Nino Rota par Richard Galliano

Nino Rota par Richard Galliano

Concert à Flagey
Richard Galliano revisite l’oeuvre intemporelle de Nino Rota
:
tout un pan du patrimoine musical et cinématographique.

Samedi 2 novembre dernier, Richard Galliano était au Studio 4 de Flagey à Bruxelles, à la tête de son Strada Quintet, comme il l’avait été, cinq ans plus tôt, en compagnie du Brussels Jazz Orchestra, pour le répertoire de l’album ‘Ten Years Ago” (Jazzaround n°51). Il est vrai que l’accordéoniste français a un vrai sentiment d’attachement à la Belgique : il a enregistré l’un de ses premiers albums, “New Musette”, en 1991, avec Philip Catherine et a souvent joué et enregistré avec Ivan Paduart (“Illusions sensorielles” en 1993, “Folies douces” en 1995 et “Douces illusions” en 2004). Dans un premier temps accompagnateur de Claude Nougaro, Galliano a réellement donné ses lettres de noblesse au “piano du pauvre” et l’a imposé dans le cercle fermé du jazz, en créant le concept de “new musette”.

Que ce soit en duo avec le contrebassiste américain Ron Carter (album “Panamahattan” en 1990), le violoncelliste Jean-Charles Capon (“Blues sur Seine” en 1092), le clarinettiste italien Gabriele Mirabassi (“Coloriage” en 1992), l’organiste Eddy Louiss (“Face To Face” en 2001) ou Michel Portal (“Concerts 2001-2003”); en trio avec Paolo Fresu et le pianiste scandinave Jan Lundgren (“Mare Nostrum” en 2008); en quartet avec Gary Burton (“L’hymne à l’amour” en 2007), avec le pianiste cubain Gonzalo Rubalcaba et  le contrebassiste Charlie Haden (“Love Day” en 2008) ou avec son Tangaria Quartet (“Live in Marciac” 2006, avec Philippe Aerts à la contrebasse), il a su imposer sa “French Touch” (album de 2009 en compagnie de Michel Portal, Jean-François Jenny Clark et Daniel Humair).  S’il a souvent mis en valeur ses propres compositions, Galliano sait aussi réaliser des albums de “répertoire” :  “Piazzola For Ever” (cédé et dévédé de 2005), “From Billie Holiday to Edith Piaf” avec le Wynton Marsalis Quintet (Marciac 2009) et puis, dernièrement, pour Deutsche Grammophon, le célèbre label de musique classique, “Bach” (2009) et “Vivaldi” (2013), avec un quatuor à cordes et le contrebassiste Stéphane Logerot.

Fidèle à ses racines méditerranéennes, c’est assez naturellement qu’il s’est tourné vers la musique de Nino Rota, vieux complice de Federico Fellini. En fait, Richard Galliano est loin d’être le premier jazzman à s’approprier la musique de Nino Rota. Dès 1985, l’Américain Hall Willner donnait sa version de la musique d’Amarcord avec de prestigieux musiciens comme Carla Bley, Bill Frisell ou Steve Lacy. Les musiciens transalpins revendiquant l’italianité de leur démarche jazzistique furent nombreux à plonger occasionnellement dans le répertoire du compositeur natif de Milan, que ce soit Enrico Rava (album “Andanada” puis “Italian Ballads” avec, justement, Richard Galliano), l’Italian Instabile Orchestra (album “Skies of Europe” avec un Fellini Song de Giorgio Gaslini rassemblant une série de thèmes de Rota) ou Stefano Bollani (Volare). Certains lui consacrèrent même un album entier, comme ce “Fellini Jazz” d’Enrico Pieranunzi, avec Kenny Wheeler, Chris Potter, Charlie Haden et Paul Motian, en 2003. C’est aussi le cas des Français Gérard Pansanel (guitare) et Doudou Gouirand(saxophone alto) avec l’album Nino Rota-Fellini en 1995 ou les Hollandais du septet I Compani (“Rota Music To The Films of Fellini” en 1985, “Luna Triste en 1990 et “Sogni d’oro” en 1994). 

Pour cet album “Richard Galliano Plays Nino Rota” sorti chez Deutsche Grammophon, l’accordéoniste français a rassemblé un personnel anglo-américain de haut vol : Dave Douglas (trompette), John Surman (clarinette, sax), Boris Kozlov (contrebasse) et le batteur Clarence Penn qui avait déjà fait partie de son New York Trio avec le contrebassiste Larry Grenadier (“Ruby My Dear” en 2004). Au répertoire de l’album, une série de mélodies issues de films de Fellini mais aussi deux thèmes du Parrain et Nino, une composition originale. Pour sa tournée européenne, Richard Galliano a plutôt fait appel à une brillante équipe franco-italienne : à la trompette, le puncher Nicolas Folmer, membre en son temps de l’Orchestre National de Jazz dirigé par Didier Levallet et co-leader du Paris Jazz Big Band qui a accueilli Richard Galliano, en invité, sur l’album “Mediterraneo”;  à la clarinette, le virevoltant Mauro Negri, compagnon de route d’Enrico Rava et membre, avec Géraldine Laurent, du quartet d’Aldo Romano et Henri Texier; à la contrebasse, Sylvain Leprovost, réel virtuose à l’archet qui peut passer de Luciano Berio ou Pierre Boulez à la musique du film “Monsieur N” composée par Stephan Eicher et, à la batterie, le bouillant Mattia Barbieri qui a cotoyé de grands noms du jazz italien comme Franco d’Andrea, Carlo Actis Dato ou Gianlucca Petrella.
A son entrée en scène, Richard Galliano annonce qu’il va jouer quelques-unes des plus célèbres mélodies de Nino Rota, celles qui ont illuminé les films de Federico Fellini. Par la suite, plus de commentaire inutile, rien que la musique, à charge pour le public de reconnaître les titres joués. Au départ, il y a d’abord le souffle de l’accordéon, la respiration de l’instrument, les notes viennent ensuite et les mélodies prennent leur envol,  s’enchaînant les unes aux autres. D’abord, La Strada, puis Otto e mezzo, Amarcord, I Vitelloni, Giulietta degli spiriti ou Le notti di Cabiria, avec, comme constante, de multiples retours aux différentes mélodies de La Strada : La processione, Solitudine di Gelsomina, I tre suonatori, Il circo Giraffa, Zampano e la vedosa, La partenza del convento. A la mélancolie du thème de Gelsomina, succèdent les marches pantalonesques des Tre suonatori et du Circo Giraffa ou la “pasarella” guillerette de Otto e mezzo. La clarinette volubile de Mauro Negri se marie au chant de l’accordéon bientôt rejointe par la trompette bouchée. Aux séquences en quintet, succèdent d’empathiques duos entre clarinette et accordéon, contrebasse et accordéon, accordéon et fagots ou accordéon et cajon. Chacun y va de son solo : trompette avec sourdine wa-wa, clarinette volubile, solo explosif de Mattia Barbieri, utilisant ses toms comme des timbales, intro virtuose de Sylvain Leprovost à l’archet, avec une aisance qui rappelle François Rabbath, envolée lyrique de l’accordéon ou du mélodica. En fin de concert, les cinq complices se retirent en cortège, reprenant la mélodie comme en écho. Tel Zampano, les saltimbanques se retirent sur la pointe des pieds, avant de revenir pour un rappel copieusement applaudi. En parfait arrangeur et interprète, Richard Galliano a su saisir toute la magie intemporelle de Nino Rota.

Claude Loxhay

L’album: Richard Galliano – Nino Rota
(Deutsche Grammophon)

Lorsqu’on découvre l’adaptation cinématographique d’un roman qu’on a lu antérieurement, il arrive souvent qu’on soit déçu : l’oeuvre cinématographique ne correspond pas au film intérieur que, comme lecteur, on s’est subjectivement construit. Qu’en est-il lorsqu’on doit comparer une musique enregistrée en studio à celle “live” d’un concert ?

Soit on ne retrouve pas en concert la perfection de prise de son en studio, soit on regrette de ne pas trouver dans l’album la flamme qui anime les musiciens sur scène. Que dire de manière la plus objective à propos de ce “Richard Galliano – Nino Rota” distribué par Universal, après avoir entendu ce répertoire en concert ? En fait, on a là deux approches et, par ailleurs, deux formations très différentes mais qui offrent, l’une comme l’autre, son lot d’émotions : au charme de la musique s’adjoint inévitablement le souvenir pregnant des images des films dont la musique est extraite et qui hantent notre mémoire collective. De ce point de vue, l’album suit au plus près la musique originale de Nino Rota.  

Pour moi, dit Richard Galliano dans les notes de l’album, jouer ces thèmes doit s’accompagner d’une forme de respect. On ne pardonne pas tout au nom de l’improvisation. Il me semblait important de trouver une simplicité de son, quelque chose de très réel, pas sophistiqué, qui rende justice aux originaux.

Richard Galliano tient ainsi davantage le rôle d’orchestrateur que d’arrangeur. On retrouve ces musiques de film dans leur spontanéité et souvent leur brièveté : sur les 19 thèmes empruntés à Rota, la plupart oscillent entre 0,46 minute (I tre suonatori) et 2,55 minutes (La processione). Rares sont les plages de plus de quatre ou cinq minutes, comme Rosa avrata de Giulietta degli spiriti ou Temi de I Vitelloni, qui permettent au quintet de prendre de véritables solos. Fatalement cette proximité avec la musique originale fait naître spontanément le souvenir d’images fortes issues des films : le visage clownesque de Giulieta Massima dans le rôle de Gelsomina (Solitudine), la rudesse animale de Zampano (Zampano e la vedosa), la procession solennelle de La Strada, l’insouciance des glandeurs de I Vitelloni ou le défilé clownesque de Otto e mezzo. Réputation du label Deutsche Grammophon oblige, consciemment ou non, le personnel réuni se doit d’être de haut vol international : l’Anglais John Surman (saxophones et clarinette), les Américains Dave Douglas (trompette) et Clarence Penn (batterie) et, enfin, Boris Kozlov, contrebassiste russe de souche mais installé, depuis 20 ans, aux Etats-Unis où il est devenu l’un des piliers du Mingus Big Band.

Des musiciens de réputation internationale mais qui n’ont pas, à l’inverse de Richard Galliano, ces racines méditerranéennes, cette volonté de puiser dans une séculaire tradition populaire où cohabitent danses des campagnes et fanfares de rue, qui justifient cette appropriation de la musique de Rota. John Surman a certes composé la musique de Respiro, film de l’Italien Emanuele Crialese, mais Dave Douglas, selon les notes du cédé, s’est logiquement demandé comment aborder la musique de Rota : en regardant les les images de Fellini, lui aurait répondu l’accordéoniste français. Tant la trompette de Dave Douglas que les clarinette et saxophone soprano de John Surman font preuve d’une grande sobriété, laissant à l’accordéon la première place. On est loin de l’exubérance volubile de la clarinette de Mauro Negri. Quant à la rythmique, elle se révèle plus discrète : pas de séquence virtuose de la contrebasse à l’archet et un drive plus retenu de la batterie face à l’inventivité de Mattia Barbieri.  


Que nous réservent les 20 plages de l’album Deutsche Grammophon? Celui-ci s’ouvre sur une valse extraite du Parrain et interprétée en solo par Galliano au trombone : l’instrument que celui-ci a d’abord étudié au Conservatoire puisque l’accordéon y était alors banni ! Le quintet démarre sur Tema de La Strada puis poursuit sur des airs repris à I Vitelloni, avant de revenir aux Tre suonatori et à la Procession de La Strada. Suivront des extraits de Otto e mezzo, Le Notti di Cabiria, La dolce vita, Giulieta degli spiriti, Amarcord et le Love Theme du Parrain mais avec un retour constant aux mélodies langoureuses de La strada (Solitudine di Gelsomina, La partenza del convento) comme à ses airs de fanfares clownesques (Il circo Giraffa). Avec un sens aigu des contrastes, Richar Galliano parvient à alterner mélodies empreintes d’émotions dramatiques (Addio del marto avec solo de trompette, Le manine di primavera d’Amarcord interprété à l’accordina ou ce Love Theme qui donne toute son ampleur dramatique à l’accordéon) et marches goguenardes aux atmosphères de cirque (La passarella d’addio de Otto e mezzo ou Il circo Giraffa de La strada). L’album se clôt sur une composition originale, Nino: “J’ai voulu terminer le disque, explique le Français, avec un genre de charleston et une note assez gaie parce qu’il est vrai que cette musique est assez grave. Par son rythme et ses couleurs Nino oscille entre New Orleans et l’Italie. C’est ma façon de dire que la musique de Rota  est universelle.” En cela, Galliano respecte parfaitement l’univers contrasté du couple fusionnel Rota-Fellini. Album et concert font resurgir de notre mémoire collective tout un pan d’un patrimoine musical et cinématographique à dimension universelle.
Claude Loxhay