Caine – Vankenhove, point of promises
Reims Jazz Festival 2015
Le chemin de “Point of views”
Mardi 06 octobre, 20h30, dans le cadre improbable du Caveau Mumm, Alain Vankenhove (trompette, bugle), Uri Caine (piano), Jeff Ballard (batterie) et Sébastien Boisseau (contrebasse) montent sur scène devant une salle archicomble, pour la première de “Point of views”.
Le contexte
En présentant une création dès le premier jour, la direction du Reims Jazz Festival prenait un risque, certes calculé, mais un risque tout de même. Le titre du dossier de presse, “Point of views”, projet du trompettiste français Alain Vankenhove, semblait vouloir résumer ainsi le dialogue transatlantique, au cœur du matériau écrit pour le quartet. Par contre, ce que le dossier de presse ne disait pas, c’est qu’il s’agit en réalité de la lecture de ce dialogue Europe-USA, par le seul Alain Vankenhove, fort de ses expériences artistiques de part et d’autre de l’Atlantique. Et, pourquoi pas ?
De plus, en coulisses, en assistant à la répétition du quartet, à quelques heures du concert, une fragilité certaine se révèle. La peinture n’est pas encore sèche, et les finitions doivent encore être apportées. Encore une fois, “So What” ? Tout a un début, l’important c’est la suite. La suite, ce fut aussi l’enregistrement en public de l’émission “Open Jazz” d’Alex Dutilh, par France Musique, et dont c’était le N°1500. Aux questions de Dutilh, les réponses d’Alain Vankenhove et de Uri Caine vont révéler l’autre noyau central du projet : le couple piano/trompette formé par Caine et Vankenhove. “Sans l’accord de Uri Caine, ce projet n’aurait sans doute pas pu voir le jour”, explique Vankenhove au micro du journaliste. Voilà donc posés les paramètres d’un projet qui vient de naître, et dont on annonce déjà un enregistrement en studio début 2016, ainsi qu’une tournée internationale pour la seconde moitié de la même année.
Les acteurs
Fraichement diplômé du Conservatoire National Supérieur de Musique (Paris), Alain Vankenhove participe à la tournée européenne du Lester Bowie Brass Fantasy : le son du “frenchie” avait donc fait mouche auprès d’une paire d’oreilles, et pas la moindre. Ensuite, il jouera dans l’Orchestre National de Jazz dirigé par Paolo Damiani, au début des années 2000. Côté scènes européennes, Vankenhove a aussi participé à l’aventure de Rêve d’Éléphant ou encore à celle du Gros Cube d’Alban Darche.
Uri Caine, originaire de Philadelphie, étudiera la musique à l’Université de Pennsylvanie, avant de rejoindre La Mecque du jazz : New York. Pianiste sans frontières, Caine va rapidement côtoyer des univers musicaux aussi variés que ceux de Freddie Hubbard, Gary Thomas, Lester Bowie, Max Roach, Don Byron ou encore Arto Lindsay… excusez du peu ! Au-delà du jazz, et grâce au travail de production artistique remarquable du label allemand Winter & Winter, Caine se lancera dans une série d’appropriations singulières des œuvres de Johan Sebastian Bach, de Gustav Mahler ou encore de Richard Wagner. Du jazz, du classique, du contemporain, mais aussi autant de relectures obstinées du patrimoine musical juif, dans l’esprit de la grande aventure de la Knitting Factory, à la fin des années 1990. Peu de pianistes peuvent explorer autant de champs musicaux avec autant de pertinence et de justesse. Voilà sans doute LA raison pour laquelle la participation de Uri Caine dans ce projet est décisive. Et, pour la petite histoire, une des premières rencontres entre le pianiste et le trompettiste remonte à l’édition 2008 des Folles Journées de Nantes, où Vankenhove participait aux “Variations Goldberg” de Caine, aux côtés de Jim Black (batterie), DJ Oliver, Chris Speed (saxophone) et Barbara Walker (chant).
Quant à la rythmique du binôme Vankenhove/Caine – ben oui, pas de jazz sans rythmique (?) – elle repose sur les épaules de Jeff Ballard, pour les USA, et de Sébastien Boisseau pour l’Europe. Batteur originaire de la West Coast, le premier terrain de jeux musical de Ballard sera la ville de San Francisco, notamment comme accompagnateur de Ray Charles, excusez du peu. Comme d’autres, Jeff Ballard va rejoindre la côte Est et donc New York, et devenir, notamment, le batteur du trio de Brad Mehldau. Ses précieux talents sont aussi régulièrement sollicités par Chick Corea, Mike Stern, Danilo Perez ou encore Joshua Redman, autant de leaders qui ne badinent pas avec le groove.
Le contrebassiste Sébastien Boisseau complète l’équipe, en second européen du quartet. Lui aussi est bien connu en Belgique pour sa participation à l’aventure de Rêve d’Eléphant, alors complice du guitariste Jean-Yves Evrard. Sur les scènes européennes, on a pu entendre Boisseau au sein des formations de Michel Portal, Louis Sclavis, Joachim Kühn, Martial Solal, autant de figures tutélaires du jazz européen. Mais Sébastien Boisseau est aussi entrepreneur. Il a fondé le label Yolk Records, avec lequel il tente de fédérer plusieurs projets musicaux portés par la jeune génération du jazz européen.
Le concert
Retour au concert, la première de ce “Point of Views”. Si Uri Caine et Jeff Ballard donnaient, ici et là, plus que l’impression de ne pas être totalement familiarisés avec les compositions originales d’Alain Vankenhove, le jeu assuré et solide de Sébastien Boisseau trahissaient quant à lui sa position d’initié. La proximité géographique avec le compositeur explique sans doute cela. Autrement dit, le concert donné en ouverture du Reims Jazz Festival, bien qu’inégal, est prometteur de “lendemains qui chantent”. Cette promesse doit beaucoup à deux titres : Barock, le troisième morceau du concert, et Above The Ocean, interprété en fin de programme. En effet, la musique guillerette de Barock incarnait fort bien le “vieux continent”, comme une mélodie sortie du XVIIIe siècle, interprétée avec esprit par des jazzmen d’aujourd’hui. Alors que le groove et le funk qui dominent Above the Ocean traduisent à la perfection l’atmosphère urbaine chahutée de Big Apple. Above the Ocean vous tourneboule comme une bande son d’un film de Spike Lee. Ces deux compositions sont les pôles majeurs de “Point of views”.
Entre les deux, beaucoup de moments forts – un duo piano/trompette d’une beauté extrême, des solos de Uri Caine, de Sébastien Boisseau et de Jeff Ballard qui confirment le niveau international du quartet -, mais aussi beaucoup d’hésitations et de rigidités par manque d’incorporation de la musique écrite par Vankenhove. Soulignons tout de même, en coda, cette belle composition interprétée en “encore” : une ballade dans le registre “chair de poule”, fort bienvenue après le déchaînement rythmique d’Above the Ocean, un joyau de lullaby (berceuse) qui aura sans aucun doute accompagné le public jusqu’au bout de la nuit. L’assemblage imaginé par Alain Vankenhove ne manquera pas de se révéler, avec le temps. Du temps pour les promesses de “Point of Views”, ni plus, ni moins.
Philippe Schoonbrood