Sascha Ley, au nom de l’art
Artiste pluridisciplinaire, vocaliste, improvisatrice, actrice, poète polyglotte et performeuse, Sascha Ley est née en Allemagne et vit à Luxembourg. Ses projets sont toujours aux intersections du jazz, de l’improvisation libre, du folklore imaginaire, de la musique classique et des musiques actuelles. Elle a fait partie du groupe Kalima, performe en solo (« In Between »), en duo avec Laurent Payfert ou Georg Ruby, et encore en quartette avec Jean-Pascal Boffo et Murat Öztürk. Comme elle est trop peu connue de ce côté-ci de la frontière, il était temps de braquer les projecteurs sur cette artiste hors normes.
«Je ne peux pas dire que j’avais horreur des profs, mais j’ai toujours eu un peu de mal avec l’académisme.»
On a parfois du mal à te situer, à savoir si tu es actrice, performeuse, chanteuse, danseuse, musicienne. Comment es-tu arrivée dans ce milieu artistique ?
Sascha Ley : Tout cet univers m’a toujours fascinée depuis que je suis enfant. Je me rappelle, à l’âge de deux ans, avoir été extrêmement touchée par les sons, par certaines musiques et par les langues. J’étais plutôt attirée par la musique chantée, mais pas seulement. A l’époque, « Take Five » passait souvent à la radio. Et puis, je regardais beaucoup de films, car on allait souvent au cinéma avec ma maman. J’adorais les musicals, les anciens, avec Fred Astaire. Je me disais que c’était ce que je voulais faire. Et je voulais devenir actrice parce que je pensais qu’elles pouvaient tout faire : jouer, chanter, danser.
Entre vouloir le faire et y arriver, il y a un parcours, un apprentissage. Des académies, des conservatoires ?
S.L. : Je ne peux pas dire que j’avais horreur des profs, mais j’ai toujours eu un peu de mal avec l’académisme. J’ai commencé à l’âge de 5 ans à apprendre la flûte avec une amie de la famille et à lire les notes en jouant. À l’âge de 9 ou 10 ans, j’ai pris de vrais cours de piano. Au Luxembourg, lorsque nous y sommes arrivées, ma mère m’a inscrite au conservatoire. Mais le fait de devoir d’abord faire du solfège avant de pouvoir jouer avec ton instrument était incompréhensible pour moi. Deux heures de solfège pour une demi-heure de piano, c’était pénible. Je suivais aussi des cours de rattrapage, à l’école, pour apprendre le français. Tout d’un coup, j’avais la semaine remplie et plus aucune liberté. Quand j’ai commencé à avoir des amis, vers 14 ans, j’ai tout laissé tomber. Je jouais encore sur le vieux piano de la maison, pour le plaisir, surtout. Puis, j’ai commencé à faire de la danse. Avec une amie, on allait voir tous les spectacles de danse. Surtout les danses contemporaines. Je ne savais pas encore pourquoi j’adorais ça. Mon beau-père, qui est entré dans nos vies quand j’avais 12 ans, était très mélomane et amateur de musique classique. Avec lui, j’ai aussi appris à visiter les galeries, les musées. On avait quelques amis artistes. C’était un monde à côté de l’école et des amis que j’adorais.
«Je n’ai jamais eu la chance d’avoir un tuteur mais plutôt la chance de n’en avoir pas eu.»
Et un jour, tu es montée sur scène.
S.L. : J’ai commencé le théâtre après le lycée. J’étais assez timide et très respectueuse des artistes, car c’est cela que je voulais faire. J’ai eu un premier grand rôle quand j’avais 18 ans. C’est une très belle pièce en allemand. Tout le monde avait déjà beaucoup d’expérience et était quasiment professionnel. On attendait beaucoup de moi et j’étais exposée aux critiques. C’était une drôle de sensation. J’ai repris le conservatoire pour m’améliorer, faire de la danse contemporaine, du saxophone, du chant, du piano, des percussions. Mais après trois mois, j’ai à nouveau tout quitté, un peu dégoûtée par un prof de chant qui m’a cassée. Je suis allée travailler six mois en Turquie, dans un petit club du style Club Med. J’avais un deal avec le gars, car moi, je voulais devenir artiste ! Alors, j’ai travaillé toute la journée et je devais assurer le spectacle le soir, mais pas les jeux. On a quand même réussi à faire de chouettes trucs. Je suis revenue et j’ai jobbé un peu ici et là pour gagner ma liberté. Ma mère voulait que je fasse un métier sérieux, alors j’ai étudié les langues en pensant devenir interprète ou professeur. Je parlais bien français, italien, anglais, allemand. Mais j’ai eu un accident très grave, une voiture m’a renversée. J’avais les vertèbres cassées. Et là, j’ai pensé, lorsque je me suis réveillée à l’hôpital, presque morte : « Tu n’as même pas vraiment essayé de faire ton propre truc ». Pendant ma rééducation, j’ai recommencé à travailler dans des bistrots, puis j’ai eu un job dans un théâtre comme assistante à la mise en scène ou accessoiriste. J’ai même pu jouer. On m’a offert le piano qui traînait là et sur lequel je chantonnais régulièrement. J’ai demandé à des amis musiciens de jazz de m’accompagner. Je suis allée à Amsterdam pour apprendre à chanter, mais j’ai eu des nouveaux engagements au théâtre et ma prof de chant, avec qui je m’entendais bien, m’a poussée à faire mon truc. Elle m’a dit : « Apprends à savoir ce que tu fais ! ». Et j’ai compris ce que voulait dire cette merveilleuse phrase. Je n’ai jamais eu la chance d’avoir un tuteur mais plutôt la chance de n’en avoir pas eu.
Qu’est-ce qui te motivait dans cette soif d’apprendre ?
S.L. : Vouloir communiquer, envie de dénoncer… Je pense que c’est vraiment une philosophie de vie. Une grande résilience. Je sais qu’il y a une grande beauté dans toutes les choses, il faut se battre pour ça.
De la musique, du chant, l’écriture, du théâtre, tu mélanges toutes les disciplines. Il n’y a pas de frontière.
S.L. : Quand j’étais ado, l’idée de créer un théâtre complet me paraissait très attirante, intégrer plein de formes dans les spectacles. Ça me passionnait. J’ai retrouvé ce besoin avec le lockdown en 2020, ce moment où le monde s’est arrêté. Il y avait beaucoup de temps et pas de moyens de se produire sur scène. J’ai redécouvert le dessin, les collages comme ceux que je faisais avant, quand j’avais le temps. Il faut le trouver, le temps, il faut retrouver de l’espace.
Comment arrives-tu, maintenant, à manager toutes ces disciplines ?
S.L. : Je m’oblige à faire une chose après l’autre. Je m’impose deux ou trois semaines pour faire mes résidences privées. J’écris. En conséquence de cette période Covid, par exemple, j’ai travaillé avec des collègues sur une pièce qui devait être uniquement sonore au départ. Avec des collages filmés. On a échangé via Zoom et on ne savait pas si on allait un jour monter sur scène. Mais finalement il y a eu des représentations pour « Onirisée ». J’ai pris tellement de plaisir à écrire, chanter, jouer, mais aussi surtout à refaire des collages. Bref, je m’exprime. Comme une actrice qui utilise tous les moyens
La première fois que je t’ai vue, c’était Gaume Jazz en 2018, et cela a été une révélation pour moi.
S.L. : C’était une demande de Jean-Pierre Bissot qui m’avait vue avec le contrebassiste Laurent Payfert. Il m’a proposé de faire un solo. Je faisais déjà des impros de quinze ou vingt minutes mais je n’avais pas de programme. Au Gaume, c’était la première fois que je faisais ça, de cette façon. Uniquement avec la voix et des petits jouets dont je transforme le son. Et puis il y avait une mise en espace et des textes souvent improvisés. A la suite de cela, Georg Ruby, le pianiste qui a fondé le label JazzHausMusik à Cologne, m’a demandé si je voulais enregistrer un album solo dédié à la musique électronique, au jazz et à l’improvisation. J’ai donc fait « In Between ».
Tu parles beaucoup d’improvisations. Comment prépares-tu le spectacle ? J’ai ce souvenir incroyable, dès l’entrée de l’église de Rossignol, d’avoir été happé par l’artiste. J’ai rarement ressenti cela.
S.L. : Il faut se mettre dans un certain état d’esprit. Savoir un peu où tu vas. Ça se travaille à la maison, à essayer, à jouer, à trouver du vocabulaire. Prendre des repères. C’est difficile à expliquer. C’est un peu comme un blind date avec un public qui ne sait pas ce qu’il va voir ni entendre. On a quand même un peu le tract. Il faut écouter l’espace, l’ambiance. Tu vas sur scène. Et tu es déjà là. Et puis, le premier son que tu développes t’emmène, au fur et à mesure.
«Il ne faut pas avoir peur du beau.»
C’est une chose que tu as apprise ? Car il y a des règles, quelques balises, des manières de construire.
S.L. : Il y a de ça, j’ai appris. La première rencontre était avec un ami batteur qui faisait de la musique improvisée. Il m’a fait écouter beaucoup de sons et de musiques, comme celles de John Zorn. Je l’ai revu lorsque je suis allée trois mois à Mumbai pour apprendre le chant et la philosophie indienne avec Dhanashree Pandit-Rai. J’ai aussi fait des masterclass avec Shelley Hirsch qui m’a fortement inspirée. Avec Meredith Monk aussi. Avec elle j’ai compris que ce que je faisais avait du sens. Parce qu’il y avait des danseurs et des musiciens qui utilisaient la voix pour diriger l’improvisation. Ce que je fais, peut-être plus que de l’improvisation libre, c’est plutôt de la composition instantanée. Pour ne pas aller dans tous les sens, pour garder un équilibre, savoir un peu où je vais et quand même me laisser surprendre. Moi ce que je cherche, c’est la liberté qui unit. Si je veux rentrer dans un rythme ou un groove, et que cela fait du bien, restons-y un peu. Pourquoi vouloir le casser si c’est beau. Restons dans une mélodie, travaillons avec les tensions, les oppositions. Il ne faut pas avoir peur du beau.
C’est comme cela que ça s’est passé pour « Axis Mundi », le dernier album en quartette ? C’est parti d’une conversation, d’une idée, un message, une intention ?
S.L. : L’idée était de travailler ensemble avec Laurent, en sachant qu’on avait déjà enregistré chez le guitariste, compositeur et sound designer, Jean-Pascal Boffo et joué avec Murat Öztürk dans d’autres programmes, et en particulier sur notre dernier disque en duo « It’s Alright to be Everywhere ». On les avait invités pour la dernière pièce qui était plus jazz. Jean Pascal avait mixé et ajouté quelques « Sound processing » pour l’occasion. C’était très intéressant car je devais rebondir sur mes propres impros. Je voulais tenter cela en live. Murat, lui, a un son merveilleux au piano et un sens de la mélodie et de l’harmonie. C’était très intéressant de travailler avec lui pour définir un cadre harmonique et rythmique.
Et vous avez travaillé combien de temps pour cela ? Es-tu arrivée avec des idées, des compos, une trame ?
S.L. : Laurent et Murat voulaient partir de compositions anciennes, plus écrites. J’ai refusé. Je voulais qu’on improvise et qu’on construise ensemble. On s’est retrouvé en studio et on a enregistré quatre ou cinq heures le premier jour. On s’est retrouvé le lendemain, toujours sans répéter, à jouer, s’amuser, échanger, chercher. On a fait quelques impromptus. J’écrivais quelques textes. Puis on a chanté spontanément le standard « Everytime We Say Goodbye », qui est tellement beau. J’ai vite retrouvé les paroles sur le net avec mon smartphone, en espérant que personne n’appelle à ce moment-là. Ça a marché. Jean-Pascal a fait un mix et nous a envoyé tout ça.
Dans le disque, il y a toute une histoire qui se construit. Il y a une colonne vertébrale. Comment est-elle venue ?
S.L. : J’ai quand même attendu un mois avant d’écouter les prises. J’étais en Inde. Il y avait plus de trois heures de sons. J’ai proposé une dramaturgie que l’on a un peu discutée, un peu changée. On a trouvé le développement qui nous correspondait, car c’était nous, nos inventions, nos personnalités, nos énergies féminines et masculines. Notre attitude à rester ouverts, à se laisser aller comme dans une discussion, sans avoir peur de dire une connerie. Tout est question de confiance.
Vous vous connaissez bien. Comment vous êtes-vous rencontrés ?
S.L. : J’ai rencontré Laurent dans les années ’90. On avait un groupe d’acid jazz, pendant deux ans, avec André Dziezuk, qui compose maintenant beaucoup de musiques de film. Laurent jouait la basse électrique et de la trompette aussi. Je l’ai un peu poussé à jouer de la contrebasse. Lui me poussait à prendre plus de place au chant. Ensuite, chacun est parti dans ses projets personnels et Laurent vers l’impro. On s’est retrouvé bien plus tard, lorsque j’avais fait un programme de jazz cabaret “Femme totale” et que notre contrebassiste, Jeannot Sanavia, a dû abandonner suite à un accident. Laurent a accepté de nous rejoindre. On a créé notre duo lors d’une mini performance de fin de tournage du film « Hannah Arendt » de Margarethe Von Trotta, dans lequel j’avais tourné.
«C’est devenu un peu difficile pour les nouveaux projets depuis notre cher Corona. Il y a des listes d’attente qui mettent du temps à se résorber.»
Quant à Jean-Pascal Boffo et Murat Öztürk ?
S.L. : J’ai rencontré Jean-Pascal lors de l’enregistrement de « It’s Allright to be Everywhere » en 2019. Et Murat via Laurent, qui jouait avec lui en quartette et qui m’avait invitée à les rejoindre.
Il y a aussi le pianiste Georg Ruby avec qui tu as également fait un duo récemment ?
S.L. : Il a produit mon album solo et le duo avec Laurent. J’ai aussi joué avec lui dans « Saluti a Peppino » de Village Zone, avec Stéphane Goldbach et Daniel Weber. Qui sont tous les deux fabuleux dans l’impro et le free jazz. Stéphane Goldbach est vraiment un monstre de la contrebasse. Georg Ruby m’a recontactée plus tard pour enregistrer un duo en hommage à l’actrice allemande Hildegard Knef.
Pour quelle raison, Knef ? C’était sur une date anniversaire ?
S.L. : Non, juste pour sa personnalité et son talent. On avait cherché à faire quelque chose en piano voix. J’avais dit Kurt Weill, mais il y a avait déjà assez de projets autour de lui. Georg m’a dit : « Tu aimes bien aussi Hildegard Knef ? ». J’avais déjà fait quelques reprises de ses chansons pour « Femme Totale », j’ai dit OK. Il n’y a eu, jusqu’à présent, que cinq ou six concerts seulement. C’est devenu un peu difficile pour les nouveaux projets depuis notre cher Corona ! Il y a des listes d’attentes qui mettent du temps à se résorber. C’est un peu pareil pour « Axis Mundi », pour lequel, en plus, je n’ai pas de label, je fais tout moi-même. C’est complexe. C’est dommage, parce que c’est une œuvre dont je suis très fière et déjà très heureuse d’avoir pu en faire un disque.
Quels sont tes autres projets, sur quoi travailles-tu encore ?
S.L. : Là, j’ai ralenti un peu. Mais je cherche des concerts, bien sûr. J’avais besoin de ça après les dernières années qui étaient très remplies. C’était super, mais intense. Je suis bien avec tous ces projets. Je vais les faire vivre. Je vais jouer ce solo de « Cosmos (Not Enough) ». Je vais le jouer en automne, en Allemagne et au Luxembourg. J’espère ailleurs aussi ! Et puis, je pense écrire une nouvelle pièce dans laquelle je vais pouvoir mélanger le théâtre, la musique et la danse. Ce sera vraisemblablement avec une actrice, qui fait aussi de la musique, et deux danseuses. Ça parlera de quelque chose de personnel et intime… mais aussi très universel. De femmes, de leurs envies et, même si je ne sais pas si je peux définir cela comme ça, des contraintes… Mais ça se verra de toute façon.