Steven Jezo-Vannier : Ma Rainey, La Mère du Blues
Enfin, une biographie en français de la chanteuse Gertrude « Ma » Rainey, une icône du Blues Classique des années ‘20 et ‘30 avec Bessie Smith et beaucoup d’autres. La bibliographie compilée par l’auteur montre qu’elle fut le sujet d’articles dans la presse et en magazines, mais aussi de portraits dans nombre de livres plus généralistes et qu’en anglais, Sandra Lieb est la seule auteure à lui avoir consacré un volume entier, en 1981. On regrettera que ce livre-ci de 2022 ne mentionne pas « Ma Rainey’s Black Bottom », un film de George C. Wolfe sorti en 2020 et qui met en scène une très dynamique Viola Davis dans le rôle de Rainey, exigeante, directive et très déterminée lors d’une séance d’enregistrement dans les studios Paramount de Chicago en 1927. Ce film est basé lui-même sur un spectacle écrit par August Wilson en 1982.
La vie et la carrière de Rainey sont décrites avec un luxe de détails assez impressionnant, fruit d’une longue recherche dans tous les documents disponibles, mais il est dommage que l’auteur parte d’un postulat erroné. D’après lui, le blues ne serait pas une affaire d’hommes et Gertrude Pridgett (Ma Rainey) aurait été la première à incarner cette musique et à en être la Mère, après 1906, avant les bluesmen du Mississippi. C’est faire l’impasse sur le fait que le blues rural était apparu dans le Sud des Etats-Unis dans les années 1880-1890 avec des bluesmen masculins très populaires dans leurs communautés rurales. Ils y ont incarné le blues AVANT Ma Rainey. Toutefois, il est vrai que cette dernière a popularisé SON style urbain de blues dans les villes où elle s’est produite au long de sa carrière, y compris dans le Nord. Au début du 20è s., des caravanes de théâtres et cirques ambulants avec ménestrels, chanteuses noires et blanches issues du vaudeville et/ou des comédies musicales de Broadway et avec artistes de cirque, commencèrent à faire des tournées dans tout le Sud et là, Ma Rainey, Bessie Smith, Alberta Hunter et les autres chanteuses de ce qui deviendra le premier style urbain de blues, le Blues Classique, découvrirent le blues rural et décidèrent de l’adopter pour leur propre compte. Ces chanteuses se faisaient accompagner par un pianiste de jazz ou carrément par un orchestre de jazz ! L’auteur se contredit lui-même : ainsi page 34, « Gertrude découvre le blues », tiens donc ! il était bel et bien incarné et inventé déjà par des bluesmen ruraux.
Cela dit, la saga de Gertrude Pridgett est traitée de manière exhaustive. Tout y est, en détails, avec, d’abord, le chapitre « En Scène (1888-1923) » : sa naissance à Columbus en Géorgie à une date controversée, entre 1882 et 1886, ses origines, sa famille, son enfance, son adolescence et son mariage avec William M. Rainey en 1904, sa passion naissante puis dévorante pour la musique et la danse, son entrée dans le show-business, au sein des célèbres Rabbit’s Foot Minstrels de Patrick Henry Chapelle en 1906, son parcours mouvementé, son combat féministe, son indépendance toute relative car elle vivait dans une société pudibonde (mais hypocrite), dominée par un racisme et une ségrégation féroce et, en tant que noire, elle eut à subir ses lois, qu’elle le veuille ou non. On découvre sa rencontre avec Bessie Smith qu’elle prit sous son aile puis la pupille qui égala – voire dépassa – son modèle. Bisexuelles toutes deux, elles eurent une relation amoureuse car Ma Rainey, malgré un physique que tous s’accordent pour dire qu’il était plus qu’ingrat, remporta un succès fou, tant auprès des femmes que des hommes et il en alla de même pour Bessie Smith (bien plus avenante) et bien d’autres. A noter qu’elles restèrent amies et très proches, sans jalousie réciproque, jusqu’à la mort accidentelle de Smith en septembre 1937 à Clarksdale, Mississippi.
Le chapitre suivant « En Studio (1923-1928) » retrace la collaboration de Rainey avec Paramount Records et les enregistrements réalisés dans les studios de Chicago, d’abord avec la pianiste Lovie Austin et ses Blue Serenaders (Freddy Keppard,…) en décembre 1923, puis au fil du temps, The Pruitt Twins, Fletcher Henderson, Louis Armstrong (1924), Coleman Hawkins (1925), Kid Ory (1927) et des bluesmen comme Blind Blake (1926), Tampa Red/Thomas Dorseyy (1928), Papa Charlie Jackson (1928). Curieusement, la collaboration de Dorsey avec Rainey commença en 1924. Il était son pianiste (en concert), son chef d’orchestre, son compositeur et un conseiller musical très écouté, mais il n’ira en studio avec la chanteuse qu’en 1928, la dernière année de Rainey avec Paramount en ce compris 9 faces avec Tampa Red (gt) – avec lequel Dorsey enregistrera du Hokum Blues de la fin des années ‘20 au milieu des années ‘30 quand, suite à la mort, en 1935, de son épouse et de l’enfant qu’elle portait, Dorsey abandonna toute activité dans le blues pour se consacrer au gospel traditionnel, dont il est le Père.
Le dernier chapitre « De Retour Chez Soi » (1928-1939) conclut la saga, sous le signe de la Grande Dépression de 1929. Rainey n’enregistra plus rien ni pour Paramount, ni pour un autre label, mais travailla encore avec le cirque Wortham puis la Sugar Foot Green Company et autres groupes avant de se réinstaller dans sa ville natale en Géorgie et y décéder en décembre 1939. Il était temps de rappeler sa prestigieuse carrière et ses exploits.
Steven Jezo-Vannier
Ma Rainey, La Mère du Blues
Le Mot et le Reste
Bibliographie, notes, galerie de portraits
276 pages
ISBN : 978-2-38431-072-2