Orchestra Nazionale della Luna, Nouvel alunissage

Orchestra Nazionale della Luna, Nouvel alunissage

Kari Ikonen © Dániel Németh

« Selene’s View » c’est le troisième vol spatial de l’Orchestra Nazionale della Luna, un album percutant qui valait bien un double entretien avec Kari Ikonen et Manu Hermia.

«La situation dans le monde est si mauvaise… En tant qu’artistes, nous devons faire quelque chose…» (Kari Ikonen)

Kari et Manu, sur l’album précédent, vous vous êtes montrés concernés par les problèmes écologiques. Ici, vous abordez la thématique des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle.

Kari Ikonen : La situation dans le monde est si mauvaise, il y a tant de champs, tant d’aspects dans le monde actuel qu’en tant qu’artistes nous devons faire quelque chose, peut-être pas beaucoup, mais quelque chose tout de même, car ça affecte nos enfants, notre vie.

Manu Hermia : Quand nous parlons de cela avec Kari et avec les autres membres du groupe, c’est tout à fait lié à la façon dont nous voyons notre musique pour jouer un jazz d’aujourd’hui. C’est important de trouver ses racines dans l’histoire du jazz, mais aussi de faire du jazz pour les gens d’aujourd’hui, c’est une façon de s’ancrer dans le présent.

«C’est notre but : faire sonner un quartet traditionnel de façon différente.» (Kari Ikonen)

Voici un quartet formé comme dans les sixties, mais ça sonne différemment et il y a un autre processus de création dans ce projet.

M.H. : Depuis le début, Kari et moi avons amené du matériel, Kari plus de morceaux complets que moi, nous apportons le matériel puis nous le traitons ensemble. Au début, nous étions vraiment les leaders mais maintenant Sébastien et Teun font partie du feeling qui consiste à former un vrai « band ». Tout le matériel que nous apportons, nous le traitons ensemble, et c’est ce traitement collectif qui fait le son de l’Orchestra Nazionale della Luna. Nous n’aurions pas ce son avec d’autres personnalités.

K.I. : Je suis d’accord. Bien sûr, nous voulons faire sonner ce groupe différemment d’un quartet traditionnel, c’est le but premier. En ce qui me concerne, lorsque je compose, j’essaie toujours de créer quelque chose qui n’existe pas encore. Il faut que ça sonne nouveau pour moi et pour les auditeurs. Quand j’ai quelque chose en tête, je sais comment ça sonnera dans le groupe, car nous nous connaissons tout de même depuis neuf ans. Mais les surprises arrivent toujours lors des répétitions, en essayant d’autres manières de partir dans la composition, de chercher de nouvelles directions dans chaque répétition, et quelque chose de différent se passe aussi sur scène. Il y a parfois des erreurs qui donnent l’occasion de partir sur une improvisation différente, et c’est très inspirant pour nous de voir où on arrive après de multiples répétitions sur le même morceau.

M.H. : C’est un processus collectif dans le groupe. Le jazz est à la fois collectif, mais aussi individualiste. Le format traditionnel veut qu’il y ait un leader avec une rythmique, et c’est le leader qui a la main. Kari et moi dirigeons le groupe sur le plan administratif, ce qui est bien car il y a plus d’idées dans deux têtes que dans une, mais en ce qui concerne la musique, nous sommes quatre, c’est clairement un processus collectif, c’est une sorte de modèle social pour faire face à notre époque.

Manuel Hermia © Dániel Németh

Les arrangements des thèmes sont-ils issus d’une réflexion préalable ou, par exemple, les silences sur « E-Peli » et les patterns rythmiques sur « Bialystok » apparaissent-ils en studio ?

M.H. :  Kari devrait expliquer cela.

K.I. : « E-Peli » est un morceau spécial, c’est un peu comme un jeu, il y a très peu de rythme, des choses mélodiques et harmoniques simples, mais beaucoup de choses se passent en studio. Je fais différents signes avec les mains, je donne des chiffres, des signes pour exprimer ce qui va se passer après, des aboiements, des glissandi up ou down, pleine puissance ou pause, des patterns rythmiques, tous ces « événements » dans la musique ont un signe particulier : c’est comme un jeu où les musiciens me suivent, suivent mes signes.

M.H. : Chaque version est différente, mais vous pouvez reconnaître les éléments.

K.I. : Oui et au début de « Bialystok », nous jouons une phrase très puissante, très forte, puis soudainement, ça devient super soft, quasi comme une improvisation silencieuse. Je pense que cette idée apparaît en répétition et si le silence est écrit sur la partition, il arrive qu’un musicien joue à ce moment quelque chose de très doux et on garde l’idée… Oui, beaucoup de choses se définissent pendant les répétitions, et spécialement pendant les concerts, car c’est le moment le plus créatif, et tout cela apparaît aussi lors de l’enregistrement.

Teun Verbruggen © Dániel Németh

Chaque musicien sonne important dans votre musique, le batteur n’est pas qu’un rythmicien, il participe aussi au « décor ». Sébastien est aussi fantastique, il donne une terrible impulsion sur « Doubt Factory ».

K.I. : C’est notre but : faire sonner un quartet traditionnel de façon différente.

«Nous cherchons de nouvelles fonctions pour chaque instrument à différents moments.» (Manu Hermia)

Votre utilisation des claviers donne aussi de nombreuses couleurs : le Maqiano, le moog, le piano acoustique… Manu joue du ténor, de la flûte, du bansuri, il y a une grande variété de couleurs dans la musique.

M.H. : : Oui, la fonction d’un instrument dans une formation traditionnelle est plus étroite, le sax est chargé de la mélodie, mais ici nous cherchons de nouvelles fonctions pour chaque instrument à différents moments ; c’est vraiment un axe, et l’autre c’est que dans le jazz traditionnel, il y a des éléments qui ne sont pas toujours très riches dans la structure et dans la texture : c’est presque toujours le même son. Dans ce quartet, nous essayons d’ouvrir de nouvelles textures, tu parles du bansuri, du sax, de la flûte sur laquelle j’ajoute des effets électroniques, pour ouvrir ce quartet classique à quelque chose de plus large, plus moderne.

Le nom du groupe : pourquoi ?

M.H. : : L’idée vient de Kari (rires)

Sébastien Boisseau © Dániel Németh

Ce nom m’a rappelé un groupe italien qui peut-être n’existe plus aujourd’hui, l’ « Instabile Orchestra » qui sonnait à l’époque avant-garde et déjanté, vous le connaissiez ?

K.I. : Je ne connais pas ce band, mais je devrais chercher pour l’écouter… Mais ce nom de groupe m’est venu en tête d’un seul coup. Je ne sais pas du tout d’où ça vient, mais j’ai appelé Manu tout de suite pour lui dire « Nous avons un nom ! » (rires)

M.H. : Il y a pas mal d’avantages à ce nom : il y a un côté fellinien. En Finlande, on pratique un peu le même humour qu’en Belgique, l’absurde dans les blagues et les situations. Cet humour fellinien colle à cela. Aussi, nous avons trois nationalités dans le quartet et avoir cette nouvelle nation, la lune, était aussi une belle solution.

Kari, quelques explications sur le maqiano.

K.I. : Ça fonctionne un peu comme le capo en guitare, il arrête la vibration de la corde à un certain point entre les agrafes et les marteaux. Donc la partie vibrante de la corde est raccourcie, le son est plus court et le tuning monte, c’est une invention mécanique simple. Une masse métallique est attachée aux cordes à un endroit désiré et cela stoppe la vibration. Quand le marteau frappe, le son raccourcit. Et je peux adapter librement ce système pour obtenir exactement l’effet que je cherche. C’est un système très simple et je me demande comment personne ne l’a appliqué auparavant.

Manu, sur « Data Lake », la mélodie au sax résonne comme une vieille mélodie de standard des années 50-60. As-tu été influencé par un standard que tu as souvent écouté ?

M.H. : Non, je jouais cette mélodie tout seul habituellement, ce sont juste ces quelques accords que j’ai transposés par la suite. C’est quelque chose que j’avais dans les oreilles. C’est quelque chose qui n’est pas très tonal, c’est comme mixer des notes qu’on ne mélange habituellement pas dans une même phrase. Je n’ai jamais pensé à un vieux morceau de jazz pour jouer cette partie, non. J’ai juste essayé de garder un son naturel, et quand je switche, je vais vers quelque chose de plus moderne.

Orchestra Nazionale Della Luna © Dániel Németh

Certains thèmes semblent complètement improvisés, comme « Overexploration »

M.H. : Il y a une gamme (scale), nous avons une structure en tête, ce n’est pas vraiment écrit, mais le matériau est là pour construire quelque chose.

K.I. : « Kompelo » est peut-être la pièce la plus improvisée. Il y a quelques thèmes très courts ; de là il n’y a plus de forme, nous sommes dans des paysages tout à fait différents, hors de la mélodie qui est très courte et laisse beaucoup de place à l’improvisation.

Des concerts à venir ?

M.H. : Nous avons joué sur la Grand-Place pour le Jazz Marathon. Et nous serons à Gent en septembre, à Colmar en France et au Théâtre 140 au printemps sans doute pour la soirée IGLOO.

K.I. : Et nous jouerons le 2 novembre au Festival de Tampere.

Orchestra Nazionale della Luna
Selene’s View
BMC / Igloo

Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin