
Toine Thys, retour à Orlando

Toine Thys © Robert Hansenne
« Betterlands », un album où l’humain compte, l’échange, le contact. Et qui de mieux pour en parler que Toine Thys ?
«Orlando est un groupe où je mène les choses, mais je suis très preneur des initiatives et des idées des autres musiciens.»
« Orlando » était le titre d’un album de Toine Thys. C’est devenu le nom du groupe.
Toine Thys : Ça a toujours été le nom du groupe, mais pour le lancer, j’ai utilisé mon nom. C’est un groupe où je mène les choses, mais suis très preneur des initiatives et des idées des autres musiciens. Ici, Maxime Sanchez et Florent Nisse proposent aussi des compositions, ce qui montre bien que c’est un travail assez collectif. J’ai toujours amené l’essentiel des compositions, et de temps en temps j’aime bien découvrir ce que les autres font : pendant trois ou quatre ans, on joue ma musique, mais je me demande aussi ce qu’ils font.
Maxime Sanchez et Florent Nisse sont deux musiciens qui du côté français viennent de sortir « Flash Pig », un très bel album.
T.T. : Ce sont des musiciens très demandés : Florent est très demandé chez Thomas & Co, Maxime a tourné en Corée avec Youn Sun Nah. On travaille à accentuer notre présence en France.
La composition de Florent Nisse a un titre très particulier : « En Minder bat », du patois ?
T.T. : Ce n’est pas du platte Vlaams, c’est du norvégien parce que la musique tire un peu sur le côté nordique. Le titre signifie « a smaller boat », « un plus petit bateau », ça donne une couleur scandinave à la musique, calme, et nostalgique, dans un monde imaginaire.
Plusieurs titres tournent autour de jeux de mots.
T.T. : On peut faire le tour : l’album s’appelle « Betterlands », un néologisme qui désigne un monde meilleur, j’en dis quelques mots. C’est une période qu’on a tous connue; l’idée de fond est qu’on peut faire mieux en termes de « vivre ensemble ». Une des choses qu’on peut faire à notre échelle est que les gens prennent soin de ceux qui vivent autour d’eux, qui partagent la même époque, la bienveillance est en péril, l’échange avec les gens… Il y a cette thématique de lever des pistes, dire des choses pour contribuer à un monde meilleur. « Curandero » n’est pas un jeu de mots, c’est un guérisseur en Amérique latine : l’idée est que quelque part je me surprends à rêver de l’homme ou la femme providentiels avec des mots qui nous élèvent tous vers un bien commun et nous font évoluer dans le bon sens.
«Depuis toujours, je prends du plaisir à échanger avec des gens que je ne reverrai jamais, un sourire, un regard.»
« Quartography », c’est une allusion au quart–monde ?
T.T. : Pourquoi pas ? C’est un morceau en quartet qui a deux faces différentes, le côté acoustique et le côté électronique. Au départ, je suis géographe de formation et ça m’habite toujours. C’est un peu imaginer la cartographie d’un quartet, deux hémisphères différents apparemment opposés d’un même monde.
Il y a sur l’album une utilisation assez discrète de l’électronique.
T.T. : Tu formules ça très bien. Ça fait des années avec « Guru Farm » que j’ai utilisé des effets. J’ai depuis trois ans développé un système comme ça : un mélange ou simplement de la production. J’écoute pas mal de musique avec des loops, de la réverb, j’ai envie d’introduire de plus en plus ça dans ma musique. Je fais des couches de sons, de sax, je les déforme et tout ça cohabite avec la contrebasse, le piano et la batterie.
Ça reste tout de même acoustique en créant des paysages sonores différents.
T.T. : C’est un peu l’idée. Ce n’est pas au sens propre un instrument qui prend le devant. En tant que saxophoniste, on est souvent identifié comme le chanteur du groupe, au-devant du spectre sonore, mais parfois j’aime prendre cet autre plan que tu décris, un « soundscape », un paysage sonore. Ça peut être plus incisif avec une distorsion, ça dépend du contexte. Souvent quand j’utilise de l’électronique, c’est dans un moment plus collectif où tout le monde a droit à la parole.
Le changement de batteur va-t-il dans cette direction : Teun Verbruggen correspond-il plus aux ambiances sonores de cet album ?
T.T. : Les deux batteurs, Antoine et Teun, sont de fantastiques musiciens, tout le monde le sait. Je pense que cette direction musicale convient particulièrement à Teun qui a le sens du placement dans le son du groupe. Le bon batteur a un grand rôle dans la fabrication du son : comment il va gérer ses cymbales, l’espace laissé aux autres membres du groupe, comment il va gérer son son. Il y a une sorte de proverbe qui tourne dans le monde du jazz américain qui dit que le groupe est aussi bon que le batteur : si le batteur n’est pas bon, le groupe ne sera jamais bon. Teun a fait énormément de collaborations dans des univers très différents et je trouve que dans sa musique il y a une véritable sagesse. Il n’a plus rien à prouver : s’il pense qu’il ne doit pas jouer à un moment donné, eh bien il ne le fera pas. Ça se ressent beaucoup dans sa musique.
«Pendant le confinement, on parlait des artistes qui ont besoin de s’exprimer. Moi je vois plutôt des artistes qui veulent échanger.»
Un équilibre entre exaltation et sagesse dans l’ensemble de la musique qui reflète bien le texte de la pochette.
T.T. : Ça c’est chouette que tu le dises. Autant j’aime m’exprimer en public lors d’un concert, autant le coucher sur du papier est un peu plus douloureux. J’ai bien galéré, fait lire à mon épouse, envoyé à des amis. Et puis il y a le danger de faire trop « fleur bleue » : arrêter de vous battre, on est tous égaux etc. Un bon angle c’est celui du contact. C’est tellement important de prêter attention aux gens qu’on rencontre dans une journée. Depuis toujours, je prends du plaisir à échanger avec des gens que je ne reverrai jamais, un sourire, un regard, le personnel des magasins, des cafés, avoir une connexion.
C’est quelque chose que tu as développé avec ton expérience africaine.
T.T. : Oui, ça nourrit, c’est une des raisons pour lesquelles j’aime voyager en Afrique : le regard, l’échange, le rire, la joie de vivre sont spectaculaires. Ici, le téléphone devient un mur entre les gens. Quand je prends le métro, je ne sors pas mon téléphone parce que je préfère regarder les gens et ne pas contribuer à cette forme d’isolement… Cette absence de contact est d’une tristesse… Et quand on observe ce qu’ils regardent sur leur écran, c’est d’une bêtise… abyssale. L’absence de contact est quelque chose qui me turlupine, j’essaie parfois d’attraper le regard des gens pour qu’il y ait juste un échange, je ne parle pas de séduction, je veux juste provoquer l’échange entre êtres humains. Et quand il n’y a plus ça, on ouvre la porte à la colère, à la frustration, à l’incompréhension.
Le contact, c’est quelque chose d’important dans la musique qu’on fait sur scène ?
T.T. : J’aime que tu dises « la musique qu’on fait » comme si tu étais partie prenante de l’écosystème du jazz, c’est très bien. On a la chance de jouer dans des salles où on a un contact direct avec le public. Pendant le confinement, on parlait des artistes qui ont besoin de s’exprimer; moi je vois plutôt des artistes qui veulent échanger. Je vis ça plutôt comme ça : avec les musiciens sur scène et avec le public, il y a vraiment une histoire d’échange en termes d’énergie. Il suffit de se souvenir des « live shows » qu’on a fait tout seul dans notre chambre pendant le covid, ce n’était pas la même chose. La considération pour l’autre, l’échange de regards c’est vraiment quelque chose qui est au cœur de l’album.
Toine Thys Orlando
Betterlands
Hypnote Records