Tony Malaby

Tony Malaby

TONY MALABY

Rencontre avec Tony Malaby pour la sortie du troisième disque de son trio Tamarindo.

Tony Malaby Paris (c) Christian Ducasse

Tony Malaby se faisait discret, en tant que leader, depuis la sortie de « Novela » il y a trois ans. Même s’il a fait entre-temps de nombreuses apparitions aux côtés d’autres musiciens, son retour au premier plan nous fait le plus grand bien ! Rencontre avec le saxophoniste américain qui évoque ses différentes aventures, musicales mais pas seulement.

Sauf erreur, votre précédent disque en leader date de 2011 – Novela. Vous n’étiez jamais resté aussi longtemps sans publier de disque sous votre nom. Y a-t-il une raison à cela ?

Pas vraiment. J’étais occupé par mes collaborations en tant que sideman, et j’y prenais beaucoup de plaisir !

Durant cette période, vous avez comme toujours fait partie de très nombreux groupes, notamment ceux de Ches Smith (These Arches), Jason Ajemian, Ben Thomas, Nick Fraser, Eivind Opsvik ou encore les FrançaisRichard Bonnet et Big Four. Certaines de ces collaborations s’inscrivent dans le temps, d’autres semblent plus ponctuelles. Comment abordez-vous ces participations ? Comment pénétrez-vous les univers musicaux de ces artistes si différents ?

Tout se résume à l’écoute – un exercice fondamental. Comment dois-je écouter ? Comment les musiciens avec lesquels je joue écoutent-ils ? C’est tout. Être sideman, c’est un exercice très important. Le travail que l’on fait seul : l’improvisation, la composition, la pensée se manifestent dans et par des rencontres collectives. Apporter mon univers musical dans différentes situations me permet d’éliminer certaines idées et d’en élaborer d’autres lorsque je reviens à mon propre travail.

Vous rentrez d’un séjour en Amérique du Sud, notamment en Colombie et en Argentine. Pourquoi ces pays, une histoire familiale ? Une invitation ?

Une invitation de Los Tocos à Bogota, et d’un collectif de compositeurs de Buenos Aires.

Durant ce séjour, vous avez joué dans différentes configurations et avec des artistes locaux, notamment Carlos Alvarez et Fermin Merlo, avec Ricardo Gallo, en quartet avec le trio d’Hernan Merlo, avec Los Tocos. Que pensez-vous de la scène locale et de ces musiciens ?

Le niveau est très élevé. Parmi l’ancienne génération, nombreux sont les musiciens qui ont étudié à Boston ou New York, et ils ont formé de nombreux jeunes avec lesquels j’ai joué là-bas. Parmi ces jeunes artistes, certains ont également étudié en Europe. Les Colombiens sont allés en Argentine suivre l’enseignement à l’école d’Hernan Merlo. En Argentine, j’ai trouvé une profonde empreinte de la Berklee School (que de nombreux musiciens de Buenos Aires essaient de fuir). Par exemple, Los Tocos entretiennent une relation profonde et riche avec la musique colombienne folklorique. Le trio d’Hernan Merlo a été une expérience marquante ; un de mes trios – et de mes concerts – préférés. Hernan et son fils Fermin Merlo sont venus chez moi en 2007 travailler l’improvisation. Fermin n’avait que 15 ans ; aujourd’hui c’est l’un des meilleurs batteurs argentins. La sonorité lyrique, le sens de l’espace et le choix des notes de Carlos Alvarez sont uniques. Lors de mon séjour, Hernan a invité des étudiants de Buenos Aires à suivre des cours avec moi. J’ai eu plus d’étudiants en Argentine que partout ailleurs dans le monde ! Pour ce qui est de la Colombie : un rêve. J’ai vraiment trouvé quelque chose là-bas. Los Tocos et Benjamin Calais (un Normand qui tient le Matik Matik [1] à Bogota) font maintenant partie de la famille. C’est le lieu de la musique improvisée, noise, folklorique – le Bimhuis de Colombie en quelque sorte. L’ajout de Ricardo Gallo était tout naturel. J’ai fait un set improvisé avec lui et le percussionniste Juan David Cataño qui me hante encore : je me remémore une bonne partie de ce concert quand je travaille seul et j’essaie de construire à partir de ce « quelque chose » que nous avons touché ce jour là. J’avais déjà ressenti ça un an plus tôt avec Los Tocos. Je ressors de cet état de rêve éveillé avec de nouveaux tempos et un sens renouvelé de l’espace.

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En quoi cette expérience en Amérique du Sud peut-elle influencer votre musique à venir ?

Quand j’étais là-bas, je n’ai parlé qu’espagnol, ma langue maternelle. Je crois que ça a profondément affecté ma manière de jouer ; c’est comme une nouvelle source d’inspiration pour le phrasé, les structures, l’accentuation, la façon de raconter une histoire. Il y a également le passage de l’espagnol colombien à l’espagnol argentin.. un swing différent, si je puis dire, un argot très riche ! En donnant des cours, en animant des ateliers, en faisant des solos, je rencontre des gens fantastiques qui veulent s’engager dans la même direction. Par exemple Kris Davis en 2000, alors que j’enseignais au Banff Centre (Canada). J’ai toujours su que j’allais faire de la bonne musique avec Fermin. Et c’est le cas avec plein d’autres artistes ici.

Durant ce voyage, vous avez également joué en solo, ce qui est nouveau pour vous.

Oui, c’est un autre exercice important. Ma première expérience a eu lieu à l’Europa Jazz Festival au Mans. Tous les improvisateurs devraient se plonger dans cette expérience. En novembre j’ai traversé les États du Midwest pour jouer en solo, avec comme point culminant le festival Umbrella à Chicago.

Votre nouveau disque, enregistré avec le trio Tamarindo est sorti chez Clean Feed. C’est le troisième album de ce groupe avec William Parker et Nasheet Waits. comment composez-vous pour Tamarindo ? Sur ce Somos Agua, on a réellement l’impression que la musique vit d’elle-même.

C’est joliment formulé. Après tant de concerts à New York, tant de tournées aux États-Unis et en Europe, autour de compositions ou totalement improvisés, je dirais que nous jouons depuis un « lieu » très pur. Un endroit où nous n’avons rien à prouver. J’adore ça. Je leur suis très reconnaissant de vouloir perpétuer cette aventure.

Le climat est légèrement différent par rapport aux deux premiers disques de Tamarindo, avec notamment des pièces plus apaisées. J’ai lu que vous aviez écrit une partie de la musique de Somos Agua pendant votre séjour en Amérique du Sud. Comment ce voyage a-t-il influencé votre manière de composer ?

L’état de rêve éveillé dans lequel je me trouvais quand j’étais en Colombie m’a fait entendre un « flux » différent, que je voulais utiliser pour Tamarindo. Je commençais mes journées en buvant du café au Matik en regardant passer les voitures, les gens sur le chemin de l’école, du travail. Le son était intense mais comme partie prenante d’une splendide scène cinématographie se déroulant devant moi, avec une intensité suspendue, comme sous-marine.

Quel est le lien entre l’eau et ce groupe ? Sentez-vous que le flux de votre musique se rapproche de celui de l’eau ?

En quelque sorte, oui. Il y a des moments où je surfe une vague puissante – William et Nasheet sont de véritables forces de la nature ; l’image s’applique réellement ici : je surfe sur et avec leur puissance. Puis il y a des instants où je ressens une lenteur, une absence de pesanteur, comme si j’étais en suspension sous l’eau. Nous sommes faits d’eau !

Quelques mots sur Clean Feed. Vos derniers disques ont tous été produits par ce label portugais, un des plus passionnants de ces dix dernières années. Quels sont vos rapports ?

Que dire… Ils s’occupent en plus de mes tournées en Europe et veulent continuer à publier mon travail. Ils sont vraiment extraordinaires.

Quels sont vos projets ?

Encore des solos, avec une autre tournée dans le Midwest en novembre et peut-être un enregistrement. En janvier, le trio Paloma avec Ben Monder et Nasheet Waits, avec de nouvelles pièces, plus des standards, des adaptations, pour une tournée dans le sud et sur la côte Est des États-Unis, suivie par un enregistrement en studio. Puis le Paloma Xtra [2]. Je rêve aussi d’emmener Tamarindo et Wadada Leo Smith [3] en tournée, puis enregistrer tout ce petit monde en studio. Il y a aussi une nouvelle configuration de Novela avec une basse électrique (tenue par Eivind Opsvik ou Chris Lightcap), Kris Davis au Fender Rhodes et seulement des cuivres – plus d’anches.

Vous avez joué récemment avec Frank Rosaly et Jason Roebke, ainsi que Lucian Ban et Matt Maneri. Faut-il y voir des rencontres éphémères ou des groupes qui ont un avenir ?

Ils ont un avenir ! Nous avons enregistré à Chicago avec Jason Roebke et Frank Rosaly et j’ai beaucoup apprécié. Nous avons envie de continuer. Pour ce qui est de Lucian Ban et Matt Maneri, j’ai encore joué avec eux récemment, en quintet avec Bob Stewart et Billy Mintz. Nous avons des concerts prévus en décembre à New York, Baltimore et Philadelphie.

Revenons à Novela. C’était votre première expérience à la tête d’un ensemble élargi, autour de compositions issues de vos précédents enregistrements et ré-arrangées par Kris Davis. Comment s’est déroulé le travail avec elle ? Quel était votre but avec ce groupe et qu’avez-vous pensé du résultat ?

Je l’avais invitée à dîner à la maison et elle m’a demandé sur quoi je travaillais. Je lui ai parlé de mon projet de jouer des morceaux issus de CosasSabinoWarblepeckTamarindo avec un groupe élargi. Elle m’a instantanément répondu qu’elle voulait signer les arrangements ! Nous avons alors commencé à travailler, à discuter des ambiances, des rythmes, des solistes, de l’improvisation collective, de l’instrumentation, des personnalités que nous souhaitions voir intégrer le groupe. Beaucoup de choses laissées « ouvertes » n’ont pris forme que lors des premières répétitions, avec les apports et idées des musiciens. Les orchestrations de Kris sont magnifiques. L’objectif était de sortir du format du trio que j’aime tellement, et de créer un répertoire où je ne joue pas tout le temps, mais où l’auditeur puisse reconnaître mon univers.

Récemment, vous avez joué avec votre quartet TubaCello (Dan Peck au tuba, John Hollenbeck à la batterie et Chris Hoffman au violoncelle) et avec le Paloma Xtra. Depuis des années, nous connaissons votre amour pour le trombone, le violoncelle, les configurations à deux batteries. Ce Paloma Xtra ressemble à un mélange entre le quartet Paloma et le quartet Apparitions. Que recherchez-vous en associant tuba et violoncelle au sein d’une même formation ? Avez-vous envie de poursuivre l’aventure avec ce groupe et de l’enregistrer ?

Le TubaCello est enregistré. Je suis en plein mixage [4]. Nous tournerons en Europe à l’automne 2015 avec ce quartet. J’adore ces deux instruments ainsi que l’association avec le monde de John Hollenbeck, le piano préparé, son drumming incroyable… j’ai juste envie d’être entouré par ce son ! Un festival polonais m’a aussi commandé une pièce pour un quartet avec violoncelle, il y a quelques années. J’ai adapté la pièce pour Paloma Xtra, et je l’enregistrerai après les prochains concerts. Vous avez raison, cette formation est réellement un mutant né de la fusion de Paloma et d’Apparitions.

par Julien Gros-Burdet // Publié le 8 décembre 2014 

[1] Le site du Matik Matik propose des enregistrements de concerts, notamment de Tony Malaby en solo ou avec Los Tocos.

[2] Tony Malaby aux saxophones, Eivind Opsvik à la contrebasse, Ben Gerstein au trombone, Ben Monder à la guitare, Dan Weiss et Billy Mintz à la batterie.

[3] Présent sur le second disque de Tamarindo, enregistré live.

[4] Vient de sortir chez Clean Feed