Stefan Keune, Dominic Lash & Steve Noble : And Now
FMR Records – Catalogue CD583-0520
Si vous aimez l’Albert Ayler des improvisations explosives des albums « Spiritual Unity » et « Prophecy », l’Evan Parker des seventies-eighties, le Brötzmann arc-bouté sous le déluge percussif d’Han Bennink ou le Mats Gustafsson d’avec Gush ou Lovens, vous trouverez ici la pièce à conviction ultime. Il n’y a pas de ligne « mélodique », seulement des articulations du son frénétiques, des morsures de bec et d’anche, un souffle destroy de cracheur de feu. Le style de Stefan Keune est voisin de l’Evan Parker vitriolé et explosif, lorsqu’il jouait en duo avec Paul Lytton ou Derek Bailey, ou en trio avec Alex Schlippenbach et Paul Lovens, ou de l’extraordinaire Michel Doneda au sax soprano. Après les dix premières minutes volcaniques de « Well Then » (26:48), s’installe un dialogue égalitaire où les sonorités détaillées explorant les marges de l’instrument créent une vision kaléidoscopique du flux musical. Lorsque se pointe une forme mélodique au sax ténor, cela devient le prétexte pour doubler ou tripler les coups de langue sur le bec et utiliser des doigtés « fourchus » qui ouvrent le champ à la multiplication de fragments mélodiques concassés et superposés, comme si la colonne d’air en ébullition était sur le point d’exploser avec une projection d’éclats suraigus et très brefs grognements dans le grave ou le médium. On songe alors à l’éthique du Spontaneous Music Ensemble comme le documente « Face To Face » avec le percussionniste John Stevens et Trevor Watts au sax soprano. Je me concentre sur la description du saxophoniste car, même si cette musique est égalitaire et collective, il s’agit bien d’un trio du saxophone ténor, dont les particularités expressives et expressionnistes colorent et définissent leur univers musical. Sous-jacentes à cette déferlante de sons pointillistes, harmoniques suraiguës, sauts de registres, frictions de timbres, exaspérations d’un souffle chirurgical, on perçoit des constructions harmoniques complexes et des variations de doigtés intelligentes, qui rendent son improvisation captivante et vous tiennent en haleine.
Durant les quinze dernières minutes de « Well Then » et le début de « Whatsoever » (16:31), le trio construit des flux renouvelés où chaque improvisateur est plongé dans une écoute mutuelle intense en échangeant et partageant leurs recherches individuelles de sonorités, de mouvements et de lignes / courbes / points avec un sens de l’ouverture, une dynamique plus proche du mezzo piano que du forte / fortissimo, registre obligé du hard free-jazz. Toutefois, la lave couve sous la cendre : on sent que les esprits s’échauffent et tout-à-coup, le moteur s’emballe au régime maximum, la batterie de Steve Noble éclate, et le souffle dément de Stefan Keune hache menu le son orgiaque du ténor . L’expressionnisme nihiliste maximum est cisaillé par son articulation délirante, envoyant dans l’espace scories, notes écrasées, déchirures du timbre, éclats d’une exceptionnelle brièveté. Les tripes à l’air. C’est la notion du temps qui se fracasse.
Keune, Lash & Noble (source Wikimedia)
Dans le troisième et dernier morceau, « Finally » (23:18), le trio remet le couvert en renouvelant l’ordonnancement des échanges. La contrebasse acquiert plus d’espace et on découvre que le jeu de Dominic Lash se nourrit subtilement de la rhétorique du saxophoniste en l’adaptant aux caractéristiques du grand violon. Le batteur organise avec soin des vagues percussives en crescendo sur le long terme, alternant ses accents et espaces blancs en coordination étroite avec les lames de trilles hasardeuses du souffleur, celui-ci toujours impliqué dans son style spasmodique mais avec de belles nuances. Au fur et à mesure que les minutes s’écoulent, la tension monte inexorablement, le jeu devient de plus en plus fourni, intense assez près d’une éventuelle déflagration finale. Steve Noble dose son travail machiavélique en surveillant étroitement la cocotte-minute qui semble menacer, chauffée à blanc. Les énormes pizzicati de Dominic Lash retiennent l’ensemble à la surface du sol, et vers la seizième minute, le contrebassiste joue seul un moment, puis initie un échange pointilliste avec le souffleur où il explore les vibrations des cordes à l’archet avec un travail remarquable sur le timbre, les harmoniques, filant et cardant le son, percutant la touche, alors que Keune sollicite des suraigus à peine audibles sur une ou deux notes triturées à l’extrême.
C’est presque dans un silence fantomatique que disparaît la musique, se réduisant dans un decrescendo spontané, mais joué de mains de maîtres. C’est sans nul doute, une des performances collectives d’improvisation radicale impliquant un sax ténor, celle-ci aussi violemment expressionniste et spontanée qu’austère et méthodique, les plus étonnantes qu’il m’a été donné d’écouter par le biais d’un enregistrement, dont la réécoute permet la compréhension de son cheminement et l’analyse du processus précis. Fascinant ! Le trio Keune/ Lash/ Noble a déjà un solide opus vinyle chez No Business (« Fractions ») dont il prolonge et améliore la facture et les procédés avec cet exceptionnel « And Now ». J’ajoute encore que si Steve Noble est fort sollicité par une kyrielle de poids lourds de la scène (Evan Parker, Alan Wilkinson, Joe McPhee, Peter Brötzmann, Alex Hawkins, Alex Ward, Yoni Silver etc…) et Dom Lash pareil, avec de nombreux projets (Alex Hawkins, Alex Ward, Pat Thomas, Mark Sanders, Tony Buck, Tony Bevan, Chris Cundy), l’évolution discographique / événementielle de Stefan Keune est clairsemée MAIS parsemée d’albums incontournables, entre autres, avec le guitariste John Russell (« Excerpts and Offerings » / Acta et « Frequency of Use » / NurNichtNur ), le contrebassiste Hans Schneider et le batteur Achim Kramer (« The Long and the Short of It » / Creative Sources et « No Comment » / FMP) et en solo (« Sunday Sundaes » / Creative Sources). Un album duo avec Paul Lovens, « Live 2013 » / FMR et cette pièce d’archives de 1993, « Nothing Particularly Horrible » / FMR avec Russell, Schneider et Paul Lovens. L’intérêt de l’auditeur curieux sera récompensé car, d’un de ces albums à l’autre, on l’entend au sax alto, au sax sopranino (engin difficile), au ténor et au baryton et toujours aussi pertinent ! Je vous dis, un client ! (Discographie de Stefan Keune)
Cet album intéressera aussi ceux qui apprécient Mats Gustafsson, en étant un peu égarés (et désappointés) dans sa trop abondante production. C’est pourquoi je décrète, qu’en la matière de saxophone free à l’arrache ou au détail, suivez Stefan Keune, vous ne serez pas déçu (tout comme avec Urs Leimgruber et Michel Doneda) ! Ses quelques enregistrements fabuleux resterons toujours à la portée de votre petit portefeuille ou sur un coin choisi de votre étagère sans être envahi et vous aurez le loisir de les apprendre par cœur. La musique du cœur en fait !
Jean-Michel Van Schouwburg