Zicocratie, musique, création et société
Zicocratie: musique, création et société.
Documentaire de Richard Bois sur le Andy Emler Megaoctet et quelques autres réalisations à portée sociale et politique.
Richard Bois est à la fois plasticien (sculptures et installations vidéo), compositeur de musiques de films mais, avant tout, réalisateur de documentaires. Après avoir réalisé “Au milieu de l’orchestre” pour France 2, un documentaire au travers duquel il analysait le travail de chef d’orchestre classique de Jean-Claude Casadesus, il présente le dévédé “Zicocratie: musique, création et société: diriger un groupe mais dans quel sens ? ” Ici, il a suivi, pendant un an, le Megaoctet d’Andy Emler, au travers des nombreuses répétitions qui ont précédé l’enregistrement de l’album “E total” (un album de 2012 chroniqué, à l’époque, sur le site jazzaroundmag) et le concert de présentation au Triton, la salle parisienne où le pianiste français avait déjà présenté le projet “Crouch, Touch, Engage” (cédé et dévédé de 2009). En premier lieu, le documentaire permet de retrouver les membres du Megaoctet qu’on avait pu découvrir en Belgique, d’abord au Gaume Jazz Festival (avec un line up légèrement différent) puis au Jazz Brugge de 2012 : autour du leader et compositeur au piano, notre compatriote Laurent Blondiau (trompette), les saxophonistes et clarinettistes Laurent Dehors, Thomas de Pourquery et Philippe Sellam, le tubiste François Thuillier, le contrebassiste Claude Tchamitchian, le batteur Éric Echampard, le percussionniste et vibraphoniste François Verly, une vraie équipe de musiciens passionnés et totalement impliqués. Si on peut retrouver ceux-ci dans une série de parties orchestrales et de solos (entre autres, celui de Laurent sur Start Peace, une succession de feulements avec d’improbables sourdines, ici un minuscule arrosoir), on n’entendra aucune composition dans son entièreté : ce qui intéresse Richard Bois, ce n’est pas le résultat final, mais le processus de création d’une telle œuvre collective, la manière dont Andy Emler guide et consulte, plutôt qu’il ne dirige, ses huit musiciens.
Comme dans d’autres de ses réalisations, c’est l’exercice du pouvoir qui intéresse Richard Bois, dans une optique sociale et réellement démocratique. Pour cela, le réalisateur a invité sept témoins (une directrice de chantier, un coach sportif, un chef des armées, la codirectrice d’un mensuel… soit des personnes liées davantage au pouvoir qu’à la musique en elle-même) à assister à une série de répétitions plusieurs mois avant le premier concert et cela jusqu’au jour-même de l’enregistrement de l’album. Les commentaires de ces témoins extérieurs sont significatifs du processus de création mis en place par Andy Emler : “Vous êtes un guide, plus qu’un chef, un coordinateur qui ne passe jamais par l’autorité… L’orchestre ne fonctionne pas de manière pyramidale. Tout le monde doit intervenir. ”
L’un comme l’autre soulignent l’importance des discussions, des échanges qui précèdent la prise de décision, la liberté dans les échanges humains, l’ouverture d’esprit d’Andy Emler, sa non-directivité : “un modèle de management”. Les réactions des musiciens sont elles aussi révélatrices. Laurent Dehors souligne le fait que chacun des membres de l’orchestre est lui-même leader d’une formation et, par conséquent, conscient de la difficulté de diriger et respectueux du travail d’équipe : “Andy travaille dans la souplesse”. Et Thomas de Pourquery prolonge le propos : “On s’est tous approprié le groupe”. De son côté, Andy enchaîne, insistant qu’au sein du Megaoctet, il n’y a pas de rapport de forces : “la liberté prise dans l’improvisation fait qu’elle existe aussi dans les rapports humains et engendre une vraie envie de jouer ensemble.”
Richard Bois montre ainsi “comment un choix artistique est aussi un choix de société”… et un choix politique. A la vision du documentaire, on ne peut s’empêcher de faire une comparaison avec le film “Whiplash” de Damien Chazelle dont les ressorts reposent sur une tout autre vision de la société et du “coaching” : Andrew, jeune homme de 19 ans, rêve de devenir le “meilleur” batteur de sa génération. Au Conservatoire de Manhattan, il aura comme professeur Terence Fletcher, leader d’un big-band qui est convaincu que la direction musicale ne peut reposer que sur l’autorité et, pour cela, passer par l’humiliation : une vision néo-libérale de la société qui repose avant tout sur un esprit de compétitivité. Il faut être le “meilleur”, surpasser les autres plutôt que de défendre un projet collectif : une autre vision des rapports humains et de la politique. Revenons à Zicocratie dont le message me paraît bien plus valorisant. Le documentaire montre comment l’orchestre monte en puissance au fil des discussions et des répétitions pour se terminer en force par la partie vocale de Thomas de Pourquery sur le thème Shit Happens. On est impatient de découvrir le nouveau projet de ce Megaoctet, “Obsession 3” qui sera présenté à Gand en mai et dont l’album sortira en novembre.
D’autres réalisations de Richard Bois montrent la même préoccupation sociale et politique. “Le nid des Phoenix”, documentaire coproduit par France 3 et TVR Rennes, s’intéresse au Centre Mutualiste de Kerpape, dans le Morbihan : un diptyque qui présente les 50 premières années du Centre servant alors de sanatorium (1914-64), puis les cinquante années suivantes lorsque l’institution s’est muée en Centre de rééducation et de réadaptation fonctionnelle. Une autre manière d’envisager un rapport social : celui qui lie le patient à son soignant. En tant que compositeur de musiques de films, c’est l’Histoire et ses rapports de force qui ont intéressé Richard Bois. Après avoir composé la musique de “L’ennemi intime”, film de Patrick Rotman consacré à la guerre d’Algérie, il s’est attelé à la musique du film “Les survivants” consacré, par le même réalisateur, aux différents camps de concentration de la deuxième guerre mondiale. S’inspirant des orchestres qui, tant bien que mal, se sont constitués à l’intérieur des camps, il a rassemblé une équipe d’une quinzaine de musiciens parmi lesquels une série de jazzmen français : des cordes, une flûte, un cor, un vibraphone, un piano (Laurent Coq), une guitare acoustique (David Chevalier), un accordéonniste (Didier Ithursarry), un percussionniste (Éric Echampard, archet sur cymbales) et une vocaliste (Jeanne Added sur “Let Them Now”). Les seize plages de l’album “Les survivants, musiques et paroles” font alterner témoignages de survivants, narration faite par la comédienne Florence Pernel et extraits musicaux dont l’inspiration est, à chaque fois, commentée dans le livret.
Toutes ces réalisations sont disponibles auprès de la maison de production Ruwenzori (du nom de cette montagne séparant le Congo de l’Ouganda) fondée en 1994 par Richard Bois (ruwenzori.fr et www.richardbois.com).
Claude Loxhay