Music 4 A While
Music 4 A While (Igloo Records)
À la recherche du temps suspendu !
Tout musicien, après un processus d’apprentissage, par la tradition orale ou via un cursus classique, en académie et au sein d’un conservatoire, devient interprète, parfois arrangeur, compositeur ou même improvisateur. Le musicien apprend, imite et accède ensuite, par la maturité, au stade de la création qui donnera naissance à un style particulier, à une sonorité propre.
L’origine de « Music 4 A While », un concept au carrefour des musiques anciennes et de l’esprit du jazz, remonte à Johan Dupont, un jeune pianiste (1984), formé au Conservatoire Royal de Liège, et dont le tempérament s’est forgé par la pratique intense du piano-bar et de concerts improvisés dans les estaminets du Pays de Liège, sans oublier les sonorités du piano, dans l’appartement familial, joué quotidiennement par le père, Marc Dupont, ancienne figure du monde musical liégeois. Autrement dit, la musique populaire, Johan Dupont la pratique, la vit, et depuis longtemps !
On ne s’étonnera donc pas qu’un répertoire qui convoque les compositeurs européens des XVIe et XVIIe siècles s’est présenté sur son chemin . En effet, en ce temps-là, “mon bon monsieur”, les musiciens ne se contentaient pas d’interpréter, mais on attendait d’eux qu’ils apportent une touche personnelle, en improvisant sur la mélodie, sur le rythme, au travers de toccata, fantasia ou prélude, pour n’évoquer que quelques codes de l’époque. Voici plusieurs siècles déjà, la musique écrite s’enrichissait d’improvisations, cette forme de composition dans l’instant, et bien au-delà de la simple ornementation, parfois même jusqu’à la dissonance, comme dans la pratique de l’appogiatura. Bref, les similitudes entre l’esprit du Baroque et celui du jazz ne manquent pas, ce qui, selon certains musicologues hardis, place Johan Sebastian Bach parmi les plus grands improvisateurs de l’histoire de la musique. Ah, si les techniques de reproduction de la musique avaient existé en ce temps-là…
Revenons à Johan Dupont, qui n’est pas juste un pianiste ou encore un premier prix de piano de plus. Il est inclassable, et passe ainsi, en une semaine, de Big Noise, une formation populaire qui s’inscrit dans la tradition du jazz New Orleans aux nombreux concerts improvisés, dans lesquels il revisite Gainsbourg, Wagner ou encore Duke Ellington, mais toujours avec la « touche Dupont », cette troisième oreille qui lui permet d’interpréter My Funny Valentine avec un glissando à la Chopin, en forme de coda ! En 2012, Johan Dupont rencontre la soprano Muriel Bruno, désireuse de s’encanailler avec lui sur les rives de la note bleue. Dès le premier rendez-vous, une passion commune se révèle, la musique de John Dowland, luthiste et compositeur anglais du XVIe siècle. On se souviendra ici du remarquable travail réalisé en 2006 par Sting, sur l’album « Songs of the Labyrinth » enregistré pour le label mythique Deutsche Grammophon. Très vite, au croisement des univers du pianiste et de la soprano, on va trouver le troisième larron, le contrebassiste André Klenes, de formation classique, mais rapidement contaminé par le virus du jazz. En effet, des mises en musique de Rimbaud et de Prévert, au jazz mâtiné de tango, sans oublier les nombreuses collaborations en musiques contemporaines et en chansons françaises, André Klenes ne pouvait pas ne pas participer à l’aventure de Music 4 A While.
Autour de ce noyau, la relecture contemporaine de Dowland, Monteverdi, Purcell ou encore Bataille pouvait commencer. Johan Dupont s’est donc mis au travail, et d’arrangements en arrangements, de répétitions en concerts « try out », il va compléter le trio par deux complices de son premier cercle, le violoniste Joachim Iannello – retenez bien ce nom ! – et le clarinettiste Jean-François Foliez, un tout terrain du monde des musiques actuelles. Ensuite, l’opportunité de l’enregistrement pour le label Igloo va enrichir l’instrumentarium du groupe grâce à l’apport du tromboniste Adrien Lambinet, sur Flow My Tears de Dowland, de Joannie Carlier au basson, impressionnante de virtuosité sur Come Away, Come Sweet Love de Dowland, on la retrouve aussi sur The Three Ravens de Thomas Ravenscroft et Un Satyre Connu de Gabriel Bataille, et enfin du percussionniste Etienne Plumer dont le jeu efficace et tout en nuances sur Lida Spina del Mio Corede Monteverdi mériterait d’être étendu à d’autres titres.
Le premier album de Music 4 A While compte dix titres, un peu plus de cinquante minutes de musiques enregistrées qui révèlent les premiers pas d’un concept déjà expérimenté par d’illustres ancêtres comme le Modern Jazz Quartet ou encore Dave Brubeck. Sauf qu’ici, la bonne idée vient du choix des compositeurs et des titres. Le pari est en grande partie réussi, même si, comme souvent, le temps et la rencontre avec les publics permettront d’élaguer les excroissances, de ciserler certaines expressions et d’atteindre la voix juste d’une musique devenue intemporelle. La musique, n’est-elle pas par excellence cette expression artistique qui tutoie l’invisible et se moque des frontières de l’espace-temps.
Philippe Schoonbrood
http://www.youtube.com/watch?v=oGJQZPQSuBk
Interview de Johan Dupont par Philippe Baron !