Wadada Leo Smith, Bill Laswell & Milford Graves : Sacred Ceremonies
Pendant de son solo « Trumpet », également sorti chez Tum Records, « Sacred Ceremonies » est le second volet des célébrations du trompettiste Wadada Leo Smith. Un théâtre émouvant, à bien des égards. D’abord parce que cette grande figure de l’AACM y rend hommage à de nombreuses figures musicales, diverses, mais toujours marquées par l’émancipation et la lutte pour les droits civiques, à l’instar de cette magnifique évocation de la chanteuse Minnie Ripperton (« Minnie Ripperton, the Chicago Bronzeville Master Blaster »), en compagnie de la basse électrique évanescente de Bill Laswell, avec qui il enregistre depuis de nombreuses années. Une Minnie à la fois puissante et fragile, une Minnie pleine de regrets qui semble vocaliser sa propre oraison ; c’est la raison d’être de la trompette de Smith que d’avoir le timbre chaleureux de la voix. Il s’incarne ici parfaitement, en symbiose avec une basse très coloriste, qui défie le temps, en témoignent les différents effets chers à Laswell, sorte de continuation spectrale de la trompette sur « Prince the Blue Diamond Spirit ».
Le temps est au cœur de « Sacred Ceremony ». Celui qui passe, bien sûr, et s’accroche au souvenir, celui qui se travaille aussi, se modèle et se sculpte, avec le grand batteur Milford Graves que, étonnamment, Wadada Leo Smith rencontre pour la première fois. Le fait que Graves nous ait quittés dernièrement ajoute bien sûr un recueillement supplémentaire à l’écoute de cet enregistrement de 2016. Mais dans le premier des trois volets de ce coffret, la rencontre au sommet dépasse littéralement toutes les attentes. Il suffit de se plonger dans le long morceau « Baby Dodds in Congo Square » pour percevoir tout l’enjeu et toute la puissance symbolique de ce duo. Graves y sculpte le rythme, lui fait raconter une histoire que Smith se charge de mettre en couleur, d’ombrer quand il le faut. C’est une sorte de continuum auquel nous assistons. Pas une simple plongée dans des racines, l’hommage à Dodds est bien plus profond que ça. C’est une mise en abyme, et une projection ou le passé et le futur peuvent échanger librement. On a le même sentiment à l’écoute de « The Poet : Play Ebony, Play Ivory », dédié au poète africain-américain Henry Dumas, où Graves souligne sur le métal, comme un écho lancinant, la lente mélancolie de Wadada Leo Smith, dont le jeu tout en clarté émeut profondément. Cet échange, tardif, entre deux légendes est de ceux qui se devaient d’être immortalisés.
Ceci n’est pas un registre des anciens, pas plus qu’un recueil d’épitaphes. C’est même davantage qu’une œuvre testamentaire, puisque la musique qui se joue est bien vivante, pleine d’espoir et d’une grande énergie. Dans la troisième partie, alors que Laswell rejoint batteur et trompettiste pour une union des forces, on découvre dans « Social Justice, a Fire For Reimagining the World » le combustible d’un feu qui couve, nourri par une alliance chaleureuse entre la basse et les percussions, et clamé par une trompette soudain plus grave, plus rêche, mais qui ne se laisse pas gagner par l’urgence et se joue toujours du temps avec une grande malice. Wadada Leo Smith fête ses 80 ans, et toute sa musique est un témoignage de la jeunesse. Ce coffret en est l’éclatant exemple.
Une collaboration Citizen Jazz / JazzMania
Wadada Leo Smith en interview sur le site de JazzMania ce mercredi 14 juillet.