Stéphane Galland, intuitions…
Les intuitions de Stéphane Galland
La rue de Stassart est dans la mémoire de tous les « vieux » fans de jazz de Bruxelles. C’est là que se trouvait le mythique « Pol’s Jazz Club » fondé par le truculent Pol Lenders. Imaginez que John Coltrane, Count Basie ou Dexter Gordon sont passés par là ! Aujourd’hui, plus de club de jazz, mais un petit resto sympa « God Save The Cream » où j’ai rendez-vous avec Stéphane Galland pour parcourir une carrière déjà impressionnante, le temps d’un muffin à la truite fumée et d’une salade variée n’aura pas suffi… On a débordé sur l’après-midi…
Propos recueillis par Jean-Pierre Goffin
Photos de Arnaud GHYS
Tu as grandi et fait tes premiers pas dans la musique avec Eric Legnini. Quel souvenir en gardes-tu ?
On se connaissait bien avant de jouer ensemble ! La mère d’Eric donnait des cours au Conservatoire de Huy et la mienne y suivait des cours de piano et d’harmonie. A cette époque, nous suivions déjà tous les deux des cours de musique. Et puis un jour, nous devions avoir dix ou onze ans, nous sommes passés devant la classe de jazz de Sébastien Jadot, nous avons écouté et nous nous sommes dit que c’était génial. Sébastien voyant deux petits jeunes que ça intéressait nous a dit de venir et qu’on formerait un petit groupe de jazz ! Eric et moi suivions peut-être les cours depuis un an à ce moment-là, Eric au piano et moi aux percussions. Sébastien venait avec des morceaux, il nous expliquait comment ça fonctionnait, il y avait beaucoup d’ouverture d’esprit là-bas : lors des auditions, ça se terminait par un morceau de jazz d’Eric et moi en duo, genre « Mr PC », cet esprit ne courait pas les rues à l’époque. On était très bien entouré.
Et vous vous mettez à jouer ensemble très vite.
A douze-treize ans, on jouait déjà sur les places de village, dans les cafés, on avait le jazz quartet 47, parce qu’on répétait dans la salle 47. On jouait sans contrebassiste car il n’y en avait pas au début, et ça a été un bel entraînement de jouer sans basse pour apporter les fondamentales, garder le rythme…
Et Jean-Louis Rassinfosse est arrivé plus tard.
Oui, on allait au stage des Lundis D’Hortense, à 13 ans déjà ,avec Aldo Romano, à Dworp aussi où Dré Pallemaerts a été une grande rencontre pour moi. Aux LDH, à la jam du soir, c’était le pied et c’est là qu’on a fait connaissance avec Jean-Louis Rassinfosse, avec Richard Rousselet,… On a alors demandé à Jean-Louis si il voulait bien jouer avec nous.
Vous avez beaucoup joué avant d’enregistrer, notamment de nombreuses fois à Huy au « Quadrilatère » et à « Ca Jazz à Huy ».
Oui, on existait depuis un bon moment quand on a fait l’enregistrement. On ne s’attendait à ce qu’on enregistre, mais c’était très motivant, ça s’est passé au studio Caraïbes avec Daniel Léon. On était pas mal influencé par le trio de Keith Jarrett et moi particulièrement, j’étais à fond à l’écoute de Jack DeJohnette, il y avait du Chick Corea aussi… Cet album, c’est quelque chose qui fait passer un stade, ça enracine, l’édifice se construit, on se dit que c’est parti.
La participation de Fabrizio Cassol, de Michel Massot et Pierre Vaiana a un peu surpris à l’époque ceux qui vous voyaient surtout en trio.
L’influence de Fabrizio Cassol a été déterminante pour nous deux : nous avions treize ans et lui dix-huit lors de notre première rencontre, il nous faisait écouter plein de disques, de Miles, de Coltrane… On s’est perdu de vue, puis lorsqu’on s’est revu pour jouer, il est arrivé avec des compositions qui n’étaient pas en quatre temps, c’était un challenge qui s’est mélangé avec le trio, nous jouions parfois des concerts en quintet assez délirants, notamment au Travers. Avec les souffleurs sur le disque, il y a des parties rythmiques qui annoncent le jeu d’Aka Moon, mais je ne me posais pas de questions sur ma façon de jouer, on progressait au feeling.
Vient alors la longue période Nasa Na, deux années de concerts au Kaai.
Oui, si on s’en tient aux grands moments, c’est ça. Nasa Na a été vraiment un moment salvateur pour moi. J’ai fait énormément de concerts après mes dix-huit ans et à un moment donné, j’ai perdu le goût, je me suis dit « zut, qu’est ce que je vais faire ? » C’était un drôle de sentiment. J’ai alors rencontré Pierre Van Dormael au moment où le Kaai venait de s’ouvrir à Bruxelles, et on s’est mis à répéter ses compositions. Là tout d’un coup, je me suis retrouvé face à une musique qui était complètement nouvelle, pour laquelle je n’avais pas de références, comme une terre promise. Cette vision de Pierre qui était très novatrice m’a reboosté et Nasa Na a été pour moi un des tournants les plus importants dans ma vie : c’est à partir de là que j’ai commencé à développer un style personnel, avec des mesures impaires, un style qui n’était pas imposé. C’est une rencontre fondamentale dans ma vie. Pierre est venu illuminer mon chemin, « LOBI » lui était d’ailleurs dédié. Nous jouions toutes les semaines au Kaai, un lieu très ouvert. Nous n’étions pas payés, le public ne payait pas et ça nous a permis de répéter pendant des années, nous étions là pour la musique, c’était exceptionnel, on a fait des centaines de concerts en ce lieu, peu à l’extérieur, je me souviens de concerts au Sounds, au Festival « Jazz à Liège », à Louvain-la-Neuve où je me souviens qu’un gars en pyjama est venu se plaindre qu’on jouait trop fort ! Nasa Na s’est terminé avant que Pierre ne parte en Afrique, à Dakar où il a enseigné. Et Aka Moon est né pour de nouvelles aventures.
C’est aussi au Kaai que débute le trio.
Aka Moon débute sur le même schéma, avec quatre ans de concerts au Kaai. Mais notre premier disque est sorti assez vite. En répétition, on triturait les thèmes qui était improvisés, il y avait beaucoup de figures rythmiques complexes, des mesures composées, de la polyrythmie, on superposait du 10 sur du 7, du 4 sur du 7, on mélangeait les morceaux, on développait des réflexes étonnants : si l’un faisait un signe pour changer de morceaux, les autres suivaient, c’était hyper-excitant pour nous et pour le public.
Vous avez eu des rencontres marquantes avec Aka Moon.
La première fois qu’on a joué avec Doudou N’Daye Rose, c’était incroyable, aussi avec Shivaraman qui reste mon maître au niveau du rythme, comme au niveau du jeu. Non seulement il a une science rythmique phénoménale, mais aussi une énergie qui me rappelle Elvin Jones lorsque je l’ai vu la première fois. Ce sont des gens comme un soleil matérialisé. C’est difficile à dire quelles ont été les collaborations les plus marquantes d’Aka Moon… Avec DJ Grasshoppa, c’était aussi étonnant dans un autre univers, avec Oumou Sangare qui est une chanteuse incroyable, avec les Américains comme Robin Eubanks, David Gilmore, aussi avec Magic Malik… Il n’y a aucune collaboration que je n’ai pas trouvée utile.
Pendant ses années passionnantes, tu trouves le temps d’entrer dans d’autres projets.
J’ai beaucoup joué avec Nguyen Lê avec l’album « Songs of Freedom ». Un autre univers mélodique et rythmique que j’ai découvert, c’est avec Dhafer Youssef : en fait, je ne le connaissais pas et j’ai dû remplacer Mark Giuliana dans son groupe, il y avait Tigran Hamasyan aussi dans cette formule. J’ai changé ma manière de travailler à cette époque parce que dans le même mois, j’ai joué avec Nguyen Lê et avec Dhafer Youssef : c’était rythmiquement très lourd et jusque là, je travaillais très peu ma batterie, j’écoutais les morceaux et je les jouais… Sauf que là, je sentais qu’il y avait trop de challenge. J’ai commencé à travailler avec un ordinateur, avec une batterie électronique, ce qui m’ a fait beaucoup évoluer. Avec Dhafer, il y avait un solo de batterie sur une mesure à 39 temps. Avec Nguyen, c’était très différent, il y avait des arrangements très précis qu’il fallait respecter, ce que je ne connaissais pas avec Aka Moon où c’était très instinctif, on se connaissait tellement.
Ces collaborations t’ont ouvert de nouvelles portes.
Oui, ce sont deux collaborations qui m’ont beaucoup aidé pour la suite. Avant ces deux rencontres, ça allait tout seul, sans trop réfléchir. Et je me suis rendu compte que je retirais beaucoup de choses de ces expériences, je suis entré dans la pratique plus intense, plus profonde.
Dans ton parcours de professeurs, ça t’a aidé ?
Encore maintenant dans le processus d’enseignement, je me mets face à ça : si un élève veut travailler quelque chose pour lequel je n’ai pas développé en profondeur, j’y vais avec lui, je me mets à travailler de nouvelles choses. Le fait d’être dans des situations de rencontres très différentes, avec des musiciens africains, indiens, des Balkans… au début on a l’impression d’être un débutant total, ça prend du temps à intégrer les choses. Maintenant, le fait d’avoir pratiqué tellement cette diversité me donne une grande confiance par rapport à des élèves qui viennent avec un bagage inhabituel. Ça me donne plein d’outils pour aborder des musiques différentes, ça enrichit le vocabulaire et la technique. Même là, je remets en cause jusqu’aux fondements de la technique que j’ai apprise. Et souvent à cause ou plutôt grâce à des élèves, je me dis parfois que ce qu’un élève fait pourrait être intégré dans mon jeu. Voir la richesse qu’il y a chez chacun, c’est important. J’ai de super batteurs qui viennent suivre les cours chez moi parce qu’ils savent qu’ils ne vont pas être brimés, et qui évoluent très bien sur la scène belge : Antoine Pierre, Lander Gyselinck, Samuel Ber, Jérôme Klein, Jens Bouttery… Beaucoup sont sortis avec le prix Toots Thielemans. Voir leur super carrière, c’est génial… Lander joue maitenant avec Michel Portal qui l’avait découvert dans le Lab Trio. Ça me motive beaucoup de sentir qu’une personnalité se déploie et s’affirme.
Dans les derniers projets d’Aka Moon, il y eu ce fameux « Scarlatti Book ».
J’ai adoré ce projet. A jouer « live », c’était magnifique. Il y a un bel équilibre dans ce projet. C’est le génie de Fabrizio d’arriver à revisiter un compositeur, à comprendre le principe de la construction d’un morceau et faire son chemin dedans. C’est génial d’entendre la citation pure et d’entendre la créativité qui vient autour.
Une expérience dont tu as peu parlé, mais que le public retient, c’est celle avec JoeZawinul.
C’était à la fois génial de collaborer dans le groupe de Joe et en même temps un peu frustrant parce que quand j’ai intégré le groupe, les compositions étaient déjà prêtes. Je suis venu en remplacement de Paco Sery, j’ai dû un peu m’adapter à ce qui était fait. J’étais donc là, mais pas à 100%, pas vraiment impliqué. Aux soundchecks, on faisait souvent des impros que Linley Marthe et moi entamions puis Joe entrait dedans et on faisait des trucs que je trouvais intéressants. A un moment, j’ai dû me faire remplacer parce qu’il y avait des concerts importants avec Aka Moon, ce qui était essentiel pour moi. Joe l’avait accepté au départ, mais m’a bien fait sentir que ça ne pouvait durer comme ça. Quand on a fini la tournée, je lui ai demandé si je serais repris, et je n’ai plus eu de nouvelles. Ca l’a fort dérangé que je ne donne pas la priorité à son projet, ce que je peux comprendre, mais d’un autre côté, il y a plein de degens qui ne comprenait que j’hésite, mais d’un autre côté, je n’y trouvais pas vraiment mon compte : je me retrouvais à jouer avec une super star, un mec que j’admire, et en même temps je ne me sentais pas 100% moi-même et je ne me développais pas comme je le souhaitais. Cela allait m’amener à jouer devant le monde entier, mais sans être vraiment comme je suis. Ça a changé la vision de plein de gens par rapport à moi, ça en imposait.
Ton passage chez lui t’a tout de même appris beaucoup de choses.
J’ai aussi appris beaucoup humainement. C’était quelqu’un d’exigeant, surtout avec les batteurs. On m’avait prévenu qu’il avaiit fait pleurer plein de batteurs…. Lorsque Peter Hertmans a dit à Billy Hart que j’allais jouer avec Joe Zawinul, il m’a dit de faire attention car il était dur dans ses remarques, et je prenais Joe 100% au sérieux… C’était parfois contradictoire… J’ai appris avec lui qu’il fallait parfois s’opposer à quelqu’un, ce que Linley faisait très bien et Joe lui foutait la paix… ça ne changeait rien au respect que j’avais pour lui. J’ai compris qu’avec des gens comme ça il faut apprendre à marquer son terrain.
Comment s’est passé ta rencontre avec Ibrahim Maalouf ?
J’ai joué avec énormément de musiciens et j’ai eu très peu d’expériences où je me suis dit je ne le ferai plus… Et ça c’est sans doute dû au fait que je n’ai jamais cherché à avoir du boulot pour du boulot, je préfère attendre que la bonne circonstance se présente et pour moi ça a toujours fonctionné. Si on pense de manière purement matérielle, j’ai fait des choix parfois un peu fou quand mon agenda était vide. C’est souvent comme ça dans ma vie. Je fais confiance à l’univers. Quand j’ai commencé avec Ibrahim, j’ai regardé mon agenda en janvier et il n’y avait pas grand-chose. Et à ce moment précis, Xavier Rogé m’a demandé de le remplacer chez Ibrahim. Si j’avais accepté d’autres choses, je n’aurais peut-être jamais eu l’occasion d’avoir une rencontre qui doit être une des plus importantes de ma vie. Aller joue aux Victoires de la Musique, au Zénith, à Bercy… ce sont des expériences inoubliables.
Ibrahim Maalouf est quelqu’un qui n’arrête jamais, il fallait suivre le rythme, non ?
La première tournée a été très éprouvante pour moi : plus d’une centaine de concerts qui duraient plus de deux heures et demie, parfois trois, à un niveau, une puissance maximale. J’avais l’habitude de jouer fort, sauf qu’ici, ça s’enchainait et les concerts étaient très longs et très puissants… J’ai cassé six cymbales sur la tournée, deux pédales de grosse caisse, mais la tournée d’après, c’était plus relax, plus électro et de plus, Ibrahim tournait en même temps avec Red Lights et Kalthoum, ce qui faisait qu’on avait quelques jours de libres entre les concerts. Pour le concert à Bercy, on a répété deux journées complètes, et le jour même de 10h à 17h. Le concert en musique pure a duré 3h30, un truc de fou , ça va sortir en cd et dvd en novembre, ça a été super bien filmé.
Ton actualité discographique va être intense ces prochains mois.
Cette année, j’ai plein de disques qui vont sortir : « Levantine Symphony » qu’on a joué à Washington avec Ibrahim et un grand orchestre symphonique, le dvd de Bercy, l’album « Shijin » de Laurent David avec Jacques Schwartz Bart et Malcom Braff, puis « Naga » avec Alexandra Grimal… Beaucoup de projets dans lesquels je suis impliqué… Je veux aller plus à fond dans tout, je remarque qu’il y a des choses qui se manifestent, et qui se passent bien ces moments-ci, je fais attention de m’y lancer avec une énergie qui motive tout le monde.
Ta participation au groupe de Frank Woeste va aussi dans ce sens.
Frank Woeste fait très attention à la personnalité des musiciens qui l’entourent, ce que je trouve important pour garder un groupe, c’est essentiel. L’enregistrement ne sortira, je crois, qu’en automne 2019, il a d’abord un album de duos qui sortira avant. Celui-ci est en quartet avec Julien Hermé, un contrebassiste qui joue souvent avec Eric Legnini, et Eric Vloeimans à la trompette. Le résultat est vraiment super, je peux déjà le dire !
Malcom Braff est aussi quelqu’un que tu retrouves régulièrement.
C’est un musicien que j’adore et qui a développé un concept rythmique très motivant qui rejoint certaines choses que je pratiquais déjà auparavant, sauf que lui est venu avec une manière de l’approcher différente qui est à la fois cartésienne et aussi très intuitive. Il arrive à faire des liens entre les deux que j’utilise aussi maintenant dans mes cours de rythme parce que je trouve ça très intéressant pour faire comprendre le concept de groove, ça tient à de micro-différences, à des subdivisions qui sont parfois non quantifiables. Malcom explique ça avec des termes que n’importe quel esprit cartésien peut comprendre. Il a une énergie très terrestre dans son jeu que j’aime beaucoup qui fait qu’on s’apprécie l’un l’autre. Il est venu dans mon groupe « LOBI » à la place de Tigran Hamasyan, puis on a souvent joué en duo ensemble. Pour en revenir à LOBI, ça a été marquant parce que c’était la première fois que j’étais responsable d’un projet. C’était une proposition de Jean-Pierre Bissot pour le Gaume Jazz et je ne l’en remercierai jamais assez. Alors que pour cette carte blanche au festival, je pensais simplement reprendre une formule que je pratiquais en y ajoutant l’un ou l’autre musicien, Jean-Pierre m’a poussé à chercher quelque chose de nouveau. Ça a été un vrai challenge avec des personnalités hyper-fortes, il fallait jouer avec la force de chacun, ça a été une nouvelle porte qui s’est ouverte.
Tu sors en octobre ton deuxième projet personnel « The Mystery of Kem ».
Ce projet part de moi vers l’extérieur, presque l’opposé de LOBI où je suis parti de l’extérieur pour ramener des gens vers moi. Dans « Mystery of Kem », toutes les compositions viennent de moi alors que dans LOBI il y avait des morceaux d’un peu tout le monde, de Carlos Benavente, de Magic Malik… il n’y avait qu’une seule composition de moi. Ici, ce sont mes compos de A à Z qui viennent de recherches rythmiques que j’ai travaillées, et que j’avais envie de partager cette fois avec de jeunes musiciens pour travailler un vocabulaire commun. Si j’avais choisi des musiciens plus expérimentés, ils auraient sans doute imprimé plus leur personnalité dans le projet, alors que j’avais vraiment envie de trouver une voie commune avec un jeune groupe. Pour cet album, il y a Bram de Looze au piano, Sylvain Debaisieux au sax, Federico Stocchi à la basse, et sur sept des onze thèmes Ravi Kulur, un flûtiste indien fabuleux qui joue aujourd’hui avec Anushka Shankar et qui a joué avec Ravi Shankar les huit dernières années de sa vie, un tout grand flûtiste, il m’a contacté et on a fini par se rencontrer, il me connaissait par le travail d’Aka Moon avec Shivaraman.
Et aussi un « very special guest » sur un morceau.
Oui, Ibrahim Maalouf. Je tenais à ce qu’il soit sur le disque. J’ai toujours eu des réticences à sortir des morceaux à moi, je me demandais si j’étais qualifié pour me lancer dans la composition. Et quand j’ai joué dans « Red& Black Light », je me suis rendu compte qu’Ibrahim ne se prenait pas du tout la tête avec ça : il venait parfois avec des compos qui était minimalistes et on travaillait dessus, on construisait ensemble quelque chose. Son attitude et sa façon de voir les choses m’ont relaxé dans la façon d’appréhender la composition. J’ai fait le travail d’arrangement, mais qui s’est construit petit à petit ; parfois, je croyais un morceau fini et puis je rajoutais quelque chose. Ibrahim a été un élément clé dans la réalisation de l’album, c’est pourquoi je lui ai demandé de participer à une pièce, et je suis très heureux de la façon dont il s’est impliqué. Ça présente aussi une facette d’Ibrahim qu’on n’a pas l’habitude d’entendre.
On a l’impression que tous les projets auxquels tu participes et les tiens se sont faits de façon intuitive.
Il faut toujours se laisser porter par son cœur dans ce qu’on fait, je suis persuadé qu’à long terme, ça paie. Jouer pour jouer et gagner sa vie, qu’est-ce que ça rapporte sur le plan de la musique ? Je reviens au Kaai : on jouait pour rien, j’y jouais parfois six soirs par semaine avec six groupes différents sans être payé, mais ça m’a apporté énormément en matière première. Si on va jouer dans de mauvaises conditions, dans des projets auxquels on ne croit pas seulement pour gagner de l’argent, à quoi cela sert-il ?
Une des tes collaborations a tout de même alimenté les discussions…Axelle Red.
Quand j’ai commencé avec Axelle Red, j’ai eu pas mal de commentaires déplaisant, du style « T’es un vendu ! ». Axelle me demandait une disponibilité totale, mais pour moi, c’était hors de question avec Aka Moon qui était primordial. Financièrement, c’aurait été mille fois plus intéressant pour moi de faire les tournées avec Axelle Red, mais ce n’était pas primordial. L’expérience m’a tout de même apporté des choses : apprendre à jouer un rythme le même du début à la fin, alors que j’étais tout le contraire avec Aka Moon. J’ai dû travailler la rigueur, les détails, un côté de moi auquel je ne faisais pas attention. J’ai pris conscience de certains détails et une stabilité rythmique que j’avais peu à l’époque… Sans l’expérience Axelle Red, je n’aurais peut-être jamais eu le plus beau compliment que Joe Zawinul m’ait fait : à propos de la stabilité de mon jeu. Je me souviens qu’on jouait « Fast City » à une vitesse maximale et le morceau durait très longtemps parce que Joe faisait la présentation de tous les musiciens à ce moment-là. Alors, le bassiste et moi on tenait le rythme pendant vingt minutes. Donc Axelle Red m’a aussi apporté beaucoup, ce que pas mal de musiciens de jazz ne comprenaient pas à l’époque, alors que maintenant, ça semble plus accepté de faire de la pop, de la musique africaine… Chaque chose m’apporte une richesse. Et dans « Mystery of Kem », je crois que j’ai mis toutes les expériences de ma vie musicale. Lorsque j’ai fait écouter les morceaux du disque, on m’a dit : « Ah oui, là on retrouve l’Afrique, là les Balkans, là le funk ou le rock, là c’est la musique contemporaine, mais je n’ai jamais réfléchi à mettre tel ou tel élément en avant, ça s’est fait de façon très naturelle.
Et le titre ?
Je peux encore ramener ça à Pierre Van dormael qui ne portait jamais de couleur noire, et je ne l’ai jamais fait non plus pendant des années, parce qu’il y avait cette idée que c’était associé au négatif. J’ai eu cette croyance pendant des années. Puis un jour, j’ai fait de la méditation positive alors que je portais un t-shirt noir et je me suis dit que finalement, c’était la vision des choses qui rendait les choses positives ou négatives. Le mot « Kem » désigne le noir en Egypte ancienne et ça avait un côté très positif car ça désigne la terre qui apporte la vie… Cette idée du noir qui apporte le côté positif à la vie me plait.