Tournai Jazz Festival 2015, pari réussi !

Tournai Jazz Festival 2015, pari réussi !

Quatrième édition du Tournai Jazz Festival, changement de décor.

Le lieu est identique aux éditions précédentes (La Maison de la Culture), mais la disposition des espaces a été repensée. Le bar, qui accueille les festivaliers, s’est déplacé du côté de la salle Lucas lui donnant un côté club, plus cool, plus cosy. Le grand hall a donc été délaissé et les groupes qui s’y produisaient alors, bénéficient maintenant d’une vraie salle où le public est vraiment attentif et le son parfait. Le festival prend ses aises et le public peut déambuler plus facilement. Il peut ainsi visiter l’expo de Samuel Nja Kwa qui présentait les belles images de son livre «Les routes du jazz» (Duta Editions). Un autre photographe profitait également du moment pour présenter, lui aussi, son livre («L’instant Concerts ») : Jean-Charles Thibault, celui-là même qui illustre ce présent article.

Vendredi 6 février, 20 heures, salle comble pour le concert d’ouverture de Thomas Enhco.

Thomas Enhco (c) JC Thibaut

On dit de ce jeune pianiste qu’il est plutôt lyrique, voire romantique. C’est vrai, mais son jeu a surtout quelque chose de franc et de déterminé. Si, en intro de son concert solo (!), le thème se développe tout en légèreté, il évolué rapidement vers un phrasé ferme, voire même percussif. «Last Night While You Sleep» démontre la dextérité du pianiste à improviser et à faire monter la pression sur des structures qui se réfèrent au classique. Mais bien vite, le lien avec la note bleue apparait. Sa reprise de «It Ain’t Necessarily So», nous plonge au cœur du blues, tandis que «You’re Just A Ghost» se fait plus intimiste. Enhco étouffe les notes, pince les cordes et joue aussi avec les silences. Il revisite avec respect et fantaisie Maurice  Shumann, façon musique des îles. Il invente, dans un jeu très vif (tendance Keith Jarrett en moins cérébral) un folklore qui peut s’inspirer parfois de celui d’un Tigran Hamasyan. On y retrouve cette même fraîcheur, ce mélange d’insouciance, cette vigueur et cette nostalgie. «Autumn Leaves» est livré dans une version étonnante et très personnelle. Hors des clichés et toujours à la croisée du classique et du jazz, Thomas Enhco offre un set très accessible sans jamais prêter le flanc à la facilité. Révélation.

Ce soir, le public est surtout venu pour écouter Barbara Hendricks.

Le show est hyper préparé, précis et réglé comme sur du papier à musique. Et c’est un peu là le problème. Mathias Algotsson à l’orgue Hammond B3 et Max Schultz à la guitare (tous deux excellents) préparent le tapis pour la chanteuse. La diva entre sur «Blues Everywhere I Go». La voix est pure et parfaite. Le chant d’opéra se mêle au gospel. C’est beau mais cela manque sincèrement de roots, de patine. Nous nous baladons plus dans un salon cossu que dans les champs de coton. Tout est bien trop lisse et bien trop préparé. Même son discours manque de spontanéité lorsqu’elle s’émerveille de la beauté incroyable de cette petite ville qui l’accueille (ce qui fait un peu sourire le public, pas dupe…). Bref, tout cela manque d’émotion même si, une fois encore, les musiciens sont excellents et les qualités vocales d’Hendricks irréprochables. «Crossroads» et «Mo Better Blues» s’en sortent mieux car la guitare se fait plus sale, plus grasse. «Strange Fruits» ou «I Wish I Knew How It Would Feel to Be Free» font illusion, mais dieu qu’on est loin du jazz et tellement proche de la caricature. Il faudra un message sur les droits de l’homme et sur la tolérance pour ressentir quelque chose. Et le public lui fait une standing ovation…

Bai Kamara Jr. (c) JC Thibaut

Changement de style radical avec Bai Kamara Jr.

Avec Bai Kamara Jr., le changement de style est radical et l’ambiance plus électrique. Le public semble un peu timide et tarde à aller au devant de la scène (le concert est debout). Mais le groove et la soul mêlée au funk, finissent par les convaincre de danser et de bouger. C’est du gros son et Bai Kamara enchaîne les morceaux puissants. Il est soutenu par une rythmique solide où l’on retrouve Eric Moens (guitare électrique), Thierry Rombaux (basse électrique), Didier Fontaine (batterie) et Joachim Saerens (claviers). Celle-ci est renforcée par Michel Seba aux percus et par trois souffleurs (Stéphane Mercier (saxophone alto), David Devrieze (trombone) et Jean-Paul Estievenart (trompette) ). Ce sont eux qui, la plupart du temps, font des sorties en impros solo. Devrieze rappelle par moment le Fred Wesley de la grande époque. Puis Mercier s’invite, suivi d’éblouissantes interventions d’Estiévenart, brillant comme toujours. Kamara à une voix puissante, grave et lumineuse à la fois. Ses compos sont un concentré de soul et de funk. Même dans les moments plus retenus, comme sur «Everything Change» en duo avec Joachim Saerens, par exemple, l’intensité ne faiblit jamais. Et quand Bai Kamara chante seul en s’accompagnant à la guitare, il arrive toujours à capter l’attention. Il y a une véritable émotion dans sa voix et dans ses textes. Son set, bien construit, raconte une partie de son histoire qu’il livre avec de vrais sentiments. Ici, on ne triche pas. Mais ce que le public attend, c’est du groove et une folie rythmique. Heureusement, le groupe est généreux, a envie de faire la fête. Il y a autant de Wilson Pickett et de James Brown dans l’air que de rythmes latins ou de sons chicagoan. Le public écoute, bouge et danse dans l’amphithéâtre Lucas. Même s’il faudra concéder à quelques aménagements pour l’année prochaine, le pari de cette nouvelle configuration est réussi.

Samedi, 16h, un peu tôt pour remplir la grande salle Jean Noté qui accueillait Bojan Z.

Le pianiste vient présenter «Shelter With A View», c’est à dire son album «Soul Shelter» rehaussé d’un superbe travail visuel, mis en image par l’artiste Jasmina Holbus. Mais c’est d’abord le travail sur le son qui interpelle. L’entrée en matière est un peu abstraite et sombre. Bojan, debout, fait résonner le piano et nous plonge dans un environnement amniotique et bourdonnant, comme si le tonnerre (la guerre ? Le combat de la vie ?) menaçait à l’extérieur. Mais la mélodie du second morceau apporte de la luminosité et se réfère au folklore joyeux et dansant des Balkans. Sur l’écran, les images (presque toutes de Bojan Z, lui-même) défilent et dansent. Elles montrent à la fois des paysages, des ombres, des villes, de la lumière. Elles renforcent les émotions et les sentiments que Bojan révèle devant nous. C’est sa vie qui défile avec «Full Half Moon», «Sweet Shelter Of Mine» ou encore «Bohemska» (qu’il épice de quelques mesures de «Martha My Dear» des Beatles). Plus qu’un concert solo illustré, c’est un vrai duo auquel nous assistons. Il y a comme un jeu de questions/réponses, des anticipations, un dialogue entre la musique et les images, comme sur «303», par exemple. Bojan passe du piano au Fender comme il a toujours aimé le faire. Triturant l’un, caressant l’autre. Le jeu est vif, parfois brutal, mais toujours d’une grande sensibilité, la sensibilité des hommes qui connaissent la valeur de l’amour et de l’amitié. Il joue sans détour ni maniérisme. Il mêle le blues au folklore, au Chaâbi, au jazz, puis au classique avec une véritable honnêteté. Sans fard et sans détour. Sa musique lui ressemble terriblement. C’est beau et touchant. Le voyage tumultueux se termine sur un coin de ciel bleu – ou plutôt turquoise – avec «On A Turquoise Cloud» de Duke Ellington. L’instant est magique et d’une totale maîtrise.

Hervé Caparros (c) JC Thibaut

Le guitariste Hervé Caparros, de la Corse en Belgique.

Dans la seconde salle, Hervé Caparros compte bien faire vibrer la salle, lui aussi. A sa manière. Le guitariste corse a élu domicile en Belgique voici plus de 6 ans, ce qui lui a permis de rencontrer Lionel Beuvens (batterie), Matthieu Vandenabeele (piano) ou encore le grand Sal La Rocca (contrebasse) qui l’accompagnent ce soir. Caparros délivre un jazz énergique, tendance fusion. «8O’s Dance» ou «Come And See The Band», balancent plutôt pas mal. Sorte de jazz rock sixties. L’arrivée de la chanteuse Ingrid Van Hoorebeke a peut-être tendance à arrondir un peu trop les angles. «Brazilian Blues», sur un air de bossa, s’enchaîne avec plusieurs chansons plus pop, qui laissent cependant un peu de champs libre à de belles impros souples de Sal La Rocca ou a des échappées romantiques de Matthieu Vandenabeele. Il y a, dans le son de Caparros un petit côté West Coast qui ne refuse pas d’aller lorgner de temps à autres chez Scofield. Quand on revient en quartette, les reliefs rythmiques et harmoniques sont plus prononcés, le jeu est plus lumineux, les tempos plus alertes. La soul refait surface. «Chris And Benji» est imparable, tout comme «The Hard Way». Belle découverte et musicien à suivre.

La Cuba & Sardaigna connection.

Omar Sosa & Paolo Fresu (c) JC Thibaut

Retour dans la grande salle, bien remplie cette fois-ci, pour le concert de Paolo Fresu et Omar Sosa. Fidèle à son habitude, le pianiste cubain vient déposer son photophore sur le bord du piano tandis que Paolo Fresu lance tout de suite les premières nappes d’un souffle éthéré. Le duo s’appuie sur elles pour développer des mélodies sinueuses. Replié sur lui-même, dans des positions pas toujours académiques, le trompettiste sarde remplit la salle de son chant lunaire. Omar Sosa passe du piano au synthé, dans un jeu rapide et léger. Puis il lui donne de la force en frappant les cordes avec mailloches et en s’accompagnant au chant. On dirait une prière, une incantation, un appel au secours ou un cri de joie. La musique se soulève comme le vent dans le désert. Le duo nous emmène voyage. Les longues plages évolutives et hypnotiques sont propices aux improvisations et rien ne semble figé. D’ailleurs, le temps d’un clin d’œil complice, les deux musiciens se lancent des défis et l’atmosphère, jusque-là assez intimiste, s’ouvre. Les thèmes se libèrent avec une incroyable vivacité. Sosa se lève, danse, va chanter dans le micro de trompette de Fresu. Bref on s’amuse, puis on revient à la méditation et à la poésie. Fresu tourne autour du piano de Sosa, comme pour l’envouter. On est en apesanteur. Pour remercier un public conquis, les deux hommes reviennent offrir une version subtile et très personnelle de Caruso de Lucio Dalla. La classe.

Top of the bill : Kenny Garrett.

Kenny Garrett (c) JC Thibaut

On souffle un peu avant le gros morceau de la soirée. On a bien fait car, d’entrée de jeu, le saxophoniste américain nous précipite dans la fournaise du groove. Costume noir, strict et classique, éternel bonnet sur la tête, Kenny Garrett pousse son groupe à envoyer ferme. Avec des gars comme Vernell Brown au piano, McClenty Hunter aux drums, Corcoran Holt à la contrebasse et Rudy Bird aux percussions, il n’a pas trop de souci à se faire. Autant dire que Garrett peut appuyer sur le champignon, chacun d’eux répond toujours. Et le leader va les chercher les uns après les autres. D’abord pianiste, incroyable de vélocité. Puis il va au combat avec le batteur. Il pousse ensuite le contrebassiste à garder la tension dans son solo et, pourquoi pas, à l’élever encore plus. Bien sûr, les motifs sont simples et mais il sont d’une redoutable efficacité. On balance entre Charlie Parker et John Coltrane et ça s’enflamme jusqu’à l’explosion. Dans une récente interview pour la radio belge, il confiait que ce qui l’amusait sur scène, c’était quand le public s’amusait et s’excitait autant que lui. Ce soir, personne ne fut déçu. «Pushing The World Away» s’enroule de façon obnubilante, «Rotation» est explosif. L’alto monte haut. Les bribes de chants ressemblent à des incantations. Le djembe et le tam tam sont à l’honneur. Il faut bien une ballade pour calmer un peu le jeu avant un bouquet final dément. «Happy People» électrise le public. Garrett fait le show, excite toujours plus le public. Il relance sans cesse le mouvement. Refuse de quitter la scène, fait revenir les musiciens sur scène. Le public chante, frappe dans les mains et ne le laisse plus partir. Une heure de rab !! Kenny Garrett aura joué une heure de plus que prévu et aura sans nul doute marqué le festival à tout jamais. Public et organisateurs sont sur un nuage.

La patience de Guillaume Perret

Guillaume Perret (c) JC Thibaut

Dans l’autre salle, Guillaume Perret a patienté tant qu’il a pu et a finalement entamé son concert avec trois quarts d’heure de retard. Ce qui n’a pas entamé sa fougue ni son énergie. Et pourtant, le saxophoniste n’est venu qu’avec son batteur suite à quelques vagues discordes dans le groupe, semble-t-il. Deux au lieu de quatre, ce n’est pas ce qui fait peur au saxophoniste habitué à coller, transformer et multiplier les sons et les rythmes à l’aide de ses nombreuse pédales. Et comme pour ne rien perdre de l’énergie du concert précédent, Perret commence à fond. Le jazz se fait plus rock que jamais, le volume est poussé au maximum. Le duo revisite «Yekermo Sew» de Mulatu  Astatke façon dub, boosté aux effets plus improbables les uns que les autres. Puis il enchaine sur des thèmes plus expérimentaux. Il triture le son avec une précision diabolique. Tout s’enchevêtre et Yoann Serra, derrière sa batterie, répond et attise sans cesse. La soul, le rock et le funk passent à la moulinette. Ça groove et ça tempête. Tout est découper et servi avec puissance. Mais, de ce tonnerre de décibels, de cette énergie brute chauffée à blanc, Perret n’en délaisse jamais la mélodie. Alors, il emmène la salle dans un voyage subaquatique, dans une expérience aux ambiances flottantes et sourdes, calmes et hypnotiques, en n’utilisant que le bec de son saxophone. Puis il attaque un swing délirant et sautillant, fait de multiples couches, soutenu par un drumming énergique. C’est à la fois électro et swing et à la fois funk et punk. Les sons ressemblent à des guitares hurlantes ou à des trompettes démoniaques sorties tout droit de la forge de Vulcain. Electro, rock garage, jazz post industriel, black death métal ? C’est le jazz de Guillaume Perret et c’est une grosse claque. Le bonheur se lit sur les visages, le public a répondu présent et a montré son intérêt pour le jazz, qui va du plus traditionnel au plus contemporain ou expérimental, en passant par la world, le classique ou le soul funk.

Le pari des organisateurs est réussi. Voilà qui donne envie d’aller plus loin encore dans le jazz et la musique créative et d’en faire profiter un maximum de monde. C’est pour cela aussi que le Tournai Jazz Festival existe et c’est pour cela que nous y serons certainement l’année prochaine encore.

 

Texte de Jacques Prouvost 

Vidéo et photos de J.C. Thibaut