… On me proposait de jouer notamment à l’église de Tintigny, un lieu qui convenait parfaitement à la musique que Christine et moi souhaitions jouer ensemble. Ce n’est pas un « one shot » non plus… On tourne un peu…

Tout était écrit ?
M.H. : Oui, tout à fait. Je suis allé chez elle, à Strasbourg, environ deux mois avant le concert. On a travaillé deux journées. Je savais que le label Igloo projetait d’enregistrer ce type de rencontre. Je leur ai parlé de notre projet. Il a débouché sur l’enregistrement de ce vinyle… Un support qui revient à la mode.

On a essayé la cassette un moment donné…
M.H. : (il rit) La qualité sonore n’était pas au rendez-vous…

Ne craigniez-vous pas que votre musique perde un peu de son « âme » en étant jouée en dehors d’une église ?
M.H. : Au final, ce n’est pas le cas. Un lieu est toujours porteur. Dans une église, on profite de l’acoustique, de la réverbération… Ce n’est pas toujours le cas quand nous jouons ailleurs. Ce qui compte le plus, c’est de jouer devant un public réceptif, même si, comme ici, notre musique se vit très intérieurement.

The Lotus Path © France Paquay

Et tu as aussi ajouté un violoncelle, en l’occurrence celui de Sigrid Vandenbogaerde.
M.H. : Oui, j’avais écrit quelques suites pour violoncelle que Sigrid Vandenbogaerde s’était chargée de jouer (des suites que l’on retrouve sur l’album « Fluid Suites for Cello », Jackal Productions 2020 – NDLR). Comme notre répertoire « The Lotus Path » se limitait à environ quarante minutes de musique, j’ai pensé ouvrir le concert avec Sigrid. Cela ne change pas la nature du projet, les deux répertoires se complètent. Puis nous nous sommes pris au jeu, si bien que Sigrid nous rejoint sur scène pour le dernier morceau.

Ce qui ne veut pas dire non plus que ce titre a été entièrement improvisé…
M.H. : En effet, j’ai envoyé les enregistrements à Sigrid qui a pu choisir sur quel morceau elle préférait nous accompagner. On a un peu improvisé autour de ce titre-là.

Christine Ott accompagne très souvent ses concerts avec des images, des extraits de films, voire des films en entier. Y avez-vous pensé quand vous avez mis ce projet sur pieds ? Votre musique fait clairement appel à l’imagination de l’auditeur.
M.H. : On aurait pu en effet. C’est d’ailleurs sur un projet de musique de film que Christine et moi nous sommes rencontrés. Pour ma part, je tenais à garder cette dimension d’intériorité. J’ai eu peur qu’au contraire, l’image vienne un peu perturber ce processus. Les auditeurs doivent pouvoir créer leur propre image. On ne leur impose rien. C’est à eux de choisir l’image qui colle le mieux à leur propre perception de la musique. Les retours que nous avons reçus à cet égard sont très intéressants.

«Cet album nous a entraînés tous les deux sur des chemins que nous n’avons pas l’habitude de fréquenter.»

On se trouve ici dans une atmosphère proche de l’ambient. Une musique que Christine Ott maîtrise parfaitement dans l’un ou l’autre projet (The Cry, Snowdrops, …). Peux-tu me dire si cela t’a ouvert la voie vers de nouvelles perspectives ? Au fait, qu’est-ce que chacun de vous deux a apporté à l’autre avec « The Lotus Path » ?
M.H. : C’est certain, nous nous sommes mutuellement apporté quelque chose. Nous avons très vite ressenti que cette rencontre était féconde pour tout les deux. Cette musique l’a conduite vers des territoires où elle ne se serait sans doute pas rendue seule. Pour elle, j’ai spécialement écrit ces Rajazz qui se jouent sur des modes particuliers. On se situe entre la musique modale et le système tonal. Cela lui correspondait plutôt bien, car les Ondes Martenot font partie des instruments monophoniques. Tu ne fais qu’une note à la fois, mais l’instrument fait aussi appel à une technique particulière qui consiste à glisser d’une note à l’autre. Les espaces entre deux notes peuvent être joués… J’ai composé en fonction de cela.

Les notes vibrent aussi…
M.H. : Oui, tout à fait. Et pour répondre à ta question, effectivement, « The Lotus Path » nous a entraînés tous les deux sur des chemins que nous n’avons pas l’habitude de fréquenter. Nous nous trouvons ici au croisement de plusieurs influences : les musiques du monde, l’ambient, la musique contemporaine…

On peut affirmer que tu es un musicien très éclectique, capable dans une même carrière de cumuler des projets aussi différents que l’Orchestra Nazionale della Luna, Slang, The Love Songs ou the Lotus Path… Pour ne citer que ceux-là.
M.H. : Je me vois avant tout comme un musicien qui improvise. Toutes les musiques qui offrent une place à l’improvisation m’intéressent. J’aime comparer la musique à la pâte à modeler : tu peux inventer différentes formes, différentes textures… Je n’ai vraiment pas envie de m’enfermer dans un style unique, mais au contraire d’explorer toutes sortes de choses avec les gens que j’affectionne. Tout cela s’est construit au fil des années, en adoptant une certaine flexibilité et en étant attentif à ce qu’un projet n’étouffe pas un autre. J’ai horreur des étiquettes, alors, je crée un nouveau projet quand j’en éprouve l’envie.

Si bien que tu n’arrêtes jamais ! Tu as des concerts chaque semaine !
M.H. : Ça me maintient actif et vivant. Je n’ai aucune envie de devoir choisir, d’être limité dans ma liberté de jouer. C’est un peu comme en politique : faut-il évoluer ou conserver ? Pour ma part, j’éprouve autant de plaisir à jouer des standards avec Sam Gerstmans et Pascal Mohy qu’à explorer les musiques du monde ou la musique contemporaine.

«Notre musique est une musique d’introspection qui permet de s’évader.»

Jean-Pierre Bissot t’offre une nouvelle carte blanche au Gaume Jazz… Sans limite de budget. Tu peux même ressusciter un musicien ! Qui choisis-tu ?
M.H. : C’est tout de même plus difficile d’imaginer de le faire avec un musicien qui n’est plus là (rires) ! Il y en a tellement ! Je me lance : j’aimerais un jour jouer avec Dhafer Youssef !

Pour la voix ou pour l’oud ?
M.H. : (rires) Non, pour son univers musical. Puis il y a aussi Joachim Kühn, le bassiste anglais Barry Guy… Je crois que je pourrais en citer des centaines !

Revenons au « Lotus Path ». Faut-il maîtriser les subtilités du bouddhisme pour profiter pleinement de cette musique ?
M.H. : Pas du tout ! Il n’y a pas vraiment de rapport. J’ai utilisé le lotus comme un symbole. Le philosophe bordelais Boris Cyrulnik a longuement travaillé sur un concept qui m’est cher : la résilience. Il affirme à juste titre qu’il y a beaucoup de gens qui ont vécu des choses très pénibles dans leur vie, et qui pourtant s’en sortent mieux ensuite que ceux qui n’ont pas eu à traverser des périodes sombres dans leur vie. Ce combat à mener génère un questionnement qui permet de rebondir par après. Le lotus est le symbole de cette résilience. Cette magnifique fleur pousse en effet dans la boue. Nous vivons une époque chargée en événements dramatiques… Et pourtant, il y a encore plein de choses magnifiques à connaître. Pour y accéder, je pense qu’il faut accepter de vivre aussi des choses moins heureuses. Le beau et le laid cohabitent. On ne peut pas se contenter que du beau. Par contre, on peut tenter de transformer ce qui est sombre en quelque chose de lumineux. C’est cela, le concept du « Lotus Path ». Un concept mieux connu en Asie qu’ici, où nous avons tendance à définir tout en noir ou blanc, bon ou mauvais.

As-tu vécu des moments difficiles qui t’ont conduit à composer « The Lotus Path » ?
M.H. : J’en ai vécu comme tout le monde. Mais cette musique-ci doit plutôt être entendue comme une musique de fonction. Comme il y a de la musique conçue pour danser, pour se détendre, pour pleurer aussi. Et puis il y a celle-ci, une musique qui invite à creuser au plus profond de soi-même. « The Lotus Path » est une musique d’introspection qui permet de s’évader…

Manuel Hermia & Christine Ott
The Lotus Path
Igloo

Chronique JazzMania

Propos recueillis par Yves Tassin