Raphaël Imbert, Jazz Supreme

Raphaël Imbert, Jazz Supreme

« Jazz Supreme : Initiés, Mystiques et Prophètes »

ou comment lever un peu les incompréhensions sur le jazz.

par Jean-Pierre Goffin

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Invité à la librairie « Entre-Temps » rue Pierreuse, Raphaël Imbert y a parlé avec passion de son dernier ouvrage, prolongement de ses études sur le sacré dans la musique, qui lui ont valu d’être lauréat de la Villa Médicis Hors les Murs. Saxophoniste, musicien autodidacte mais Premier Prix de Conservatoire ( ce que Raphaël Imbert relativisera avec humour :  « Oui, j’ai un premier Prix de Conservatoire… mais à Marseille, c’est-à-dire dans peut-être le seul Conservatoire où vous pouvez obtenir un premier prix sans savoir lire la musique… ») ! Pédagogue de la musique et  écrivain, Raphaël Imbert est aussi le fondateur de « La Compagnie Ninespirit » qui regroupe des musiciens tournés vers la tradition du jazz et aussi ses évolutions les plus contemporaines notamment au travers de l’improvisation, une institution qu’il définit comme « une plateforme entre les traditions orales de l’improvisation et l’écriture musicale ». De là naissent toute une série de projets : « Newtopia » avec Yaron Herman et le saxophoniste sud-africain Zim Ngqawana, « NY Project »avec Gerald Cleaver, ou encore les albums « Bach Coltrane » et « Heavens – Amadeus and the Duke ». Plus près de nous, l’ « Attica Blues Orchestra » d’Archie Shepp s’inscrit aussi dans l’approche de la culture noire américaine; un magnifique album immortalise le projet et le public du « Mithra Jazz à Liège 2014 » n’est pas près d’oublier le  concert donné par l’orchestre dans la grande salle du Palais des Congrès (on peut y signaler au passage la présence de Marion Rampal (voix) et Simon Sieger (trombone), tous deux membres de « Ninespirit »).

Avec Coltrane en couverture et le titre « Jazz Supreme » -sans l’accent circonflexe, ce qui pour celui qui connaît Coltrane, fait le lien avec « A Love Supreme » – on pourrait penser que le livre traite essentiellement de la spiritualité chez le géant du sax, mais en fait, il serait plutôt l’exemple suprême d’initié et de mystique dont traite le livre dans les deux premiers chapitres consacrés à la spiritualité dans le jazz et au rapport des musiciens noirs avec la franc-maçonnerie, sujets peu traités dans la littérature, en tout cas jamais aussi profondément dans le cas de la relation entre musique noire et franc-maçonnerie. En une heure et demie, Raphaël Imbert nous introduit dans les religions et la façon de les appréhender par les jazzmen, dans leur lien avec les loges, avec tous les paradoxes et incompréhensions que cela implique dans notre perception européenne. Impossible de rendre compte à la lettre de ce passionnant entretien, en voici quelques extraits qui donneront l’envie de plonger dans le sujet en lisant le livre.

Incompréhension numéro 1.

ALBERT AYLER

 « Je commence le saxophone à quinze ans et rapidement je me rends compte qu’il y a un problème avec cette musique : tous les musiciens qui me touchaient  – Ayler, Ellington, Coltrane, ma trinité – avaient une dimension spirituelle dans leur vie et dans leur musique, – pensez à  « A Love Supreme » de Coltrane, mais aussi aux concerts de musique sacrée d’Ellington. Tout ce que je pouvais trouver sur ces musiciens comme Coltrane, qui a vu Dieu, du côté des journalistes et autres, c’est un grand manque, historiquement, anthropologiquement, sociologiquement, une grande incompréhension voire une volonté d’ignorer : tous ces musiciens qui parlent des ovnis, de Ramses II, de l’Egypte, de Pythagore, de Dieu… On a toujours éludé la question alors qu’ils en parlaient sans arrêt. Dans une interview, Randy Weston dit que l’église est le lieu où il faut jouer le jazz, alors que Weston n’est pas du tout religieux… Quand Coltrane donne une de ses dernières interviews en 1966, on lui parle de sa présence à une manifestation aux côtés de Malcolm X, mais Coltrane répond que le plus important  c’est la beauté… Pour Coltrane, la musique était une source bénéfique, qui pouvait faire du bien, qui pouvait même guérir, ma musique sert à cela, disait-il, cela veut dire que la musique a un côté spirituel : « Dieu m’a donné un don, je l’ai rencontré !! »  C’est alors une montagne d’incompréhension. »

Incompréhension numéro 2.

« En 1917,  quand l’orchestre noir de James Europe débarque en Europe, on y voit le bon sauvage qui nous amuse et qui correspond à l’image à la mode de l’époque de l’art africain… Et puis quand on parle avec ses musiciens, notamment James Europe, on s’aperçoit qu’on a affaire à des intellectuels, qui connaissent la musique, qui savent l’écrire etc… Puis vient l’incompréhension du religieux : tous ces musiciens qui jouent une musique profane, musique de danse, musique de Joséphine Baker qu’on voit danser avec des bananes autour des hanches, mais lorsqu’on parle avec elle, on se rend compte qu’on a affaire à une vraie artiste. Pendant les années 40, la musique de la libération c’est le jazz, avec Glenn Miller – tiens l’orchestre qui était noir en 1917 devient blanc !! – et le jazz devient alors symbole de libération, mais aussi de libération des mœurs… Là aussi incompréhension aves les musiciens qui viennent jouer en France : Art Blakey, un musulman, Kenny Clarke, Franc-maçon également,, alors que cette musique se joue  dans des endroits où on fume, où on boit… Nouvelle incompréhension, car aux Etats-Unis, on joue dans les clubs de la mafia, mais on sait que cette musique est liée à la religion… En mai 68, on considère que la musique de free jazz,  Albert Ayler, c’est la révolution en marche, la révolution gauchiste, progressiste… Et on découvrira lors d’une interview d’Ayler à la Fondation Maeght, qu’il est un évangéliste, d’ailleurs les titres de ses morceaux ne laissent planer aucun doute : « Holy Ghost », « Jesus Christ », « Holy Family »,…  Les choses sont limpides, mais lors de l’interview, on essaie quand même de lui tirer les vers du nez : « Vous avez joué sur un label qui s’appelle Jihad créé par Amiri Baraka, extrémiste marxiste musulman… » Et Ayler de répondre : « Mais c’est du boulot, j’étais payé pour cette séance d’enregistrement ! D’ailleurs, par la suite, Baraka n’a plus fait appel à moi. » Sans doute parce que la musique d’Ayler allait dans une direction trop illuminée. »

Désirs contrariés.

« Un des prochains grands chantiers dans l’Histoire du jazz sera sans doute la place de la femme dans le jazz. A quelques exceptions près, on a souvent résumé l’apport de la femme dans le jazz à celui des chanteuses ; or, on s’aperçoit qu’au début, les orchestres étaient mixtes et au fur et à mesure les choses se sont gâtées, et Mary Lou Williams est un bel exemple de femme qui s’est battue pour avoir sa place dans le jazz. Pensez aussi à Nina Simone qui aurait voulu être pianiste classique, mais qui par la force des choses est devenu chanteuse, ce qu’elle a cordialement détesté au début de sa carrière… On trouve aussi du côté des hommes des musiciens dont la carrière a été détournée : Mingus aurait voulu être violoncelliste classique, Fats Waller qui jouait de l’orgue dans les églises, avait JS Bach comme modèle… mais impossible de jouer dans des salles classiques à cette époque quand on est noir… »

L’ouverture du croissant.

MALCOM X

 « Que ce soit à Marseille ou en Belgique, on entend souvent parler de la bêtise administrative… Et bien aux Etats-Unis, dans les années 40,  on faisait fort aussi ! Sur vos papiers d’identité, on indiquait la couleur de la peau « B » pour noir, « W » pour blanc, éventuellement « C »,  colored pour métis. Et dans ce contexte, si vous étiez musulman, c’est que vous étiez arabe, si vous étiez arabe, vous étiez répertorié comme blanc. Il suffisait alors d’aller à la mairie et dire que vous étiez converti, que vous vous appeliez Yusef Lateef ou Ahmad Jamal pour qu’on change le « B » en « W ». La Laïcité américaine reposant sur la tolérance religieuse – imaginez alors qu’on est dans un pays  ségrégationniste ! –  on pouvait voir un musicien noir entrer dans un restaurant et y être accepté à cause de sa religion, …et acheter alors les sandwiches pour les autres membres de l’orchestre qui attendaient dehors ! Il y a plein de témoignages qui vont dans ce sens ( sachant qu’à l’époque la religion musulmane représentait une minorité aux Etats-Unis). Pourtant dans beaucoup de livres consacrés à l’Histoire du jazz, on peut lire que les conversions venaient de l’attrait de Malcolm X  et de « Nation of Islam », radicalisation des esprits…. Pour tous les musiciens noirs, Malcolm X était une figure importante, mais les centaines de musiciens qui se convertissent à l’Islam, se convertissent non pas vers des mouvements radicaux, mais vers le concurrent de « Nation of Islam » qui est le mouvement ahmadiste, un mouvement combattu et persécuté au Proche Orient à la fois par les Sunnites et les Chiites,  mais qui a trouvé aux Etats-Unis un terrain d’exil de tolérance et de prosélytisme. L’ahmadisme est une religion universelle et pacifique qui n’est pratiquement plus pratiquée au Moyen-Orient, mais qui a des millions d’adeptes aux Etats-Unis. On peut dès lors comprendre que pour un musicien noir américain qui change de religion, mais aussi change de nom – le noir américain acquiert ainsi une identité propre alors que jusque-là, il portait souvent un nom en rapport avec les origines esclavagistes de ses ancêtres – l’intérêt est grand, d’autant que le changement de religion n’implique pas de grandes différences par rapport à ce qu’ils pratiquaient avant. »

Jazz et franc-maçonnerie.

« Je suis le premier surpris d’avoir découvert toutes ces traces sur la franc-maçonnerie dans la musique noire américaine. En faisant des recherches dans des livres de religion, j’ai découvert des listes de gens célèbres liés  à la franc-maçonnerie, et parmi ces gens, on nommait Duke Ellington sur pied d’égalité avec Mozart, Lionel Hampton sur pied d’égalité avec Goethe, Count Basie à côté de Sibelius… La liste était importante : en gros, on y trouvait la liste des musiciens les plus importants dans le jazz avant-guerre. De plus, quand on relève les lieux de concert dans les années 30, une fois sur trois il s’agissait de temples maçonniques (Masonic Auditorium etc…). Un jour, je tombe sur un texte d’un musicien de l’orchestre de Cab Calloway, Milt Hinton, un des grands contrebassistes, qui écrit : « Beaucoup de musiicens établis de l’orchestre, à commencer par moi, étaient francs-maçons. Cab l’était aussi. La plupart d’entre nous ont été initiés à la Pionner Lodge n°1, Prince Hall à St-Paul, et à chaque fois que nous jouions dans cette ville, nous essayions de passer du temps dans la loge. Si quelqu’un dans l’orchestre se montrait digne et exprimait le désir de nous rejoindre, l’un d’entre nous le recommandait et essayait d’organiser l’initiation. (…) Être maçon est une chose sacrée. Il y a beaucoup de secrets à ce propos, c’est pourquoi les gens ne parlent pas de ce qui s’y passe. C’est vraiment un système moral basé sur la Bible (R.I. : voilà bien une chose qui change de notre image européenne de la maçonnerie) . Il y a beaucoup de signes et de symboles que seuls les maçons connaissent et si tu n’y appartiens pas, c’est difficile à comprendre. J’ai toujours pensé que le problème majeur de la maçonnerie c’est son rapport à la race. Il ne devrait pas y avoir de systèmes noir et blanc séparés. (…) » Imaginez ma tête quand je lis ça ! Qui est Cab Calloway ? C’est la plus grande star des années 30, bien plus qu’Ellington ou Count Basie, c’est le musicien le plus populaire qui a basé sa musique sur les sous-entendus, sur le sexe et la drogue, donc apriori rien à voir avec le sacré… alors que pendant les pauses, on lit la Bible !

CAB CALLOWAY (sourire) avec son tablier de compagnon

De la même façon que les musiciens musulmans des années 50 trouvaient là une forme de protection, des dizaines de musiciens de jazz voyaient dans la franc-maçonnerie une façon de se protéger. Un exemple parmi d’autres : W.C. Handy dans le Mississippi, en 1910 , se retrouve face à des membres du Klu Klux Klan qui veulent le lyncher, mais parvenant à s’échapper se réfugie dans une ferme isolée où un blanc lui ouvre la porte, reconnait sur sa veste un insigne maçonnique et l’aide à quitter la ville… Et le biographe de W.C. Handy ne croit pas à cette histoire, alors que les musiciens maçons de tout temps trouvaient là un moyen de trouver un refuge partout où ils s’arrêtaient.

A.A.C.M.

Il est vrai que la franc-maçonnerie blanche américaine tenait plus du club service comme le Lions Club ou le Rotary, on y trouvait aussi la plupart des esclavagistes de l’époque : George Washington, premier président des Etats-Unis, pose la première pierre du Capitole en tablier maçonnique en défendant les valeurs d’égalité et de fraternité, mais quand il rentre chez lui, il retrouve sa centaine d’esclaves ! La plupart des capitaines négriers étaient francs-maçons. Jusqu’il y a quelques années, il était impossible à un noir d’entrer dans un loge avec les blancs, tout était fait pour refouler les noirs. Du coup, les noirs créent leur première loge sur le principe que la maçonnerie n’est pas européenne, mais africaine, les Egyptiens étant une des références. Champollion serait un menteur : les Egyptiens n’étaient pas blancs, ils étaient noirs ! D’un côté, on avait donc une maçonnerie blanche qui tentait de justifier l’innommable, et d’un autre une maçonnerie qui tentait de retrouver ses sources en Afrique, une mythologie que des musiciens noirs comme Duke Ellington ont récupérée : on trouve dans son œuvre des titres comme « Black Beauty » ou « Menelik : The Lion of Judah », Menelik étant fils de la reine de Saba et du roi Salomon, lui-même à l’origine de la maçonnerie. Le secret des musiciens noirs, c’est que la franc-maçonnerie est africaine, qu’elle est née, non pas il y a quelques siècles, mais il y a cinq mille ans, du temps des pharaons, c’est un discours qu’on entend souvent chez les musiciens de l’AACM ou de l’Art Ensemble of Chicago. La franc-maçonnerie et le jazz ont eu une importance primordiale sur le mouvement afrocentriste aux Etats-Unis. Le jazz qui avait la réputation d’être une musique d’entertainment, de suiveur, là on se rend compte qu’il est à l’origine d’une vraie opération intellectuelle, de résistance, non pas violente, mais intellectuelle qui se traduit notamment dans les pochettes de l’époque où on retrouve triangles, compas, l’Egypte… »  Mais tout ceci n’est pas nouveau : la création de la franc-maçonnerie noire remonte à Prince Hall qui  est en fait le fondateur de la première institution noire pour les noirs ; Prince Hall à son époque, au 18e siècle, manifestait déjà devant les bateaux des négriers contre l’esclavage, il est le père de tous les mouvements noirs. On pense souvent à Martin Luther King, Malcolm X, mais le mouvement noir a commencé 200 ans plus tôt avec Prince Hall. »

La reconnaissance de Sydney Bechet.

« Il y a deux Bechet, celui de « Petite Fleur » que tout le monde connait et qui fait dire à pas mal de gens «  Aaah ! J’aime le jazz parce que c’est sur la musique de Bechet que j’ai embrassé pour la première fois ! » C’est tout à fait paradoxal d’avoir un musicien qui est mésestimé à cause du succès qu’il a eu. Il y a un premier Bechet qui est le premier musicien dont on parle dès 1917/1919, c’est lui qu’on cite comme étant la démonstration du génie du peuple afro-américain. Nous, on pense à Armstrong, Jelly Roll Morton, mais ils viennent plus tard. Le premier texte en français sur le jazz vient d’un chef d’orchestre suisse, Ernest Ansermet, qui entend à Londres l’orchestre de Willie Marion Cook qui fut le professeur d’Ellington et dans lequel joue le tout jeune Sydney Bechet. Et Ansermet écrit à son sujet qu’il est le plus grand virtuose de la clarinette qu’il ait jamais entendu que cette musique est la musique de l’avenir. Bechet à l’époque est un génie d’inventivité, d’expressivité ; il est cité par tous les artistes de jazz comme une influence. L’orchestre de Duke Ellington se forme au début pour jouer la musique de Bechet, sans être sûr d’y arriver. Sa reconnaissance comme star du jazz ne rend pas justice à son rôle de grand créateur dans la musique de jazz. »

Ma définition du jazz.

« Le jazz est la musique qui me permet de jouer avec qui je veux quand je veux. C’est tout de même le propre de cette musique de se retrouver avec des gens dont on ne parle même pas la langue et avec qui on va faire de la musique, et parfois même de la très belle musique. Le jazz est finalement plus un état d’esprit qu’un style. »

 

Jean-Pierre Goffin (dos) & Raphaël Imbert (c) Charline Caron

Et tout ce qui n’a pas été dit…

Et Coltrane-le-Mystique ? On ne l’abordera pas par manque de temps, mais il ouvrira la partie concert de la soirée avec « Spiritual », un morceau de circonstance. Et les funérailles maçonniques à NewOrleans ? Et « la confrérie du souffle » où sont évoqués Albert Ayler, Eric Dolphy, Pharaoh Sanders, Miles Davis… ? Tout cela et bien d’autres choses se trouvent dans un livre extrêmement dense, qui pose sans doute des questions sans réponses (mais en apporte aussi certaines à des questions problématiques sur cette musique et à sa pensée) , qui joue beaucoup sur les paradoxes et les incompréhensions, mais qui donne un éclairage neuf et original sur le jazz en tant que forme artistique et miroir d’une société noire malmenée.

 

Raphaël Imbert, « Jazz Supreme : Initiés, Mystiques & Prophètes »

aux Editions de l’éclat, collection « philosophie imaginaire ».

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