
Tournai Jazz festival 2025
Treizième édition du Tournai Jazz Festival. Après avoir cherché la formule idéale, Geoffrey Bernard et son incroyable équipe de bénévoles (aussi dévoués qu’efficaces et aussi sympathiques que fêtards) ont planté deux scènes (le Magic Mirrors et une scène extérieure) à deux pas de la Maison de la Culture (qui, elle aussi, avait mis à disposition sa grande salle). Cinq jours, trente concerts (plus des extras et des master class), c’est beaucoup. Mais il faut bien ça pour satisfaire tous les goûts ou presque.
Jeudi 26
J’ai fait l’impasse sur la soirée Frit’Jazz du mercredi (avec Aâma – groupe à suivre !! – Antoine Flipo et Naft) qui a fait carton plein (et qui a subi une belle drache en fin de soirée).
Jeudi, dans le Magic Mirrors rempli à ras bord (les organisateurs avaient eu la bonne idée de passer à la taille supérieure cette année), NØ Steam met directement le feu avec son jazz funk bourré d’énergie. Igor Gehenot aux claviers et Fabrizio Graceffa à la guitare se sont vraiment trouvés. Les compos sont catchy, immédiates et efficaces. On y retrouve le son de Chicago dans la rutilance des cuivres (avec des beaux solos de David De Vrieze au trombone, entre autres), mais aussi le hip hop scratcheux et vintage de DJ Eb Kaito soutenu par une rythmique qui sait entretenir le groove. NØ Steam ne perd pas de temps, maintient toujours la tension et en profite pour inviter l’altiste français Maceo Le Fournis à souffler sur les braises. Explosif !
Dans la grande salle de la Maison de la Culture, tous les sièges sont occupés et le public attend fébrilement Ben l’Oncle Soul. L’homme qui s’est rendu célèbre avec « Soulman » (qu’il ne met pas longtemps à chanter ce soir) présente son dernier album (« Sad Generation ») entouré d’une solide équipe et de deux excellentes choristes (Beverly Bardo et Myriam Sow). Le show est parfaitement réglé et, business oblige, un énorme QR Code qui permet de remporter l’album en question reste longtemps affiché sur le background. L’entrée étonnante sur « Mutt » de Leon Thomas définit l’orientation musicale générale. De la soul, bien sûr, de la R&B et du hip hop. Les morceaux s’enchainent (« I’m Gøød », « I Gøt Høme » – tiens ! comme NØ Steam, Ben utilise le « o » phonétique dans ses titres). La voix est assurée et enveloppante, à la Marvin Gaye, et, même dans les thèmes plus lents, le groove y est. On reprendra encore, en soul et en chœur, un « Seven Army » rassembleur et festif. Mission accomplie.
On attendait beaucoup du « phénomène » Ferdi, le saxophoniste que l’on aime détester et que les médias grand public s’arrachent. Si le franco-belge possède une technique certaine et indéniable, le répertoire flirte trop souvent avec une variété facile et paresseuse. En sax héro, lorgnant du côté d’une Candy Dulfer des mauvais jours ou de Kenny G de tous les jours, Ferdi enfile les morceaux poppy jazzy (le mot est lâché) sans grand intérêt. La rythmique est pourtant de qualité et une grande partie du public accroche, pas moi.
Vendredi 27
Le projet RUBY du guitariste Lorenzo Di Maio continue d’évoluer et de prendre de l’épaisseur. Au fil des ans, la musique s’est musclée davantage, sans perdre pour autant en subtilité. En ouvrant avec « Tenacity », la température – en cette fin d’après-midi déjà très chaude – monte rapidement. Le drumming cinglant de Pierre Hurty et les nappes sourdes qui s’échappent des claviers de Cédric Raymond soutiennent les dialogues fiévreux entre le guitariste et l’imprévisible Wajdi Riahi au piano. « Everglow » calme un peu les esprits avant que le groupe ne reparte dans un jazz-rock aux tendances évidentes de psyché prog (« Woodstock 99 », mi-« Bitches Brew », mi-Hendrix, en est une des preuves). RUBY alterne la furie rock avec une certaine poésie « balladeuse » (comme dans le délicieux « Mystery Light »).
Premier grand choc de ce festival : le duo Youn Sun Nah et Bojan Z ! Bien sûr, on a déjà vu et entendu la vocaliste coréenne dans différents projets, souvent surprenants. On se souvient des premiers rendez-vous avec « Same Girl » ou « Lento », vers 2008 et des autres. On a failli s’habituer à ses performances – vite blasés comme nous sommes – avant de prendre en plein plexus le concert de ce soir. « Feeling Good », qu’elle accompagne au kalimba, et « I Feel Like a Motherless Child » nous mettent sur la voie, en toute délicatesse. Une fois bien installé, on décolle. Avec « Asturias », sur des accords plaqués de Bojan et en vocalisations percussives, Youn Sun Nah impressionne vraiment. Et ce n’est rien avec ce qui suit. « Libertango » explose de toute part. Les vocalises sopranistes se mélangent à des chants gutturaux et des scats insensés. Pas besoin d’effets de lumières ni de mises en scène sophistiquées, le show est dans le son ! Bojan Z utilise toutes les parties du piano, il tambourine sur le couvercle, percute la table d’harmonie, griffe les cordes et investit le clavier pour délivrer un « Lilac Wine » poignant et un « White Rabbit » inquiétant. Voix et piano ne font qu’un. Bojan Z colore chaque chant avec beaucoup d’à-propos, tantôt au fin pinceau, tantôt au couteau ou à la brosse. Et Youn Sun Nah passe par tous les registres avec une aisance et une intensité incroyables ! « My Funny Valentine », « Hot Knife » (de Fiona Apple) et un rappel obligatoire terminent de nous subjuguer. Sourire, simplicité, talent hors pair. Exceptionnel.
Après cela, la tâche du chanteur-songwriter Jasper Steverlinck (ex Arid) n’est pas simple. Mais dans le Magic Mirrors, accompagné de sa guitare et d’un claviériste, il emmène rapidement le public avec lui. Il passe en revue les titres de son dernier album (« The Healing ») mais aussi « Not How Dreams are Made » ou « Need Your Love » du précédent. Parfois en retenue et mélancolie, il balance cependant quelques titres plus charnus et rock, il invite le public à chanter avec lui et à danser sur des reprises de Queen (entre autres). Jasper a le sens de la scène et du contact avec le public et celui-ci, très nombreux, en est ressorti tout heureux.
Samedi 28
C’est la plus grosse journée du festival. Et cela commence dès 13h30 avec Echo Woods, le dernier groupe du guitariste italien Matteo di Leonardo. La configuration du sextette est assez originale puisque, aux côtés du leader, du contrebassiste Emanuel Van Mieghem et du batteur Umberto Odone, on trouve Toine Thys au tenor et soprano et clarinette basse, Marcello Giannandrea au basson et Shao Huan Hung au sheng (instrument chinois, mi-orgue, mi-hautbois, mi-harmonica). Autant dire que les couleurs de ce jazz hybride sont plutôt inattendues. « Joy », « Faith » ou « Walking On a Sunset » ne manquent pas de groove grâce à une qualité d’écriture intelligente et une interprétation pleine de complicité. Dans cette musique à la fois délicate et sophistiquée, chacun trouve l’espace pour improviser. De la très belle ouvrage.
Autre petit bijou de jazz belge, le trio du pianiste Johan Dupont – qui vient de sortir le très bel album « Lydia » -, avec Bo Waterschoot (g) et Stephan Pougin (perc), nous embarque entre « larme et sourire », comme dirait Toots. Premier morceau, premier voyage (« Home »). C’est comme un éveil. Les notes cristallines du piano sont rejointes par de douces percussions et une ligne de basse qui monte en excitation. Le phrasé de Johan Dupont est aussi souple que nerveux, aussi incisif que velouté. Bo Waterschoot fait courir ses doigts sur sa basse six cordes et Stephan Pougin dose admirablement les tempos, les rythmes et les respirations. La musique circule (malgré le soundcheck trop présent de la scène extérieure, toute proche) et nous fait naviguer entre divers sentiments. Une pointe de mélancolie par-ci (« La balançoire rouge » ou « La danse des anges »), de la joie par-là (« Tata De Piraat » aux accents de bossa) ou une exultation finale (« Tornado » en choro explosif). Ce jazz raconte les bouleversements humains avec un optimisme galvanisant.
Sous un soleil radieux, Aleph Quintet prend possession de la scène extérieure. Le oud de Akram Ben Romdhane est devant. À ses côtés, il y a Marvin Burlas au violon, juste derrière, Théo Zipper à la basse électrique et Diogo Alexandre aux drums. À l’autre bout, Wajdi Riahi est au piano. La fusion entre jazz et musique orientale (et étendue, même) répand un parfum à la fois miellé et épicé sur le site. Les gens s’agglutinent au pied du podium, prêts à danser. En live (et surtout en plein air), le quintette n’hésite pas à monter dans l’énergie. Un peu trop, peut-être ? La rythmique pulse avec puissance et, tour à tour, les solistes se déchaînent. Les interventions volcaniques de Marvin Burlas, conjuguées au jeu frénétique d’Akram Ben Romdhane dynamitent les compositions riches et sinueuses. La délicatesse et les nuances intimistes habituelles s’estompent un peu au profit d’un set énergique et festif. Wajdi ramènera cependant, en fin de prestation, une pointe de mélancolie en chantant (et en psalmodiant) « Hiwar – Aria ».
Direction la grande salle de la Maison de la Culture pour le second grand moment du festival. Brad Mehldau a renouvelé l’art du trio depuis la fin des années ’90 et a imposé son style unique. Bien sûr, il a ses marottes et ses exigences de star, mais un concert de Brad Mehldau reste une expérience pour qui aime le jazz. Assis très bas sur son tabouret, il lance les premiers accords de « Boomer ». Sur une tension rythmique imposée par Jorge Rossy aux drums et contrebalancée par Felix Moseholm à la contrebasse, Mehldau dépose des suites d’accords par vagues, ponctués de contrepoints discrets. Chez lui, même si cela devient un lieu commun, la main gauche est impressionnante de vélocité et de virtuosité. Elle libère le jeu d’une main droite non moins habile. C’est du Mehldau, rien que du Mehldau. « Soft Impression », « Big Blues » puis une valse s’ensuivent. La contrebasse fait le lien. Un lien qui se tend puis glisse et se relâche selon les respirations du pianiste. Baguettes et balais caressent peau et cymbales avec autant de douceur que de fermeté. La symbiose est parfaite. Chaque morceau se teinte d’un glacis chaque fois différent et délicat. On passe en bop, on laisse filer le thème, la contrebasse galope et rattrape le convoi, la batterie module la pulsation, le piano flotte, plane, pique. Une grande leçon de piano, de rythmes, de retenue et de tensions. Tout l’art du trio.
Au Magic Mirrors, dans un tout autre genre plutôt orienté soul, la Nigérienne Nneka est d’abord seule sur scène, accompagnée de sa guitare acoustique et revendique des chansons aux messages engagés et spirituels. On pense un peu Tracy Chapman ou Ayo. Elle impose le silence et force à l’écoute. Elle est rejointe alors par un claviériste (et chanteur) et un percussionniste. Le groove s’installe, le son est « mat », et on va flirter avec la R&B, le hip hop, le reggae ou le dub. Dans l’excitation, on termine même, et c’est un peu dommage, sur une « dance music » trop facilement « boum boum ».
Retour dans la fraîcheur de la grande salle de la MC pour assister au troisième coup de cœur de ce long et dense week-end ! L’ascenseur émotionnel fonctionne beaucoup sur ce festival, surtout quand on veut tout voir et tout entendre (même si c’est presque impossible, car le choix est vaste et le corps et l’esprit ont leurs limites).
Les Égarés sont la rencontre fortuite de deux duos aux styles différents, mais à la vision commune. Ballaké Sissoko (kora) et Vincent Segal (vlc) d’une part, Vincent Peirani (acc) et Émile Parisien (ss) d’autre part. Ni tout à fait jazz, ni traditionnel, ni folk, ni musique de chambre et pourtant c’est tout cela à la fois. Alignés les uns à côtés des autres, les musiciens prennent le temps de savourer l’instant, de faire connaissance avec le public et de l’inviter doucement dans une musique hybride et pleine de poésie. La kora scintille et le soprano flotte dans son sillage. « Ta Nyé » s’ouvre aux mondes et tous les points cardinaux se mélangent. L’atmosphère s’enivre de parfums boisés, épicés, sucrés ou acidulés. L’accordéon siffle et souffle, le violoncelle respire et accompagne le rythme. « Nomad’s Sky » et « Izao » mêlent la nostalgie et l’espoir. Émile Parisien se contorsionne sur sa chaise, Vincent Segal, sourire constant aux lèvres, jette un œil à droite, à gauche, fait glisser l’archet, prend des libertés. Vincent Peirani réinvente des sons, Ballaké Sissoke, comme un sage, tempère et guide. Alors, finalement, on danse, comme autour d’un feu, avec le joyeux et entrainant « Esperanza ». Magnifique moment d’intelligence et de partage !
Pour terminer cette grosse journée forte en émotions, retour au Magic Mirrors où l’ambiance est beaucoup plus électrique. Sandra Nkake, à la forte personnalité, enflamme rapidement le chapiteau aux sons de son dernier projet (toujours aussi engagé) : « Scars ». Entourée d’une belle bande aux intentions bien aiguisées (Mathilda Haynes (eb), Jérôme Pérez (eg), Mathieu Penot (dm) et Jî Drû (fl)), la chanteuse à la voix aussi puissante que légèrement éraillée partage ses doutes, ses douleurs et ses combats. Quelques belles et intelligentes reprises (« Video Game », « They Dance Alone »), « Sister », « Under My Skin », « My Heart » passent de la douceur à la révolte et permettent à Sandra Nnkake de démontrer qu’elle est aussi une sacrée show(wo)man. Plus que convaincant !
Dimanche 29
Le dimanche est souvent réservé à un jazz accessible, voire familial. Cependant, cette année, les organisateurs ont aussi parié sur quelques groupes plus « pointus ». A commencer par le MegaOctet d’Andy Emler, qui ne se produit plus si couramment en formation complète. Profitons-en ! Tous les musiciens de ce « No Rush! » – titre de l’album et du morceau qui ouvre le set – sont de sacrés virtuoses pour faire vivre cette musique complexe et dense. Aux côtés des habituels Guillaume Orti (as), Philippe Sellam (as), Laurent Dehors (ts), Laurent Blondiau (tp), François Verly (prc), Eric Echampard (dm) et Claude Tchamitchian (cb), il faut souligner l’épatante Fanny Meteier au tuba, qui jouait pour la première fois avec le groupe. Le MegaOctet n’a jamais eu peur d’aller explorer le jazz jusqu’à titiller les limites de la musique contemporaine. Ça tire, ça pousse, ça freine, ça accélère, telle la musique de Zappa (à laquelle le MegaOctet me fait parfois penser), le MegaOctet n’a pas de limite. Tout est impeccablement exécuté, avec bonne humeur et plaisir, par des musiciens qui ont tous droit à un rôle important. Il faut dire que Andy Emler sait les distribuer avec pertinence. Du jazz totalement singulier et personnel… et irrésistible.
La fatigue se fait ressentir. Il faudra que je réécoute plus attentivement Why Quartet du pianiste Julien Girard (omniprésent sur le festival avec d’autres formations telles que Aâma, Foolish Guys…). Sur la scène extérieure et sous un soleil de plomb, le quartette, qui met en avant Siméon Damourette au sax, offre un jazz post bop et un groove actuel, inspiré par des Joshua Redman et autres Brandford Marsalis peut-être (?). A revoir, donc.
Attention : F.E.S. (Flat Earth Society) vient bousculer, avec humour et énergie, le chapiteau de bois et de verre. Ce mini big band dirigé par Peter Vermeersch s’amuse à faire danser et bouger le public sur des rythmes complexes et décalés, toujours proches de la rupture. « bONEs », qui pose les bases, est fait d’éclats de blues et de vamps éclatés. Les solistes viennent tour à tour au-devant de la scène (voilà le seul rapport avec un big band traditionnel) et délivrent des solos tendus. Ainsi, Bart Maris frôle le free, Bruno Vansina (bs) racle son instrument pour y retrouver des restes de Dolphy, puis les trombones (Peter Delannoye et Marc Meeuwissen) entrecroisent les sons avec le tuba et la trompette. Puis, « The Previous One » permet au guitariste Maarten Flamand d’explorer le noisy et le brutal. Le début commence par la fin et on en voit de toutes les couleurs ! Alors, Wim Segers, au tambour et vibraphone, vient théâtralement ponctuer un concert délirant. Si la terre n’est pas plate, mais bien ronde, elle n’est certainement pas lisse.
Et pour clôturer cette treizième édition qui a tenu toutes ses promesses et à laquelle le public a répondu massivement, il fallait un show fédérateur. Les organisateurs ont misé sur Matt Bianco. Le groupe (car le chanteur ne s’appelle pas Matt mais bien Mark Reilly) fut longtemps en haut des charts dans les années ’80 avec son mélange de jazz-soul et pop-funk aux accents latino. Après un long passage à vide (ou, du moins, extrêmement discret), le groupe s’est repris en main. Le Magic Mirrors est plein à craquer et tout le monde veut revivre la fièvre d’une époque que les moins de cinquante ans n’ont pas connu. Et personne ne sera pas déçu. Matt Bianco reprend la plupart de ses tubes (ceux des deux premiers albums, surtout) et la connexion est immédiate. Soutenu par un band de premier ordre (qui accompagne régulièrement Jamie Cullum) dans lequel on retrouve Martin Shaw (tp), Graham Harvey (p), Geoff Gascoyne (cb) et Sebastiaan De Krom (dm), Mark Reilly, en mode latin lover, balance « Whose Side Are You On ? », « Get Out Of Your Lazy Bed », « Half a Minute », « More Than I Can Bear » et la reprise « Yeh Yeh » qui a fait oublier la version originale (ou presque) de Georgie Fame dans les années ’60. Alors, ça danse et ça chante et… ça jazz même (si, si), grâce aux interventions et impros des cuivres et du batteur. Soulignons encore que Reilly, qui n’est sans doute pas le meilleur chanteur du monde, est poussé (quand ce ne sont pas elles qui prennent avantageusement le lead) par deux choristes exceptionnelles : Florence Rawlings et Liz Troy. Le pari est réussi : Matt avait bien sa place ici.
Tout le monde a le sourire aux lèvres. Et la fatigue, ce sera pour demain. Alors oui, bien sûr, on attend déjà la prochaine édition avec curiosité et impatience.