Norma Winstone : un espace de désert

Norma Winstone : un espace de désert

Norma Winstone © Michael Putland / ECM Records

« Outpost of Dreams » est le nouvel album de Norma Winstone sur lequel elle retrouve la formule du duo piano-voix. Avec un nouveau partenaire cette fois.

Cet enregistrement en duo piano-voix est-il bien le premier que vous enregistrez depuis celui avec John Tatylor en 1998 ?
Norma Winstone : Oui, je pense bien. (1)

Et Kit Downes était le pianiste avec lequel vous pouviez reprendre la formule du duo ?
N.W. : Je ne sais pas vraiment, il y a différentes choses qui se sont passées. J’ai connu pendant longtemps la formule du trio, puis j’ai eu l’occasion une fois de travailler avec Kit et j’ai senti immédiatement que ça se passait bien entre nous. C’est une chose difficile à expliquer. A ce moment-là, il enregistrait un disque à l’orgue pour ECM, il avait aussi son propre trio « Enemy ». On lui a dit chez ECM qu’il pouvait faire d’autres albums. Nous avions fait quelques concerts ensemble, quelques-uns avec un guitariste. Nous avons joué ensemble à la fin du confinement, un programme qui a été télévisé et il m’a dit qu’il aimerait faire un disque avec moi, qu’il avait écouté les duos avec John, « Like Song, Like Weather » que je lui avais donné, et il a vraiment adoré. Il en a alors parlé chez ECM, mais ça ne s’est pas vraiment passé à ce moment-là, c’est lorsque j’en ai parlé moi-même que cela s’est fait ! Je n’avais pas vraiment d’autres projets bien qu’au même moment j’aurais dû enregistrer un projet de Steve Swallow avec Glauco Venier au piano, Mike Walker à la guitare et Gil Godlstein à l’accordéon. Mais Steve Swallow devait beaucoup s’occuper de Carla Bley et le projet ne s’est pas réalisé. Carla est décédée après que nous ayons terminé cet enregistrement-ci. Nous avions donc le studio libre et j’ai proposé de faire le disque avec Kit, en deux jours et ça a marché !

«J’aime les musiciens aventureux. C’est aussi ce que j’appréciais chez John Taylor.»

Kit Downes © Robert Hansenne

Qu’est-ce qui vous a plu chez Kit ?
N.W. : J’aime les musiciens aventureux et après quelques concerts, Kit savait ce qui pouvait être complémentaire à ma musique, il savait ce qu’il pouvait jouer avec moi, et j’ai apprécié ça. C’est aussi ce que j’appréciais chez John Taylor, il était aventureux, on ne savait jamais ce qu’il allait faire, c’était toujours surprenant.

Le choix du répertoire a été fait en commun ?
N.W. : Quand nous avons su qu’on ferait l’album, nous sommes arrivés avec quelques pièces. Je savais que je voulais enregistrer « Beneath An Evening Sky » que j’ai souvent joué avec Ralph Towner, mais que nous n’avions jamais enregistré. Bien sûr, il y a « Fly The Wind » de John Taylor que j’avais déjà joué avec Kit en concert. Puis, il y a « Rowing Home » une folk song suédoise qu’un de mes amis, Bob Cornford, aujourd’hui disparu, avait enregistré pour orchestre avec Kenny Wheeler. J’adorais l’arrangement qu’il en avait fait et je l’ai proposé à Kit. Kit est venu de son côté avec ses compositions « El » et « The Steppe » qui est la première qu’il ait écrite pour le projet, et j’ai tout de suite adoré. Il est venu ensuite avec le titre de l’album « Outpost of Dreams », je ne sais pas d’où c’est sorti, c’est juste apparu comme un espace de désert, une steppe de Russie, je pense que Kit lisait un livre à l’époque qui a inspiré le titre.

« Black is the Colour » est un titre que Kit avait déjà enregistré sur son album pour orgues.
N.W. : Je savais qu’il l’avait déjà enregistré et j’aimais beaucoup ce morceau qui fait partie de mes préférés. C’était très fort de jouer ça ensemble car nous ne l’avions pas vraiment préparé avant l’enregistrement. Il l’avait joué, j’aimais le morceau, ça n’a donc vraiment pas été difficile à faire. « Nocturne », Kit l’a composé pour un pianiste classique et il a pensé que ce serait intéressant de placer des paroles dessus, c’est vraiment comme une pièce classique qui a été écrite pour le piano et la voix.

On retrouve quelques-uns de vos « all time favourites », Ralph Towner et John Taylor, mais aussi un titre tout à fait inconnu d’un violoniste folk écossais, Aidan O’Rourke.
N.W. : Oui, en fait, j’ai écouté un morceau intitulé « Every Morning she Steps out the Backdoor » qui était joué par quelqu’un au violon et quelqu’un à l’harmonium, c’était à la radio et je ne savais pas qui jouait. Et j’ai tout de suite pensé que c’était quelque chose que je pourrais jouer avec Kit… Puis à la fin du morceau à la radio, on a annoncé qu’il s’agissait de Aidan O’Rourke avec Kit Downes à l’harmonium ! Ce qui est étrange, c’est que j’ai identifié ce morceau comme quelque chose que j’aimerais jouer avec Kit… Et c’était lui qui jouait ! (rires) Je crois que Kit a joué pas mal de musique folk avec Aidan… C’est étrange comme des chemins différents vous conduisent au même endroit.

«De façon étrange, les paroles ne sont pas tellement importantes dans ma musique.»

Vous écrivez quasiment toutes les paroles des chansons : avez-vous des influences en ce qui concerne l’écriture ?
N.W. : De façon étrange, les paroles ne sont pas tellement importantes dans ma musique quand on considère que j’ai fait souvent du chant sans paroles auparavant. J’aime les mots s’ ils collent à la musique, s’ il y a assez de syllabes pour la musique. J’écoute à plusieurs reprises une musique et si je suis inspirée, j’entends des mots, et parfois une phrase survient au milieu d’un morceau qui sonne avec la musique. Si j’ai des difficultés pour débuter une chanson, voire même au milieu d’un morceau, je prends une anthologie de poésie, j’en ai beaucoup, de poètes différents, je prends une page, n’importe laquelle, et ça peut être seulement un mot qui m’inspire. C’est arrivé par exemple avec le projet « Distances » pour le trio : je ne savais que faire pour les paroles et j’ai ouvert un livre et lu un poème d’un auteur français qui avait été traduit, et le mot « heights » est apparu. « Heights of the air », j’ai adoré ces paroles, et du coup ça m’a donné une idée pour cette pièce. C’est souvent comme cela que ça se passe, je cherche des mots que j’aime. J’aime lire de la poésie, j’en lis beaucoup.

Quelle peut être l’approche de l’improvisation dans vos chansons ?
N.W. : C’est une autre dimension de la musique et de la voix. Je pense que certaines musiques n’ont pas besoin de mots. Quand nous enregistrions avec « Azimuth », parfois les mots n’étaient pas vraiment spécifiques, la signification n’avait pas vraiment d’importance. Certaines choses n’ont pas besoin de mots. Parfois pour exprimer une séquence comme dans « Fly the Wind », j’adore ce moment sans la restriction de mots, je veux que les mots donnent une idée de ce que le tout signifie. Mais je pense qu’il y a de la place pour les deux : les mots et les paroles sans mots sur la musique que j’aime.

«Je suis trop vieille pour pouvoir encore être influencée.»

Dans la longue interview que vous donnez à Pablo Held sur YouTube, vous parlez de l’influence que Frank Sinatra a eue sur vous. Mais aujourd’hui y a-t-il encore des chanteurs et chanteuses qui vous inspirent ?
N.W. : Bien sûr, il y a Joni Mitchel qui est une fantastique parolière, j’ai toujours pensé qu’elle méritait le prix Nobel de littérature. J’aime beaucoup Randy Newman, j’adore vraiment ce qu’il fait et je ne saurais pas faire la même chose. J’ai parfois repris ses chansons comme « I Feel like Home » ou « I Think it’s Going to Rain Today ». Mais en ce qui concerne vraiment le chant, j’adore Shirley Horn bien qu’elle n’improvisait pas sur les mots. Mais Frank Sinatra, j’ai toujours aimé ce qu’il chantait, « New York, New York »… Quand j’ai acheté « Lonely The Lonely » (le deuxième album que je n’ai jamais acheté), je croyais en ce qu’il disait dans la chanson. Chanter c’est comme jouer sur scène, vous devez faire en sorte que les gens y croient, et je pense que Shirley Horn et Sinatra avaient ça. Je les écoutais à la radio, mes parents n’avaient pas de tourne-disque.

Norma Winstone & Kit Downes © Elmar Petzold / ECM Records

Mais dans les voix d’aujourd’hui y a-t-il des artistes qui vous inspirent ?
N.W. : J’ai bien peur que non… On me parle parfois de quelqu’un comme Cecile McLorin-Salvant qui est vraiment très bonne… Mais vous savez, je suis trop vieille pour être encore influencée (rires), j’aime certaines choses que j’écoute, mais c’est surtout de la musique instrumentale… J’ai été influencé par l’écoute d’Egberto Gismonti, par Bill Evans…

Est-ce qu’ enregistrer en duo est quelque chose qui vous paraît facile ?
N.W. : Pour ce disque, nous n’avons pas fait beaucoup de prises, j’en fais généralement peu. Manfred (Eicher) n’était pas là lors de l’enregistrement, il était malade, mais s’il avait été là, je pense qu’il n’aurait pas cru en l’utilité de faire beaucoup de prises. Nous n’avons eu que deux jours de studio, ce n’est pas beaucoup.

«Quand j’entends ce que l’on a fait avec Kenny Wheeler et John Taylor, je pense que nous étions en avance sur notre temps.»

Pensez-vous que votre façon de chanter a évolué avec le temps ?
N.W. : Je pense que c’était là dès le début. Je n’aimais pas trop mon style, mon son, au début car j’étais plus intéressée par l’improvisation, c’était vraiment ce que je voulais faire. Mais je pense que maintenant, j’ai un son qui est très identifiable. Je pense qu’en chantant aux côtés de Kenny Wheeler, j’ai absorbé sa sonorité. Mon son s’est beaucoup amélioré à ses côtés. Quand nous avons fait le premier album « Azimuth » et quand je me suis entendue, j’ai trouvé que c’était mon style et que je devais conserver ce son… Le son est vraiment essentiel, quel que soit l’instrument que vous utilisez. Ça a pris du temps, mais d’un autre côté, je pense que ce que je devais donner était là depuis le début. En 1967, j’ai réalisé un enregistrement pour la BBC, une audition où j’ai chanté trois chansons avec Gordon Beck : « Joy Spring », « Out this World », et « Softly as in a Morning Sunrise » et après l’émission, j’ai eu une interview avec Carmen McRae parce qu’après avoir écouté l’émission, elle voulait vraiment me rencontrer. Cet enregistrement, je l’ai toujours et je n’aime pas la façon dont ma voix sonnait, mais Carmen McRae y dit que pour chanter comme je le faisais, je devais jouer d’un instrument. De fait, je jouais du piano, mais je n’improvisais pas. Et Carmen m’a dit « si, si, vous devez improviser ». Et ça date de 1967 !

Vous avez cité Kenny Wheeler. Peut-on dire qu’avec John Taylor, ce sont les racines de votre musique ?
N.W. : Probablement oui. Quand j’entends ce qu’on a fait, c’était en avance sur son temps. Beaucoup de gens ne comprenaient pas notre musique en trio, ce jazz où il y avait tellement de liberté, d’expérience. Ils ont eu un effet énorme sur moi.

Et aujourd’hui, certains disent que Kit Downes ne fait pas du jazz : peut-on faire le parallèle avec John Taylor ?
N.W. : Peut-être, oui. Kit peut jouer des standards, on le fait souvent en rappel. Son éducation musicale a beaucoup joué, il chantait dans des chœurs, il joue de l’orgue, ses influences sont bien plus larges que juste le jazz. Il a écouté beaucoup Messiaen, Stravinsky…

Avez-vous beaucoup enseigné pendant votre carrière ?
N.W. : Je l’ai surtout fait lors de stages d’été, ce n’est pas quelque chose que je voulais vraiment faire, mais on me demandait souvent de diriger des master classes en lien avec un concert, par exemple.

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(1) Dix minutes après la fin de l’entretien, Norma Winstone rectifiait par mail : « J’ai enregistré un duo « Songs and Lullabies » avec Fred Hersch après « Like Song, Like Weather » avec John… Comment ai-je pu oublier cela ? »

Norma Winstone & Kit Downes
Outspot of Dreams
ECM / Outhere

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin