Yannick Peeters : la contrebasse des contrastes (3/6)
Femme, Femme, Femme… Fais-nous voir le ciel… C’est bien volontiers que JazzMania se soumet cette année à une couverture commune de « la journée de la femme », une action dispersée sur la toile entre quelques magazines de jazz européens. Mieux, nous leur consacrerons entièrement la semaine #10, celle du 8 mars… A chaque jour son interview (six musiciennes en tout seront présentées), il y aura des chroniques, des portfolios, … Aujourd’hui, place à nos amis de Jazz’halo, par-delà notre frontière linguistique, à la découverte d’une contrebassiste qui aime les contrastes. Merci particulier à Diane Cammaert, qui a assuré la traduction du texte en français.
La Journée internationale de la femme (8 mars) est placée sous le signe du militantisme et du sens de la solidarité entre les femmes dans le monde. C’est pourquoi nous aimerions mettre en lumière une musicienne de notre pays : Yannick Peeters (née en 1981). Enfant, elle débute par le piano classique, mais mordue par le virus du jazz à l’âge de seize ans, elle se reconvertit à la contrebasse. Après avoir étudié au Conservatoire royal d’Anvers (avec Piet Verbist et Gulli Gudmundsson), elle a suivi les cours d’Anders Jormin au Musikhogskolan de Göteborg, en Suède. Aujourd’hui elle est une contrebassiste fort recherchée et appréciée, avec un intérêt musical très large et des projets trans-genres. Notre pays compte une poignée de praticiens de ce que l’on appelle la « double bass » en anglais, tous orientés vers le jazz : Anneleen Boehme (1989), Kris Auman (1987), Lara Rosseel (1985), Trui Amerlinck (1993)… ainsi que Yannick Peeters. En tant que mère de trois jeunes enfants (des jumeaux âgés de 6 ans et un aîné de 8 ans), elle s’efforce à trouver un bon équilibre entre son rôle au sein de la famille, l’épanouissement musical, les règles de confinement et un emploi du temps chargé. Tout ceci en collaboration avec son mari Kristof Roseeuw, contrebassiste lui-aussi et programmateur de jazz à « De Bijloke ».
La vie est-elle difficile avec votre famille en période de COVID ?
Yannick Peeters : Je crois que nous avons de la chance, car nos enfants sont dans une bonne tranche d’âge. Le COVID ne leur pose pas trop de problèmes et ils peuvent encore fréquenter l’école pour le moment. Je consacre cette année principalement à l’enseignement. Kristof reste responsable de la programmation du Bijloke et travaille sur toutes sortes de projets. Nous sommes donc fort occupés, même si nos objectifs et notre rythme sont différents. Tous les musiciens que j’entends trouvent l’annulation des concerts très démoralisante. Notre motivation pour s’occuper, pour vivre de projet en projet, de concert en concert, a soudain disparu.
«Mes héros du jazz étaient Coltrane et Miles Davis. Pour mon walkman, j’avais une cassette avec Coltrane d’un côté et Miles Davis de l’autre.»
Avez-vous également opté pour le streaming ?
Y.P. : J’en ai fait quelques-uns, il y en a un autre qui est programmé. C’est bien que cela existe, mais cela n’a rien à voir avec un spectacle en direct, en présence d’un public.
La contrebasse est un instrument exigeant, qu’est-ce qui vous a incité à le choisir ?
Y.P. : J’ai longtemps hésité entre le violoncelle et la contrebasse. J’avais 15 ans lorsque, en assistant à une représentation du groupe Moondog Jr (qui prendra plus tard le nom de Zita Swoon – NDLR), avec Tomas De Smet à la contrebasse, j’ai opté pour cet instrument-là. Puis sont venus les cours de jazz de la Fondation Halewijn à Dworp. J’étais alors complètement immergée et prise par le virus du jazz. Mes héros du jazz étaient Coltrane et Miles Davis. J’avais une cassette avec Coltrane d’un côté et Miles Davis de l’autre. Je suis allée au Jazz Middelheim, à l’époque de Miel Vanattenhoven, à vélo avec mon walkman. J’ai un goût musical très large. Selon mon humeur j’écoute de la musique tantôt très mélancolique, tantôt plus joyeuse. Je m’intéresse à des musiques très différentes, mon intérêt survole tous les genres.
Yannick Peeters, 16 ans © Jos L Knaepen
«J’utilise toujours ma contrebasse d’étude du Conservatoire. Je n’arrive pas à m’en débarrasser. Nous avons une relation amour-haine.»
Votre contrebasse est-elle un instrument spécial, l’avez-vous bricolée vous-même, avez-vous travaillé dessus pour vous l’approprier ?
Y.P. : Oui, en effet. J’utilise toujours ma contrebasse d’étude du Conservatoire : je n’arrive pas à me débarrasser. Nous avons une relation amour-haine, parfois j’en ai marre et je veux en acheter une nouvelle. A d’autres moments il est hors de question de l’abandonner. Cela fait 20 ans que nous nous connaissons maintenant. J’ai longtemps cherché les bonnes cordes et je les ai enfin trouvées. Je ne crois pas que je pourrais m’en séparer désormais. C’est une basse qui a son propre caractère. Sa sonorité actuelle, ainsi que la façon dont je l’utilise, sont ce que j’ai toujours voulu. Je crois aussi que le son que vous produisez est votre manière de jouer, votre façon de faire face à l’instrument. Je ne crois pas qu’un instrument plus récent aurait un meilleur son…
«Je dois admettre que j’ai connu une période de démotivation à cause du COVID. Depuis quelques semaines, j’ai repris l’entraînement quotidien pour me remettre à niveau… »
Avez-vous plus de temps pour vous exercer et perfectionner vos compétences ?
Y.P. : La contrebasse demande beaucoup de pratique, et maintenant que j’enseigne davantage, j’ai moins de temps pour en jouer. Je dois admettre que j’ai connu une période de démotivation en raison du COVID qui a entraîné l’annulation de mes représentations. C’était particulièrement vrai lors de la « deuxième vague », en septembre. Heureusement, j’ai dépassé ce stade et depuis quelques semaines, j’ai repris l’entraînement quotidien pour me remettre à niveau. C’est comme pour un sport de haut niveau : si vous ne vous maintenez pas, vous coulez.
Votre mari Kristof est contrebassiste lui-aussi, travaillez-vous ensemble ?
Y.P. : Oui, assez souvent. Nous sommes tous les deux des contrebassistes professionnels, mais avec une approche différente. J’aime ça, parce que cela crée un échange. Kristof me fait découvrir des choses à partir de son expérience et me suggère des choses à expérimenter. Il vient à son tour me poser des questions quand c’est plus orienté vers le jazz. Au début du confinement, nous jouions beaucoup ensemble pendant que les enfants dormaient. Nous avons un projet en cours : « Drawing Basses », nous deux avec Peter Jacquemyn. Une première était prévue le 13 mars 2020, le jour même du début du confinement. Nous avions déjà réalisé un projet avec cinq contrebassistes : « basssss ». Et il y avait aussi Fundament, un ensemble réunissant douze instruments qui ont une sonorité « basse ».
Basssss © Geert Vandepoele
Dans quelle mesure Kristof et vous-même êtes-vous différents dans votre approche de la contrebasse ?
Y.P. : Je pense que nous avons des goûts très similaires. Mais chacun a développé sa propre vision à partir de la musique qu’il écoutait auparavant. Kristof a un penchant plus classique. Cela m’intéresse aussi car j’aime écouter la musique classique. Quand j’étais jeune, j’écoutais du rock et du jazz traditionnel. C’est plutôt ma direction. Mais dans notre parcours il y a un dénominateur commun et en tant que bassistes nous sommes d’accord sur ce qui nous plaît. Pour le dire très clairement, le lyrisme est plus dans le créneau de Kristof, tandis que les fondements et la base de la contrebasse sont plus mon truc. Mon favori est Thomas Morgan. Mais nous aimons aussi tous les deux Michael Formanek et Charlie Haden, Ray Brown, Mark Dresser…
Vous êtes-vous déjà aventurée dans la basse électrique ?
Y.P. : A la maison, uniquement. Pendant le confinement, j’ai commencé à en jouer plus. Ce que je faisais déjà depuis un certain temps, mais jamais devant un public. C’est une façon différente de jouer… Jouer de la basse électrique à un niveau professionnel me fait un peu peur.
«J’aime penser en termes de contrastes : beau, laid, fort, calme, brut, pur, groovy… Je décrirais ma musique comme étant pure et brute.»
Comment vous présentez-vous en tant que contrebassiste, ressentez-vous le besoin d’improviser… d’être au premier plan avec l’instrument ?
Y.P. : J’ai pu faire trois essais avec mon nouveau projet, GingerBlackGinger, en août 2020. J’adore la scène. Et j’aime autant l’improvisation en solo qu’en arrière-plan. J’ai envie de les combiner et je ne veux pas me contenter d’être au premier plan.
Comment décririez-vous votre musique dans ce projet ?
Y.P. : J’aime penser en termes de contrastes : beau, laid, fort, calme, brut, pur, groovy… Je veux que tout cela se retrouve dans une chanson. Je décrirais ma musique comme étant pure et brute. Ça reprend tous ces contrastes. J’ai vraiment essayé d’écrire en pensant aux musiciens et en donnant à chacun d’eux une place. Ce projet est né comme un rêve, une réponse à la question : « Avec quelle combinaison de musiciens voudrais-je travailler ? Quelle est mon équipe de rêve absolue ? » Pour moi, la réponse a été Claron McFadden, Frederik Leroux, Frans Van Isacker, Jim Black. La combinaison de ces musiciens fantastiques me rend curieuse et m’inspire pour penser en toute liberté aux chemins que la musique peut emprunter. Je les admire tous, ils font partie d’une équipe de rêve depuis longtemps, des musiciens avec une vision et un entêtement que je ne peux que respecter. Avec la soprano Claron McFadden, j’ai une relation étroite à travers le projet Nachtschade:Aubergine. Elle est une personnalité expressive dans le domaine de la musique classique et du jazz. Le batteur Jim Black a toujours été mon héros. Je l’avais déjà découvert au Jazz Middelheim en 1997, quand il jouait avec le Tiny Bell Trio. Le saxophoniste alto Frans Van Isacker et le guitariste Frederik Leroux, qui aiment l’aventure et l’improvisation, s’intègrent parfaitement dans cette équipe.
Fundament © Geert Vandepoele
«Je sens que j’évolue vers plus de spiritualité, dans la façon de faire et de vivre la musique. Je me déleste de l’inutile…»
Ce sont des esprits agités qui ne cessent de chercher de nouveaux sons, de nouveaux contextes et des personnes qui partagent les mêmes idées. C’est pourquoi ils sont pour moi les compagnons de voyage idéaux dans ce projet. En termes de contenu, je sens que j’évolue vers plus de spiritualité, dans la façon de faire et de vivre la musique. Je me déleste de l’inutile. Pas de spectacle, pas de geste superflu, mais l’honnêteté, la pureté, la beauté sous toutes les formes possibles… Du rock brut et de l’avant-garde pure à la simplicité lyrique, ou du rock lyrique et de l’avant-garde simple à la crudité pure. Je veux voir comment nous pouvons travailler avec ces contrastes.
Cette approche de votre musique a-t-elle une touche féminine ?
Y.P. : Je ne sais pas ce que vous voulez dire par là, mais en termes de clichés, je ne me considère pas comme la plus féminine des femmes. Je constate que le fait d’avoir des enfants aide à relativiser. Tout ce qui tourne autour de vous et de votre développement personnel s’effondre quelque peu et une sorte de résignation surgit. C’est ce que je peux faire, ce avec quoi je suis à l’aise, ce que je suis maintenant. Pour moi, être mère donne beaucoup de sens à ma vie.
«Si je pouvais ressusciter quelqu’un, j’aimerais bien improviser avec John Coltrane. »
Voyez-vous une évolution dans votre approche de la contrebasse ?
Y.P. : Oui, je n’ai peut-être plus autant de temps pour travailler aujourd’hui, mais nous explorons l’instrument avec Kristof. Quand j’écoute de la musique maintenant, j’ai l’impression de l’absorber beaucoup plus rapidement, d’être plus mature pour la comprendre. Je décode mieux ce que fait le musicien, je suis plus rapide pour convertir sa musique avec mon jeu.
Yannick Peeters © Geert Vandepoele
Yannick Peeters © Geert Vandepoele
Si vous décidiez d’inviter un autre musicien, qui serait-ce ?
Y.P. : Comme je l’ai dit, j’ai mis sur pied mon équipe de rêve, mais si je devais ressusciter quelqu’un, j’aimerais bien improviser avec John Coltrane. Craig Taborn est pour moi l’un des musiciens les plus complets que je connaisse, mais je ne sais pas si j’oserais jouer avec lui. Il ajoute beaucoup de détails dans son jeu, c’est très subtil. Je jouais moi-même du piano, mais je ne l’ai pas poursuivi. J’ai senti que ce n’était pas mon instrument. En soi, je ne me soucie pas beaucoup de l’instrument, mais plutôt du musicien.
«Je suis déjà très heureuse d’être encore active sur la scène musicale à presque 40 ans. Ce n’est pas évident de persévérer…»
Vous avez 40 ans en avril, comment voyez-vous votre avenir de musicienne et quel rêve voulez-vous encore réaliser ?
Y.P. : Pour le moment, le COVID joue évidemment le trouble-fête, mais pour l’année prochaine, il y a beaucoup de grands projets que je désire mettre sur pieds. Nous verrons bien comment nous passerons cette année surréaliste. Je suis déjà très heureuse d’être encore active sur la scène musicale à presque quarante ans. Ce n’est pas évident de persévérer. Heureusement, j’ai un filet de sécurité : j’enseigne et je m’épanouis avec cela. J’espère qu’en 2022, je travaillerai sur mon propre projet GingerBlackGinger et « Drawing Basses » avec Kristof et Peter Jacquemyn. Je suis également impliquée dans le groupe Harvest du guitariste Guillaume Vierset, avec lequel nous planifions une tournée cette année.
Le texte original est en néerlandais, traduction française assurée par Diane Cammaert (JazzMania).
Propos recueillis par Bernard Lefèvre (Jazz’halo, février 2021)