Mario Stantchev – Lionel Martin, Jazz Before Jazz

Mario Stantchev – Lionel Martin, Jazz Before Jazz

Mario Stantchev – Lionel Martin, Jazz Before Jazz

Autour de la musique de Louis Moreau Gottschalk

(CRISTAL RECORDS)

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Le jazz eut-il d’autres ancêtres que ceux qui nous léguèrent les chain/work/holler songs, le blues, le ragtime et les Negro-Spirituals avant l’avènement du New-Orleans ? On sait que les Noirs du XIXème siècle écoutaient de la musique populaire blanche, qu’ils relataient ou chantaient volontiers l’histoire de Frankie and Johnny. On devine qu’ils devaient aussi aimer des ballades modales comme Danny Boy, qui, par leur mélancolie et prosodie, devaient leur rappeler cette Afrique dont ils étaient originaires et qu’ils n’avaient jamais connue. Jean-Noël Régnier et Danielle Stantcheva indiquent à propos de ce projet musical autour de la personnalité de Gottschalk : « sans doute serait-il abusif de considérer Louis Moreau Gottschalk, né à la Nouvelle Orléans en 1829, comme un des (grands-) pères du jazz ; la tentation est forte cependant de voir en lui le “chaînon manquant” reliant la musique savante occidentale et ce qui deviendra le jazz quelques décennies après sa mort (…) C’est aussi le premier compositeur qui ait intégré, à la technique musicale européenne, les rythmes, les harmonies et les mélodies de toute la partie sud des États-Unis. »  Quant au pianiste Mario Stantchev, il écrit « notre idée a été de rechercher (…) les racines frondeuses de ces mélodies (…) Et de les accommoder à notre sauce harmonique, rythmique et formelle. » D’autant plus que dans les notes d’accompagnement, Stantchev indique que parfois, ils ont collé des éléments de jazz moderne voire free sur originaux de Gottschalk.

Pari tenu ?

Pour les amateurs de jazz aimant les duos piano/saxophone et qui ne sont pas trop attachés à un certain manque de distinction de sonorité ou stylistique du saxophoniste, on peut leur conseiller ce disque sans réserves. Pour moi qui ai plus de cinquante ans d’écoute de saxophonistes et qui aime par-dessus tout les sonorités distinctives et les styles affirmés, je serais par conséquent plus difficile. Et je vais commencer par ce qui m’a le moins plu dans ce disque.  En premier et principal lieu, le saxophoniste Lionel Martin qu’on entend aux soprano, ténor et alto.  Il est doté d’une technique classique impeccable. Certes. Toutefois, souvent, dans des exposés, contrechants ou parties de solo, on entend chez lui ce genre de phrasé typique de saxophoniste d’orchestre symphonique qui, pour tout amateur de jazz éclairé, donne une impression de vacuité sonore par ses sonorités lisses, plates, sans vibrato, sans expressivité particulière {cf. par ex. Le Bananier}. Martin est capable, à de trop rares moments, d’explosions telles qu’on aime les entendre en jazz avec, alors et au ténor, une sonorité chaude, large, parfois salie, comme par exemple au minutage 05 :23/05 :33 du morceau La Savane {titre original, rebaptisé Ballade Créole} où il nous offre une belle improvisation free. Pas fantastique. Honnête, sans les folies pyrotechniques auxquelles nous ont habitués Sanders, Shepp, Murray. Au soprano surtout, sa sonorité manque de distinction, de chaleur, de personnalité, de cette griffe que, encore teenager, j’appréciais déjà chez Bechet et Coltrane.  Et, beaucoup de morceaux sur les 11 en duos sont joués au soprano.  Dans Séduction (rebaptisé Souvenir de la Havane}, si Martin se laisse un peu aller au soprano, malheureusement, j’y entends ce que fit avec brio John Surman dans les disques qu’il enregistra seul en re-recording.  L’exubérance y est, mais il manque l’âme et une forte  personnalité qui rendaient presque miraculeuse chaque note que jouait Surman. Invocation est joué en partie en mélopée solo à l’alto et, si le climat créé par Martin est réussi, je déplore la sécheresse, le manque de cachet personnel de la sonorité. Le second gros bémol à la clé de ce disque, ce sont les arrangements.  Les thèmes de Gottschalk sont généralement beaux {par ex. Marche des Gibaros, Romance Cubaine, La Savane, Séduction, etc.}.

Cependant, les arrangements consistent parfois en contrechants banals ou notes tenues au saxophone. Ou bien le morceau est joué en duo piano/soprano, de cette façon formelle, académique, qu’on retrouve dans les duos que formèrent parfois Charles Loos et Bojan Z avec des jazzmen qui, généralement, jouaient au soprano de cette sonorité lisse à la Lacy d’où sont absents tous les ingrédients de musique non-occidentale qui font la beauté du jazz (sons rauques, infléchis, growlés, salis, flutters; profondeur, corps et volume de la sonorité, articulation et vibrato jazzy, etc.).  Dans Le Bananier, Stantchev indique que « la relecture commence par une introduction suggestive (cris d’animaux…). »  Ouais !  Je vis à la campagne et, malheureusement je n’ai pas entendu dans cette intro des cris d’animaux tels que je les connais de mon environnement naturel ou via certaines articulations sonores {parfois des éructations} que j’ai entendues chez Dolphy ou Sanders. Dans Riot {Souvenir de la Havane 2}, l’interprétation est censée évoquer « Ornette Coleman, Archie Shepp, Cecil Taylor ». Ouais. Un peu, pas trop et pas dérangeant du tout, le phrasé au saxophone étant surtout répétitif sans expressivité explosive telle qu’on la connaît en Free Jazz.

Les éléments positifs pour moi peuvent se résumer à trois aspects.  Un, l’énorme et intéressant travail d’apprentissage de ces mélodies de Gottschalk, de relecture ou récriture, et, en dernier lieu d’interprétation. Deux, le talent de Mario Stantchev, un pianiste comme je les aime à la précision de frappe impeccable, à la diversité d’approches stylistiques durant ses solos remarquable, doté d’une solide culture musicale, d’une technique sans failles et d’une inventivité à un niveau élevé de même que d’ne distinction de toucher appréciable. Il est capable de solos lyriques, intimistes, impressionnistes comme dans Marche des Gibaros ou dans Romance Cubaine. Il manie à merveille une forme d’humour comme dans Le Bananier où il nous égaie tour à tour avec des passages à la Bach ou d’autres d’un rythme soutenu presque martial.  Une partie du solo dans La Savane est originale car de la main gauche il répète une note unique bien rythmée {ce qu’on appelle une pédale en jargon jazz}, improvisant de manière  très intéressante de la droite ; avec même une accélération (04 :01/04 :21) pour revenir à ce rythme lancinant de note unique de la gauche.  Dans Le Banjo, il cite Milestones (00 :35/00 :44).  Et, dans le seul morceau qui n’est pas de Gottschalk mais que Santchev lui a dédié {Pour Louis Moreau}, il nous distille entre autres des passages de menuet, comme par dérision. Trois, la beauté des climats musicaux lors de l’exposition de la majeure partie des morceaux.

Je constate que d’’après les exemples de reproductions de partitions originales et en relecture, on peut réaliser que Gottschalk possédait déjà des particularités d’écriture pouvant anticiper une musique plus moderne que celle de son époque, même si comme l’indique le livret, «à 16 ans, {il} enchanta Chopin. » Par exemple La Savane commence par une noire doublement pointée {l’équivalent d’une noire + une croche + une demi-croche} Or, dans Naima de Coltrane, le morceau commence par une blanche doublement pointée. Riot commence par un trio de la même note sur le premier temps – un si bémol -, noté double croche/croche/double croche, le genre de tension syncopée qu’on retrouve par exemple chez Messiaen comme par exemple, dans le premier mouvement Liturgie de Cristal du Quatuor pour la Fin des Temps.  Toutefois, d’après les exemples annotés, on constate que, outre la signature de tempo {passage de 4/8 en 12/8 par exemple dans La Savane}, le travail de récriture de Stantchev a aussi modifié parfois la hauteur ou la longueur des notes originales.  Personnellement, je trouve le début de Riot, rythmiquement plus exciting avec une syncope sur le deuxième quart du premier temps que ce qu’a récrit Stantchev : croche et deux doubles croches, l’accent donc sur le premier demi-temps.

En conclusion, c’est une démarche intéressante et un excellent travail de recherche et de récriture, un tantinet gâché par des arrangements parfois banals et par un multi-instrumentiste dont la sonorité surtout au soprano mais parfois au ténor manque de distinction et dont la plupart des exposés, contrechants ou solos, ressortissent à un classicisme, un formalisme, un académisme, qui, malheureusement, ont tendance à dénaturer l’esprit et l’essence même du jazz.  Stantchev est pour moi une découverte en tant que pianiste versatile comme on dit en anglais et doté d’humour.

Roland Binet