Rhoda Scott, avec le temps…
RHODA SCOTT, avec le temps…
La grande organiste parle de son passé et de l’avenir à l’occasion de ses 80 ans.
Entretien réalisé par Jean-François PICAUT
Photos de Gérard BOISNEL
La grande organiste, Rhoda Scott, la « dame aux pieds nus » comme on la surnomme souvent, fêtera ses quatre-vingts ans le 3 juillet prochain. Toujours bon pied, bon œil, elle se produira à cette occasion sur la scène du Théâtre antique de Vienne avec son Rhoda Scott Ladies All Stars. Nous l’avons rencontrée à Jazz sous les pommiers pour un tour d’horizon rétrospectif et prospectif.
Rhoda Scott, vous voici de retour en Normandie où vous avez vécu. Vous y avez beaucoup d’admirateurs qui évoquent, non sans nostalgie, tout ce qu’ils ont partagé avec vous à cette époque. Et vous, quel souvenir en gardez-vous ?
D’abord, c’est une région très belle. J’ai beaucoup aimé vivre ici. La vie y est très agréable : ce n’est pas Paris… Mais ce n’est pas très éloigné, non plus !
Remontons encore dans le passé, si vous voulez ?
Volontiers, mais on en a pour longtemps, si vous souhaitez le parcourir jour par jour !
Non, non, je voudrais juste que vous me citiez trois ou quatre faits, des événements qui vous ont marquée.
La première chose importante, pour moi, c’est ma naissance. J’ai eu la chance de naître dans une famille remarquable qui aimait beaucoup la musique. La seconde, c’est la façon miraculeuse dont j’ai appris à lire, à déchiffrer la musique. C’était à l’église, je suivais les morceaux dans les livres de cantiques et tout d’un coup j’ai su quelles étaient les notes et à quoi elle servaient. J’ai compris le système des portées, la clef de sol et la clef de fa en même temps ! J’ai « tout compris », entre guillemets. C’est très important car c’est ça qui m’a lancée dans la musique, je n’avais ni professeur, ni leçon. Je suis restée autodidacte pendant très longtemps.
Et par la suite, quand votre carrière professionnelle a été lancée ?
L’important, pour moi, quand j’ai commencé à jouer, c’est ma rencontre avec Count Basie. Je jouais en trio avec un saxophone dans un bar dont il était la vedette principale. Il m’a entendue et il m’a invitée à venir jouer dans son club à New-York. J’y ai rencontré plein de grands musiciens, c’est ce qui m’a lancée dans le jazz. L’autre chose a été ma rencontre avec Eric Dolphy, une personne unique, exceptionnellement ouverte et gentille. Je n’ai jamais joué avec lui mais nous avons passé des jours et des nuits à discuter ensemble : c’était formidable.
L’orgue Hammond B3 est votre instrument depuis toujours .Comment l’avez-vous découvert ?
J’ai découvert l’orgue Hammond quand j’avais 7-8 ans et je n’ai jamais ressenti le besoin d’un autre instrument parce qu’il me permet de faire tout ce que je veux. Quand je joue, j’ai l’impression que ce que je produis vient de moi-même et non pas des touches. L’orgue chante pour moi. Je chante à travers mon orgue.
Vous avez accompagné de grands noms français. Il y a quelque chose de particulier entre le jazz et la France ?
Tous les musiciens américains savent que le jazz est bien accepté en France, c’est légendaire ! C’est vrai, on est bien reçus, on est bien considérés. Ce n’est pas comme aux Etats-Unis où on nous a longtemps regardés comme des bons à rien. Les choses, paraît-il, sont en train de changer. On me dit qu’ici, en France, maintenant, être musicien est vu comme un échec. Si c’est le cas, c’est triste. Mais jusqu’à maintenant on nous a jugés et estimés comme des artistes. C’est bien.
Ce que vous jouez touche souvent au sacré, au religieux. Votre musique a quelque chose à voir avec votre foi ?
Quand je joue, on entend une partie de mon histoire : l’église, le negro spiritual, le gospel… Je viens de là, c’est en moi, c’est moi. C’est bien sûr lié à ce que je crois.
Le gospel, le blues, le jazz, toutes les musiques afro-américaines ont souvent servi la cause des minorités noires aux Etats-Unis. A l’heure où l’Amérique du président Trump est tentée par un retour à une suprématie blanche assumée voire revendiquée, croyez-vous que les musiciens doivent avoir une expression politique ?
Je n’ai pas de tendance politique mais je crois à la force de la musique. Je pense que le seul fait pour des musiciens de traduire leurs racines possède un impact.
Venons-en, si vous le voulez bien, à votre actualité. Vous venez de sortir un disque, Blanc cassé, avec le saxophoniste Christophe Monniot. Comment cela s’est-il fait ? Y aura-t-il une suite à cette collaboration ?
Je ne connaissais pas Christophe Monniot. Je savais qu’il avait joué avec Daniel Humair et c’est une excellente référence. Je savais qu’il avait participé à beaucoup de projets intéressants mais je ne le connaissais pas. Lui, me sollicitait régulièrement au fil des années. Ce que je vais dire n’est pas méchant mais il m’a eue à l’usure ! Quand j’ai accepté, j’y ai mis une condition : ne pas répéter. Pour le premier concert, on a tout mis en place pendant les balances. Christophe savait exactement tout ce que je faisais. Il a intégré ce que je joue à sa propre musique qui est incroyable et ça a marché. Au deuxième concert, c’était encore mieux. Ce jeune homme a vraiment beaucoup de talent et, en plus, il a des oreilles ! Il a conquis mon estime. Je l’admire beaucoup.
De sorte que, s’il vous sollicite encore, vous serez partante ?
Nous avons déjà des projets ensemble, avec mon compatriote, le batteur Jeff Boudreaux, né à Bâton Rouge en Louisiane…. Donc, oui, avec plaisir.
D’autres projets avec d’autres musiciens ?
J’ai également un projet de CD, ce que je n’ai pas fait depuis un moment, avec ma formule de base : orgue et batterie. C’est une demande du public qui se plaint souvent de ne pas entendre beaucoup d’orgue dans ce qui sort. D’où ce projet où je jouerai de l’orgue accompagnée à la batterie.
En duo, par conséquent…
Je préfère dire en trio, car je joue aussi les basses avec les pieds !
Et cette formule que vous avez parfois pratiquée chez nous (en quartette donc !) orgue-batterie-guitare, ça vous tente ?
Je l’ai pratiquée, parfois, mais peu en vérité. C’est un peu énervant pour moi, ça dépend des guitaristes ! J’ai surtout fait un CD (The Look of Love – A Tribute to Burt Bacharach) avec Patrick Saussois avant son décès et un concert avec Christian Escoudé. C’est un musicien formidable et peut-être recommencerons-nous. Mais souvent les guitaristes et moi on se gêne. Ils ont l’habitude de jouer les harmonies et de laisser la ligne mélodique solo et les basses à l’orgue. Moi, j’utilise ma main gauche pour jouer les harmonies et ça peut être une source de conflit.
Mais vous avez également joué avec George Benson…
Oui, mais malheureusement nous n’avons jamais réalisé d’enregistrement. On s’est dit « Il va falloir finir par le faire ». Mais, ce n’est pas encore le cas.
C’est une chose qui vous plairait ?
Oui, énormément. J’aime beaucoup George. Je le connais depuis ses vingt ans.
D’autres projets peut-être ?
Oui, avec le Ladies All Stars. Nous aimerions réaliser un enregistrement. Ce soir, à Coutances, nous allons étrenner un tout nouveau répertoire. Nous aimerions en faire un album, à l’avenir.
Vous vous produisez donc ce soir avec votre Ladies All Stars, un sextette de femmes, jeunes et talentueuses, sur la grande scène du festival Jazz sous les pommiers. C’est vous qui avez choisi chaque membre de l’orchestre ?
Pas du tout, c’est Jean-Pierre Vignola, directeur artistique de jazz à Vienne, qui nous a mises ensemble à l’origine. Il fallait remplacer quelqu’un pour la « Nuit des femmes ». Il m’a demandé de venir avec un quartette féminin. Je lui ai dit que je ne connaissais pas de femmes en France et il m’a mise en relation avec Airelle Besson, Sophie Alour et Julie Saury. Après notre concert qui s’est très bien passé, on s’est dit « on ne va pas se quitter comme ça » car on était très bien ensemble.
Que vous apporte la présence de ce sextette à vos côtés ?
Rappelons d’abord leurs noms : Airelle Besson (trompette), Anne Paceo (batterie), Géraldine Laurent (saxophone alto), Julie Saury (batterie), Lisa Cat-Berro (saxophone alto) et Sophie Alour (saxophone ténor). Ce que ça m’apporte ? Ces jeunes femmes me gardent jeune. Elles me donnent des « coups de pied au cul » pour me pousser. Il faut que je suive, il faut que j’y aille ! Elles me donnent envie de me battre, quoi ! Il y a là tellement de talents sur scène que c’en est presque indécent ! C’est pour cela que je parle de « All Stars ».
Ça change quelque chose de ne jouer qu’avec des femmes ?
Je dirais non, mais si ! Ça change quelque chose car nous sommes bien ensemble, on a l’air de se comprendre… Souvent on dit : « Un groupe de femmes ! mais vous devez vous disputer… ». Eh bien non ! Nous n’avons jamais eu la moindre dispute. Nous avons commencé en 2004 et pas une dispute. Nous nous sommes entendues et nous nous entendons toujours à merveille, même à sept. Je trouve que c’est formidable. Peut-être que ça se fait aussi avec les hommes. J’ai joué dans des groupes mixtes qui marchaient bien. Mais dans ce groupe féminin, il y a une solidarité, une « fraternité » si j’ose dire qui est très, très forte.
Vous préférez le quartette ou le septette ?
Ce soir, c’est notre premier concert en septette : j’aurai plus de choses à vous dire après le concert !