Raf D Backer, la soul dans l’âme
Raf D Backer :
la soul dans l’âme.
Du 5 février au 17 mars, Raf D Backer (Raphaël De Backer) tourne en Communauté Française avec son trio (Lionel Beuvens à la batterie et Cédric Raymond à la basse électrique et contrebasse). Son premier album « Rising Joy » porte bien son titre : joie de jouer et groove dominent cette musique largement inspirée par la soul et les cours d’Eric Legnini au Conservatoire de Bruxelles. Rencontre avec ce « rising pianist ».
Quels sont tes premiers contacts avec la musique ?
J’ai commencé l’éveil musical à 5 ans en apprenant à jouer de la flûte à bec et un peu de guitare. Mes parents m’ont ensuite inscrit au solfège et au piano à l’académie de Mons quand j’avais dix ans. J’y ai appris les classiques, Bach, Mozart, Chopin… Mais c’est mon père qui m’a appris mes premiers accords. Il avait appris la guitare de manière autodidacte et je me rappelle que quand nous avions reçu un vieux piano de famille à la maison pour que j’apprenne à en jouer, je l’entendais chercher la mélodie d’une chanson de Michel Delpech “Chez Laurette” tout en jouant des accords à la main gauche. Ca m’a fasciné. Lui qui n’avait pas appris la musique et qui ne pouvait pas lire une partition, était capable de reproduire une chanson qu’il avait entendu à la radio… Alors, je lui ai scié les côtes jusqu’à ce qu’il m’explique comment il faisait. Il m’a expliqué avec ses mots à lui comment construire un accord en comptant le nombre de touches. Quatre touches et puis trois pour un accord majeur et l’inverse pour un accord mineur. J’avais dix ans, je ne savais pas ce que ça voulait dire mais ce petit truc m’a permis d’être très rapidement autonome et de pouvoir jouer d’oreille des chansons qui me plaisaient. Je me souviens que je pouvais jouer des heures “When a Man Loves a Woman” de Percy Sledge ou “A Whiter Shade of Pale” de Procol Harum. C’était beaucoup plus marrant que les études de Czerny. Un peu plus tard, grâce au solfège, j’ai vite fait les connexions et compris ce que je faisais de manière intuitive.
On s’approche un peu de la soul, mais tu ne parles pas encore de jazz.
A cet époque, je n’écoutais pas de Jazz, je ne savais pas ce que c’était et mes parents n’en écoutaient pas. J’ai un jour entendu Ray Charles à la télévision, chanter “Georgia on My mind”, ça m’a complètement retourné. Le choc a été immédiat. Pour moi, c’était un magicien et je voulais à tout prix apprendre à jouer comme ça. Malheureusement, j’ai vite compris que je ne pourrais pas compter sur l’apprentissage du piano classique pour percer le mystère du blues. J’ai entendu parler d’une classe de Jazz à l’académie de Saint-Ghislain. J’ai dit à mes parents “J’arrête le classique et je vais apprendre le Jazz”. J’avais 14 ans. Aujourd’hui, je regrette un peu de ne pas avoir poursuivi l’apprentissage du Jazz et du Classique en parallèle pendant mon adolescence. J’ai du en effet par la suite retravailler des aspects techniques de l’instrument alors que j’aurais pu faire tout cela à ce moment-là… Toujours est-il que j’ai eu cours avec un professeur du nom de Frans Fievez qui est maintenant retraité. C’était un musicien de variétés, il avait notamment accompagné Salvatore Adamo. C’est lui qui m’a donné le déclic et l’envie de faire de la musique un métier. Il avait tous les trucs de Fats Domino dans les doigts et toujours “la banane” quand il jouait. Il transmettait beaucoup de joie et tout son amour de la musique. Il m’a donné quelques clés et codes sur le Jazz ainsi que pas mal de repères historiques, mais curieusement, très peu d’explications sur la technique instrumentale pure, propre au piano-jazz. J’ai donc beaucoup appris par moi-même et j’essayais d’imiter au mieux ce qu’il faisait mais tout ça était encore très maladroit. A cette même époque et dans cette école, j’ai rencontré un guitariste, Bertrand Leclercq, qui est un amateur passionné de Jazz. Il a l’âge de mes parents. Son fils jouait un peu de batterie et nous avons formé un groupe. Bertrand m’a fait découvrir Ella Fitzgerald, Oscar Peterson, Lester Young, des guitaristes bien sûr comme Joe Pass, Jim Hall, Philip Catherine… On répétait toutes les semaines et on s’essayait sur des standards. Dès que le groupe a eu un petit répertoire, on se produisait partout où on pouvait. Ca n’était pas toujours facile de trouver des lieux pour jouer mais on saisissait toutes les occasions. Fêtes scolaires, mariages, fêtes villageoises… J’ai beaucoup appris de ces expériences, être en situation t’oblige à gérer les choses différemment. Tu dois tenir le cap quoi qu’il arrive! Bertrand et moi sommes devenus amis, il vient m’écouter jouer, on se croise dans des stages, il y est comme élève et moi comme professeur, c’est très drôle de voir que les rôles se sont inversés mais je lui serai éternellement reconnaissant de m’avoir mis le pied à l’étrier.
Quand les choses sérieuses ont-elles vraiment commencé ?
Quand j’ai eu fini ma rhéto, je n’étais plus intéressé que par la musique. Mes parents ne me poussaient pas vraiment à m’engager dans cette voie par peur du manque de débouchés et à cause des difficultés de ce métier. J’avais du coup, moi aussi, quelques doutes. J’ai préparé le concours d’entrée dans la classe d’Eric Legnini au Conservatoire et en même temps l’examen d’entrée d’ingénieur du son à l’INSAS…Trouver du boulot en tant qu’ingénieur du son est probablement aussi difficile qu’en tant que musicien mais pour mes parents, il y avait le mot ingénieur qui était sans doute plus rassurant… La suite, c’est un peu le destin… Je n’ai pas été repris à l’INSAS ; par contre, j’ai réussi l’examen d’entrée au Conservatoire. J’étais très naïf à l’époque et avec le recul, je n’étais pas vraiment préparé pour entamer sereinement un cursus au Conservatoire. Je me rappelle que les premières années ont été particulièrement difficiles, j’avais vraiment perdu toute confiance en moi. C’est à ce moment là que les choses sérieuses ont vraiment commencées. Je me suis rendu compte que je ne connaissais pas grand-chose et qu’il était temps de m’y mettre. Heureusement, la rencontre avec Eric a été une des plus importantes de ma vie. Je suis resté six ans dans sa classe. Eric je ne pouvais pas rêver mieux, à tous points de vue : musicalement, il a toute l’histoire du piano jazz dans les doigts et c’est quelqu’un de très pédagogue, qui aime transmettre. Sur le plan humain, c’est une personne exceptionnelle, c’est quelqu’un que j’estime à bien des égards. Il est bienveillant, il m’a toujours encouragé et j’en ai vraiment eu besoin pendant ces premières années au conservatoire ; je me rendais compte de l’abîme entre mon niveau et ce qu’il fallait atteindre, c’était une période de grand découragement mais Eric a toujours su trouver les mots justes pour me dire les choses sans me casser… et puis sa carrière est très inspirante aussi.
On entend des professeurs du Conservatoire dire que les étudiants jouent peu ou pas en dehors des cours : as-tu eu la même impression ?
En fait, pendant mes études au conservatoire, l’enseignement artistique belge a été réformé, j’ai connu le Conservatoire d’avant le décret et puis d’après. A l’époque du premier prix, on te disait clairement que tu venais y prendre des informations et que c’était à toi de les utiliser, de former un groupe, de jouer, il y avait cette stimulation. De mon côté, je jouais déjà pas mal dans la continuité de ce que je faisais avant mes 18 ans, et c’était une façon pour moi qui avais quitté le milieu familial et avais pris un logement à Bruxelles, de prouver à mes parents et à moi-même que je pouvais me débrouiller avec la musique ; j’ai très vite donné des concerts, pas toujours des trucs reluisants au début, mais je ne crache pas dans la soupe, c’est comme ça que j’ai appris le métier. J’allais aussi jammer à Mons au K.Fée, un bar qui n’existe plus maintenant. Après la réforme, il y a eu toute une série de nouveaux cours généraux et il fallait être à 8 heures du matin au cours de psycho ou de philo… Les choses ont changé : il fallait réussir en tant qu’étudiant. Avec les nouvelles grilles horaires c’était devenu beaucoup plus difficilement conciliable de jammer jusque deux ou trois heures du matin et d’être au cours à 8 heures. Une période difficile à assumer pour moi qui devais déjà gagner ma vie avec la musique, pas toujours évident… Est-ce la réforme qui a changé les choses, je ne sais pas vraiment…
Comment se passe l’après Conservatoire ?
Comme je bossais déjà pas mal en dehors du Conservatoire, la transition a été très douce…J’étais assez soulagé en fait de terminer le cursus et de ne plus avoir à concilier vie professionnelle et étudiante. Pour le reste, j’ai mis pas mal de temps à me trouver. J’ai des goûts très éclectiques et je m’étais du coup pas mal dispersé. A l’époque je faisais plein de choses très différentes. De la chanson française, j’accompagnais par exemple Marie Warnant ou de la pop avec notamment Jennifer Scavuzzo, j’avais un quartet jazz avec Chrystel Wautier, je jouais beaucoup en duo avec Mariana Tootsie, j’avais un groupe de rock dans lequel je jouais de la basse, un groupe de soul dans lequel je jouais de l’orgue, des groupes de covers avec lesquels je tournais dans le circuit événementiel…C’étaient des choses qui m’amusaient mais je me suis aussi rendu compte que rien ne venait vraiment de moi et que je fonctionnais avec des compromis…Ca a été une période très enrichissante et pendant laquelle j’ai appris énormément. Mais j’ai ressenti le besoin de me recentrer et de finalement synthétiser toutes ces influences et ces expériences sous une forme plus personnelle. Ce questionnement a conduit à l’existence de mon premier disque en trio, “Rising Joy”.
Qui est sans compromis ?
Oui, vraiment, il y a zéro compromis dans le sens où je me suis impliqué à 2000% dans l’esthétique du disque. Je me suis appuyé sur trois axes principaux dans l’écriture de cette musique: il y a tout d’abord un côté churchy et soul avec des influences comme Ray Charles ou le pianiste Les McCann. Il y aussi le côté New-Orleans avec Dr John, Professor Longhair… mais aussi un aspect funky avec les Meters ou les collaborations d’Herbie Hancock avec les Headhunters. On reprend aussi un morceau de Wayne Shorter “Beauty and the Beast” de manière détournée, alors que l’original est une sorte de ballade funky très 70’s, on en a fait une version beaucoup plus 50’s grâce notamment au son et au jeu de l’Hammond. J’ai pris ces trois directions parce qu’elles m’ont semblé les plus naturelles dans mon jeu, mais j’ai aussi d’autres influences qui se perçoivent peut-être de manière un peu plus subtiles dans les improvisations. J’essaie de développer un phrasé qui mélange des éléments classiques du blues à un langage jazz plus moderne.
Comment as-tu choisi tes partenaires ?
En ce qui concerne Cédric Raymond, c’était d’emblée une évidence. Par rapport à l’écriture des morceaux, c’était important pour moi de pouvoir jouer sur différentes textures et passer d’un son très acoustique à un son plus électrique. Je cherchais donc quelqu’un qui jouait les deux instruments (contrebasse et basse électrique). Je savais aussi que je trouverais en lui le partenaire idéal dans l’approche esthétique du projet. On partage pas mal d’influences communes et on se connaît musicalement très bien. En plus d’être bassiste, Cédric est également pianiste. C’est d’ailleurs dans la classe de piano du Conservatoire de Bruxelles (chez Eric) que nous nous sommes rencontrés. On est très vite devenu amis. Ce que j’aime aussi chez lui, c’est son intelligence musicale, il est toujours très juste dans ces interventions et intentions. Il a aussi une remarquable faculté à s’adapter à n’importe quel style. J’ai demandé à Lionel Beuvens de rejoindre le groupe car je cherchais quelqu’un de créatif, avec une palette sonore très acoustique. Je voulais quelqu’un dont le jeu ne soit pas figé, je cherchais de l’ “interplay” au maximum pour rendre la musique la plus vivante et la plus spontanée possible. Lionel a cette qualité d’être très à l’écoute, il surprend, détourne son jeu de batterie, travaille sur les textures et cherche le dialogue. Pour l’album, en plus de mes deux partenaires, j’ai invité Lorenzo sur deux morceaux du disque. C’est un guitariste exceptionnel aussi à l’aise dans l’univers jazz que rock. On se connaît depuis très longtemps et c’était aussi une évidence de l’inviter. J’adore son jeu. On vient d’ailleurs de former ensemble un trio Hammond-guitare-batterie avec le batteur français Thomas Grimmonprez. On est en ce moment dans l’écriture de la musique…
Comment s’est déroulé l’enregistrement ?
Il y a eu deux phases dans l’enregistrement de l’album. D’abord, une première session de trois jours où on a enregistré tous les morceaux en trio (avec Lorenzo en invité sur deux d’entre eux) ; puis par la suite j’ai demandé à David Donatien de faire des percussions additionnelles. Cela a d’une part renforcé le côté New-Orleans et d’autre part a vraiment permis d’ « envelopper » le trio en donnant à l’ensemble encore plus de cohésion. C’est Daniel Romeo qui m’a conseillé de demander à David, je ne le connaissais pas. Daniel et lui se connaissent très bien pour avoir entre autres, tourné ensemble aux côtés de Yaël Naïm. Je suis allé passer une journée chez Yaël et David à Paris, ils ont été super accueillants. On a enregistré les percus dans le studio qu’ils ont dans leur maison.
Tu varies fort les claviers sur l’album.
Je pars de ce qui me plait et je réfléchis à la cohésion : forcément l’Hammond fait partie intégrante de l’esprit de cette musique, tout comme le Fender pour les aspects plus funky. J’utilise aussi un clavinet, les sons de ces instruments donnent à eux seuls une idée très précise de la couleur et de l’esthétique musicale. Des trios piano-basse-batterie, il y en a déjà beaucoup, il me fallait trouver une voie personnelle. J’ai eu l’envie de synthétiser toutes ces influences avec ce trio à géométrie variable…Quand je dois prendre tous ces claviers et spécialement l’Hammond, ce n’est pas une mince affaire! C’est un vrai B3, que j’ai trouvé en Autriche, un modèle qu’on dit transportable parce que les pieds peuvent être dévissés mais il pèse tout de même 140 Kg. Je le transporte quand je peux, j’ai aussi d’autres claviers plus légers qui simulent pas mal le son, pour le live ça fonctionne, l’Hammond je l’utilise en studio et pour des sessions plus importantes, mais je peux difficilement l’emporter en tournée.
Comment l’album est-il reçu par les amateurs de soul ?
C’est difficile de répondre à cette question, je ne sais pas exactement comment il est reçu par les aficionados de la soul. J’ai reçu énormément de retours positifs de musiciens de tout horizon aussi bien que de parfaits néophytes. Ce qui me plaît beaucoup, c’est que j’ai le sentiment d’avoir pu faire le lien entre les amateurs éclairés, les musiciens de Jazz et les gens qui n’ont pas l’habitude d’en écouter. Le Jazz reste trop souvent une musique d’initiés, c’est dommage. Ce qui me fait plaisir, c’est quand après un concert, des gens qui ne connaissaient pas le Jazz, viennent me voir et me disent qu’ils ont passé un beau moment et qu’ils ont découvert et apprécié cette musique. Je me dis qu’ils sont alors peut-être prêts à écouter d’autres jazzmen et à découvrir une musique plus moderne ou moins accessible que la mienne. Arriver à cela tout en restant intègre, c’est pour moi une vraie victoire.
Ton projet t’a déjà offert des ouvertures.
Aujourd’hui, j’ai vraiment trouvé un bon équilibre entre mes projets et ceux des autres. J’ai la chance d’accompagner des artistes que j’estime beaucoup, dans des univers différents mais dans lesquels je me retrouve pleinement. J’allie plusieurs projets jazz tout en travaillant avec notamment Beverly Jo Scott dans un registre plus folk ou bien Kellylee Evans (une chanteuse canadienne dont on parle beaucoup en France) qui a un côté très soul, voire des influences hip-hop. Eric Legnini produit Kelly Lee Evans, mais comme il est trop occupé pour faire la tournée, ils ont cherché quelqu’un en France d’abord, mais ils n’ont trouvé personne qui convenait. Eric lui a alors fait entendre les tracks de mon album. Elle tournait à l’époque avec la musique de son album « Nina » en hommage à Nina Simone, et j’ai fait la fin de tournée pour voir comment le feeling s’installait et ça s’est très bien passé.
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin