Trygve Seim : la voie du Nord

Trygve Seim : la voie du Nord

Personnage au look intrigant, en vérité empathique et à l’écoute du monde humain et naturel qui l’entoure, Trygve Seim nous a fait l’honneur d’une rencontre que nous n’oublierons pas de sitôt. Retour au passage sur l’album « Our Time » enregistré avec l’accordéoniste Frode Haltli.

Trygve Seim © France Paquay

«Dans les années quatre-vingt, le jazz n’avait pas bonne image au sein des académies de musique en Norvège.»

Tu as 14 ans quand tu entends pour la première fois Jan Garbarek qui a inspiré ta carrière musicale. Qu’est-ce qui t’attirait dans son jeu ?
Trygve Seim : En fait, j’avais 13 ans et c’était en 1984. Je me souviens de cette année-là. Il y avait un festival de jazz, notamment avec Miles Davis. C’était la première fois qu’il jouait en Norvège. Il y avait aussi à l’affiche John Abercrombie. C’est surtout son sens de la mélodie ainsi que sa manière de jouer, d’une grande spiritualité et teintée d’émotions, qui m’ont le plus inspiré.

A partir de l’album « Eventyr » paru en 1980, Jan Garbarek a commencé plus sérieusement à mettre en avant la musique folklorique scandinave. Est-ce pour toi aussi ta première source d’inspiration ?
T.S. : Mon père avait acheté un saxophone en Inde, où il travaillait comme diplomate. Il a essayé d’en jouer. Il n’avait en réalité pas le temps de le pratiquer et il m’a demandé si je voulais le reprendre, mais j’ai décliné son offre. Ensuite, c’est mon beau-père m’a fait découvrir Garbarkek. Quand on y songe, cela ressemble un peu à un « cliché ». Au cours d’une promenade en voiture, nous traversions la magnifique région montagneuse de Trondheim en Norvège. J’ai été saisi par ses sonorités. Il avait une manière très mélodieuse et très belle de jouer sur ce disque.

Tu prends des cours de jazz au Conservatoire à partir de ta 19ème année… Avant cela, t’intéressais-tu à d’autres formes de musique ?
T.S. : J’ai commencé à jouer du saxophone à l’âge de 13 ans, principalement grâce à l’influence de Jan Garbarek. Ensuite, j’ai suivi des cours auprès d’un musicien saxophoniste de jazz qui vivait près de chez moi. Auparavant, j’avais écouté énormément de chansons et de musiques, mais je n’avais jamais joué d’un instrument moi-même. Enfant, j’écoutais de la pop. J’avais une attirance particulière pour des groupes comme Police ou les chansons de Bob Marley. Il faut se souvenir que, dans les années 80, le jazz n’avait pas bonne image au sein des académies de musique en Norvège, il était un peu considéré comme une forme musicale pour des classes sociales modestes. Les professeurs de l’académie me disaient de ne pas seulement « jouer » du jazz mais également de m’exercer. En fait, j’ai toujours joué du jazz et je ne me suis jamais produit avec des groupes de reggae, de pop ou de punk.

«Ca m’apporte énormément d’intervenir comme sideman au sein d’un groupe, c’est une forme d’enseignement.»

Tu es fort recherché comme sideman… On te voit un peu partout, aussi bien avec des musiciens scandinaves qu’ailleurs… (Manu Katché, Kenny Wheeler, …). J’ai personnellement eu la chance de te voir en Norvège aux côtés de Sinikka Langeland… Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que les musiciens aiment jouer avec toi pour l’empathie et le respect de l’autre que tu dégages…
T.S. : J’ai beaucoup collaboré avec la compositrice et pianiste suédoise Iro Haarla. Nous avons fait deux enregistrements chez ECM en quintet. C’est une grande compositrice. L’accompagner sur sa musique a été et est toujours une expérience formidable. Jouer à ses côtés me manque. Elle s’est un peu moins montrée ces quatre, cinq dernières années. C’est toujours un réel plaisir de l’accompagner avec son groupe. J’apprécie beaucoup leur musique et cela m’enrichit énormément. J’apprends et m’enrichis en tant que saxophoniste, mais également dans le domaine de la composition. Cela m’apporte énormément d’intervenir comme sideman au contact d’un groupe, c’est comme une école, on apprend, c’est une forme d’enseignement. On apprend comment les autres musiciens composent au sein d’un groupe. En Norvège, les adultes peuvent poursuivre leur instruction et entamer de nouveaux apprentissages au sein d’établissements scolaires, c’est le principe de la formation permanente. En fait, c’est un peu comparable quand on se produit comme sideman avec un groupe. J’apprécie aussi énormément d’accompagner Sinikka Langeland, de jouer sa musique. C’est également une compositrice talentueuse. J’adore ce qu’elle fait et la façon dont elle interprète ses complaintes et ses chansons est vraiment inspirante.

Trygve Seim © Hubert P. Klotzeck / ECM

Ta carrière solo chez ECM a pris son envol avec « Different Rivers », un album pratiquement joué en big band… Depuis, on te voit surtout dans des configurations beaucoup plus étroites… Y a-t-il une configuration dans laquelle tu te sens le mieux ?
T.S. : Composer pour de grandes configurations demande beaucoup d’investissement. Pour mon large ensemble, il a fallu tout créer, composer chaque note. C’est différent de la composition musicale au sein de plus petits groupes. Les promoteurs de concerts préfèrent cette formule restreinte qui est plus économique. Ensuite, j’ai connu les joies de la paternité et j’ai dû ralentir le rythme de mes activités au sein des grandes formations qui me prenaient beaucoup de temps, même si c’est la formule que je préfère au final !

Qu’en est-il de ta formule en duo, notamment avec le pianiste Andreas Utnem ?
T.S. : Jouer en duo est une expérience fantastique, comme celui avec Frode Halti. Il y a une large part d’improvisation. Quand nous sommes en concert, nous ne sommes jamais d’accord sur ce que nous allons jouer. On commence et on voit où cela nous conduit. Bien sûr, nous répétons beaucoup les morceaux qui seront joués, mais nous ne tombons jamais d’accord sur la manière dont le concert se déroulera. Cette formule se prête mieux pour des duos. Avec trois ou quatre musiciens, cela devient plus compliqué. Si tu prends Wayne Shorter avec son quartet au cours des dernières années, ils ne se mettaient jamais d’accord, ils allaient sur scène et basta !

Venons-en justement à ce nouvel album : « Our Time »… A quoi ce titre fait-il allusion ? Est-ce une façon de traduire tes craintes par rapport à l’époque que nous connaissons ? On y retrouve par exemple une berceuse ukrainienne… J’imagine que ce n’est pas innocent ?
T.S. : Le titre pour cet album vient d’une idée de Manfred Eicher. La chanson « Elegi », la dernière de l’album, est une berceuse ukrainienne merveilleuse que j’ai adoré jouer lors de mes concerts ces dernières années. Je l’ai interprétée dans pratiquement tous mes derniers concerts. Je signale toujours au public qu’il s’agit d’une mélodie ukrainienne. Le titre est aussi une évocation, une référence à l’actualité effrayante que nous traversons. En Norvège, et j’imagine que c’est également le cas aussi chez vous, nous sommes fortement préoccupés par les conflits russo-ukrainien et israélo-palestinien, de même que par la guerre civile au Soudan, la pire des crises selon moi. Pour mon dernier projet, j’ai composé des morceaux à propos de poèmes écrits par un auteur norvégien. Ses textes traitent précisément de cette frontière particulière que nous partageons avec la Russie. Avant l’invasion de l’Ukraine, les travailleurs transfrontaliers traversaient régulièrement la frontière entre la Norvège et la Russie, notamment pour les activités de pêche. Avec le conflit, tout s’est arrêté. C’est une impression très étrange.

«C’est assez comique : quand on y réfléchit, le saxophone a été élaboré pour réduire les coûts des nombreux joueurs de clarinette !»

Trygve Seim & Frode Haltli © Hubert P. Klotzeck / ECM

Considères-tu « Our Time » comme étant la suite logique de « Yeraz » paru il y a plus de quinze ans ?
T.S. : Oui, certainement, c’est la suite logique. Avec mes musiciens, nous avons commencé à jouer ensemble en 2000. Frode Halti, qui ne figurait pas initialement dans le groupe, a participé aux concerts. Nous sommes devenus amis et avons joué en duo, au début lors d’occasions plus privées comme des dîners festifs. Nous nous sommes également produits en concert. Notre amitié a résisté à l’épreuve du temps et il m’a choisi comme témoin à son mariage ! Nous avons continué à jouer ensemble. Cet album était un peu impulsif, en réalité. Nous étions à Munich, où nous nous étions produits, Halti et moi, et nous avons rencontré Manfred. Il nous a suggéré cet album. Les délais étaient très courts. Alors, nous sommes retournés en Norvège avec Halti pour y faire les répétitions des morceaux. Ensuite, nous sommes revenus à Munich où nous avons effectué l’enregistrement dans cette église avec Manfred. C’était une décision, un processus assez spontané. L’album « Yeraz » avait été enregistré au Rainbow Studio, à Oslo, tandis que « Our Time » a été enregistré dans cette très belle église, située à proximité du domicile de Manfred à Münich. Cette église a une acoustique toute particulière et elle offre des sonorités différentes. La relation à l’environnement, au cadre et au son est tout autre de celle que nous pouvons avoir avec un studio. Par exemple, nous ne jouions pas avec des casques et on devait s’écouter jouer l’un l’autre. Cela limite le travail qui peut être réalisé par la suite, contrairement au studio où l’on emploie continuellement un équipement comme les microphones et les casques. Il n’y a pas que la relation avec le son et son interprétation. Tout est différent dans un espace comme celui-là, un cadre avec de telles sonorités. En studio, on n’obtient pas tout de cet espace, même si on travaille avec un équipement élaboré, avec des casques, et qu’on peut varier les sonorités. Ce n’est pas comparable à un environnement comme cette église. Il faut non seulement y jouer mais également être en harmonie avec ce qu’elle offre, ses particularités.

De prime abord la conjonction saxophone / accordéon n’est pas celle à laquelle on penserait… Quel est son intérêt pour vous ? Qu’est-ce qui vous rassemble ?
T.S. : En fait, il y a une anecdote humoristique liée à l’histoire et l’origine du saxophone. Après son voyage à Paris, Adolphe Sax s’est lié d’amitié avec un général de l’armée française. Celui-ci se plaignait auprès d’Adolphe Sax du son trop faible émis par les nombreux joueurs de clarinette dans les ensembles militaires où l’on retrouvait des cuivres et des percussions. Il lui a alors demandé s’il était possible de transformer la clarinette pour qu’elle soit plus sonore et puissante. Et Adolphe Sax s’y est attelé. Cette demande est à l’origine du saxophone. C’est assez comique, quand on y réfléchit, l’instrument a été élaboré pour réduire les coûts des nombreux joueurs de clarinette… Il s’est produit le même phénomène, je pense, avec l’accordéon. A l’origine, cet instrument a été conçu et mis au point pour remplacer les orgues coûteux que les églises plus modestes ne pouvaient se permettre d’acquérir. Il y a une raison économique dans l’apparition de ces deux instruments.

Aurons-nous la chance un jour de vous voir en concert ?
T.S. : Il faut poser cette question au tour manager ! On n’a rien prévu à ce jour. L’album doit faire son chemin…

Trygve Seim & Frode Haltli
Our Time
ECM / Outhere

Chronique JazzMania

Yves Tassin & Eric Therer
Traduction libre : Alain Graff