Munsch : Le cri parfait
En symbiose parfaite, avec leurs instruments et dans leurs discours, Adrien Lambinet (trombone) et Julien de Borman (accordéon) nous expliquent comment on en est arrivé à « Entropia », le chemin doux vers le chaos…
Tout d’abord, voulez-vous bien vous présenter aux lecteurs de JazzMania qui ne vous connaîtraient pas encore ? Quels sont vos parcours respectifs ?
Adrien Lambinet : Je suis tromboniste, j’écume les scènes belges depuis une vingtaine d’années. Au sein de divers projets musicaux ou théâtraux : il y a Klezmic Circus notamment, où j’ai rencontré Julien. Je proviens du milieu classique et j’y suis encore lié, avec l’Ensemble Musiques Nouvelles. Je suis aussi compositeur, y compris de musique classique contemporaine. En fait, je suis très éclectique. Au fur et à mesure, j’ai étendu la palette sonore de mon trombone en utilisant des effets électroniques. On peut les entendre dans les projets Quark et Munsch…
Julien de Borman : Je joue de l’accordéon diatonique depuis ma plus tendre enfance. J’ai d’abord commencé par la musique folk traditionnelle, mais je m’en suis assez rapidement écarté. Il y a eu l’ensemble Turdus Philomelos avec beaucoup de concerts festifs à la clé. C’est dans ce cadre que nous avons rencontré des musiciens brésiliens avec lesquels nous avons créé l’orchestre Anavantou ! qui tourne toujours et dans lequel se trouve Dudu Prudente, le percussionniste de Munsch… Avec Sébastien Willemyns, nous formons un autre groupe de jazz (Adrien précisera : « de Nu jazz… » – NDLR) : Flygmaskin. Nous venons de sortir un album (« Dérive », chez Cypres – NDLR). Pour ce projet, nous délaissons un peu la virtuosité pour privilégier l’apaisement… Puis je compose également des musiques de spectacles pour enfants. Et je remplace parfois Didier Laloy dans divers projets quand il ne peut pas s’y rendre.
C’est vrai que quand on parle d’accordéon, son nom revient toujours…
JdB : Quand j’ai commencé ma carrière de musicien, je suis tout de suite allé le voir. C’est comme ça que j’ai pu le remplacer de temps à autre. Aujourd’hui, nos routes s’éloignent un peu. Il reste très folk.
Puis il y a le percussionniste brésilien Dudu Prudente qui complète le trio…
JdB : Je l’ai rencontré quand nous avons créé Anavantou ! Il était venu quelques fois en Belgique pour faire des concerts. Il a rencontré sa compagne chez nous et il est resté… C’est également un producteur qui travaille avec beaucoup de musiciens au Brésil.
«Au Conservatoire, on te fait comprendre que tu as très peu de chance de rejoindre l’Orchestre philharmonique, qu’au mieux tu deviendras un enseignant mal payé…» Adrien Lambinet
En ce qui te concerne particulièrement, Adrien, tu as donc fréquenté la classe d’improvisation de Garrett List…
A.L. : (s’adressant à Julien) Avec toi, le nom de Didier Laloy revient toujours. Et avec moi, c’est celui de Garrett List (rires).
JdB : Toi, tu as travaillé avec lui, vous avez collaboré. Moi pas, puisque que je ne suis là que pour le remplacer (rires).
A.L. : Garrett était un mentor. Ça a marqué mon parcours lorsque j’étais un musicien classique. Je m’intéressais un peu au jazz, sans plus. L’enseignement de la musique classique, c’est comme ça (il joint les mains en forme d’œillères – NDLR), on te fait comprendre que tu as très peu de chance de rejoindre l’Orchestre philharmonique, qu’au mieux, tu deviendras un enseignant mal payé… Garrett nous a appris qu’il existait d’autres manières de jouer et de gagner sa vie en étant musicien.
As-tu ressenti l’importance symbolique de créer une classe d’improvisation dans un Conservatoire ? Et donc, qu’on y autorise l’apprentissage du jazz ?
A.L. : Oui, c’est vrai. Un autre professeur a beaucoup compté pour moi : Jean-Pierre Peuvion, qui m’a fait découvrir la musique contemporaine. Avec lui, la musique se concentrait sur le son et les harmonies. Le son, c’est très instinctif.
JdB : En quelque sorte, j’ai rencontré Garrett List grâce à ses élèves. Même ainsi, en les écoutant, on comprenait la méthode de travail qu’il appliquait.
Munsch… D’où vient ce « s » ?
A.L. : C’est la contraction de deux choses. Au-delà du fait que nous aimions faire de la musique ensemble, nous souhaitions lui donner une thématique. Nous nous sommes d’abord concentrés sur le cri intérieur, puis les autres cris sont arrivés. Ceux que l’on réprime ou ceux que l’on extériorise.
JdB : Au départ, nous avions d’ailleurs appelé notre projet « Le cri ». Une référence poétique au cri du quotidien, de l’injustice.
A.L. : Ça a inspiré nos compositions, ça nous a inspirés tout court… Mais nous ne voulions pas nous en tenir qu’à cette thématique. Nous aborderons d’autres thématiques.
JdB : Pour en revenir au « s », il y a le peintre Munch mais aussi « Mensch », « l’être humain » en allemand.
De Munch, on connaît tous « Le cri » qui reproduit en fait une crise d’angoisse qu’il a vécue. Quel rapprochement souhaitez-vous faire avec votre musique ? Elle ne me semble pas être angoissante, votre musique…
JdB : Non, en effet. Mais même si notre musique n’est pas angoissante, Nous sommes néanmoins sensibles. Notre cri est un cri de vie…
A.L. : Que se passe-t-il quand le cri que l’on voudrait pousser ne sort pas ? C’est notre idée. Celle d’un espace sonore vide. Le silence, de l’air. C’est le paradoxe de cette thématique. Il y a des moments, sur scène ou sur disque, durant lesquels nous crions vraiment. Ces cris sont encadrés par des moments de silence, des prises d’air. Durant ces moments-là, les auditeurs peuvent flâner, se reposer, se laisser transporter ailleurs…
«Mes angoisses relèvent de la crise climatique, de la crise des réfugiés. Nous les exprimons de façon poétique.» Julien de Borman
Et vous ? Qu’est-ce qui vous angoisse aujourd’hui ?
JdB : Dans l’album, il y a un titre qui est en lien avec mes angoisses : « Urgence ». Mes angoisses relèvent de la crise climatique, de la crise des réfugiés, comme celle que nous venons encore de vivre (l’interview a eu lieu quelques jours après le naufrage d’un navire au large de la Grèce, un drame coûtant la vie à plusieurs centaines de migrants – NDLR). Tout cela me touche fort. Nous l’exprimons de façon poétique. Je dirais qu’il s’agit plus de « fachures » que d’angoisses…
A.L. : De mon côté, il y a aussi un titre sur l’album qui reflète mes inquiétudes : « Mass Flux » qui m’a été inspiré par l’afflux de données et d’informations qui nous arrivent constamment. Comment gérer et trier tout cela au quotidien ?
JdB : C’est vrai que la connexion permanente m’angoisse aussi… On reçoit plus d’informations que ce que l’on peut en emmagasiner… La musique nous permet de nous éloigner un peu de tout cela.
Adrien, il y a un petit cousinage avec Quark, un projet electro-jazz que tu as créé il y a quelques années…
A.L. : Oui, clairement ! C’est mon apport au projet Munsch. Nous avions enregistré un disque, « Trust in Time » (en duo, avec le batteur Alain Deval, pour le compte du label HomeRecords – NDLR). C’était déjà une thématique qui m’intéressait. Faites confiance au temps et tout rentrera dans l’ordre. Cela a évolué bien évidemment…
La formule trombone / accordéon / percussions doit être assez inédite. Vous connaissez d’autres formations semblables ?
A.L. : Non… Je n’en vois pas.
JdB : Peut-être dans le milieu folk. Mais en acoustique alors, sans effets…
Le trombone et l’accordéon ne sont pas non plus des instruments très fréquents…
JdB : Pourtant, ils se marient très bien…
«Faire de la musique ensemble, ça ne dépend pas des instruments mais bien des instrumentistes.» Adrien Lambinet
Cela ne pose pas de problème d’accordage ?
Jdb : Non, pas spécialement. L’accordéon et le trombone se situent à peu près au même endroit sur les palettes sonores. Mais avec une tessiture différente… Le cuivre du trombone et les anches de l’accordéon se marient vraiment bien. Ce sont deux instruments riches qui se situent au centre du prisme sonore, avec la possibilité d’aller loin dans les sons graves et les sons aigus… En plus, nous utilisons des effets électroniques pour les sortir de leurs habitudes. On a cherché où cela pouvait nous mener. Au début, nous en utilisions trop. On a épuré. Dudu utilise lui aussi des effets. On n’en veut pas trop, il s’agit juste de travailler le son.
A.L. : En fait, faire de la musique ensemble, ça ne dépend pas de l’instrument, mais bien de l’instrumentiste. Peu importe l’instrument. On peut confronter une harpe avec un accordéon ou bien une cornemuse avec un trombone… Non ! Ce n’est pas un bon exemple (rires). Si on a envie de jouer avec quelqu’un, on s’adaptera. Cela permet aussi de découvrir d’autres espaces sonores avec son instrument.
JdB : Oui, c’est aussi une question de caractères. On doit s’accorder bien sûr, mais on se complète bien. Il n’y a pas de conflit de territoires.
A.L. : Généralement, Julien joue les mélodies et je fais les parties de basse. Mais parfois, on échange les rôles. À un moment donné, je jouais régulièrement à l’An Vert, un projet qui avait pour nom « Adrien Lambinet invite ». Nous avions fait un duo avec Julien et je me souviens très bien de notre échange. Quand je respirais, Julien soufflait… Et inversement. C’est notre Wifi à nous… On en détient les mots de passe (sourire).
« Entropia », le titre de votre album… C’est quoi au juste ?
A.L. : C’est un terme qui se réfère au chaos vers lequel on se dirige ainsi que la façon de le contrôler. J’avais vu un reportage qui en parlait sur Arte. Il semble qu’il existe plusieurs dimensions temporelles. Le temps est multiple, mais nous sommes tous guidés par un seul d’entre eux…
On se dirige vers la fin de notre monde ?
A.L. : Non, vers un chaos…
JdB : Ce que j’aime avec la création du monde, c’est le big band… (rires)
La symbolique était belle, je trouve : la sortie officielle de votre disque le jour de votre passage au Festival Jazz à Liège… Votre ville.
JdB : Nous sommes en effet très liés à la ville, même si je proviens de Bruxelles. Je me suis installé à Liège à l’époque de Klezmic Circus.
Des dates vont suivre ?
A.L. : Ça va venir… Pour l’instant, nous nous concentrons sur le disque. On essaye de rendre le projet vivant, qu’il suscite la curiosité chez les organisateurs de concerts. Depuis quelques années et depuis la pandémie en particulier, le milieu musical belge est compliqué… Les cachets des stars ont explosé, pas le nôtre (rires). Pour le show, nous avons travaillé en résidence avec un vidéaste et une metteuse en scène. Nous avons acheté du matériel, le show est modulable selon la grandeur de la salle.
JdB : Avant, tu te contentais de composer et de jouer. Maintenant, tu dois en plus être vidéaste, comptable, booker, spécialiste en com…
A.L. : Je crois qu’on va devoir intégrer Tik Tok…
JdB : Aie aie aie !!!
A.L. : Non, c’est certain. On avait déjà réagi comme ça lorsque nous avons ouvert un compte Instagram. Si tu veux toucher les moins de vingt-cinq ans, c’est un passage obligé.
«Nous sommes tous les trois clairs à ce sujet : nous voulons continuer à travailler ensemble.» Julien de Borman
Cet album est-il un « one shot » ou pensez-vous que vous êtes loin d’avoir fait le tour du processus ?
A.L. : Ce serait triste !
JdB : Non, on continue bien évidemment à composer.
A.L. : Ça fait un moment déjà que l’on travaille sur le projet Munsch. Nous avons commencé à enregistrer il y a un an et demi, et nous existions déjà bien avant cela.
JdB : Nous sommes tous les trois clairs sur ce sujet : nous voulons continuer à travailler ensemble. Nous formons un trio. C’est plus facile de travailler à trois que dans un grand orchestre. Nous avons pris le temps d’expérimenter des choses, on a épuré. C’est agréable de travailler de cette façon-là.
A.L. : Et puis nous sommes confiants. Ce que nous faisons est bien…
En concert, le 6 août à Virton (festival off Gaume Jazz).
Munsch
Entropia
Igloo Records